Les Portugais de Guimarães et de Covilhã dans
l'arrondissement de Lille
ou deux vagues d'arrivées bien distinctes que l'on peut opposer du
fait d'insertions dans la société française très
contrastées
Miguel Da Motta
Mise en ligne octobre 2002
Pour les quelques Portugais de Guimarães et de Covilhã figurant parmi les pionniers, l'intégration fut rapide et l'appartenance locale d'origine peu déterminante.
Le contexte de l'arrivée des pionniers : fin de la Grande Guerre et reconstruction économique
Georges Mauco[2] avait entrepris la rude tâche d'évaluer les pertes humaines pour le marché du travail français dues aux effroyables boucheries de la 1 ère Guerre Mondiale. D'après ses calculs, le total des morts et invalides équivalait une perte de 1,8 millions de ce qu'il appelait "hommes/travail". Quant au départ de la plupart des Allemands d'Alsace-Lorraine ajouté à l'effet de la loi des 8h de travail par jour, sans doute surévalué par Mauco car elle était mal appliquée, il amenait le déficit total de main d'oeuvre à 2,5 millions d'hommes/travail. Les survivants du contingent portugais mobilisé aux côtés de la triple alliance sur le tard et qui n'avaient pas péri aux cours de batailles auxquelles il était mal préparé, comme celle de la Lys, à 25 km de Lille, furent bien souvent tentés par l'opportunité de rester sur place pour pallier les effets de la saignée démographique. Par ailleurs, la démobilisation portugaise fut chaotique. Les deux vimaranenses dont j'ai pu jusqu'à présent retrouver le livret militaire n'ont débarqué à Lisbonne qu'en juillet 1919. L’étude des années de naissance des Portugais identifiés grâce aux registres de naissance et de mariage dans l'arrondissement de Lille met en évidence la sur représentation très sensible de 1895 et 1896. Il s'agit là fort probablement de soldats des classes 95 et 96, celles qui ont été les plus mobilisées.
Années de naissance des Portugais enregistrés
dans l'arrondissement de Lille entre 1919 et 1928
(actes de mariages et de naissances)
La reconstruction économique, quant a elle, a drainé vers la France des contingents loin d'être négligeables comme l'indiquent ces statistiques établies par le B.I.T et citées par Mauco bien qu'elles soient fort peu fiables :
Nombre d'entrées de Portugais en France (L'émigration
sous ses différentes formes, BIT, C.E.I., Gênes, 1925) |
|||
1921 |
1922 |
1923 |
1924 |
6741 |
1041 |
8749 |
12 043 |
La méthode de travail utilisée pour appréhender l'intégration
des pionniers a consisté essentiellement à exploiter les informations
des registres d'Etat-Civil -naissance, mariages, décès- dans
sept communes de l'arrondissement de Lille pour ensuite les croiser. 188
Portugais enregistrés par l'Etat-Civil avant 1962 ont ainsi pu être
identifiés.
Bien-sûr, cette source biaise les résultats car elle conduit
à une inévitable sur représentation des immigrés
les plus stables tout en rendant invisibles ou difficilement analysables
les «mouvements browniens» des autres.
• Le cas des Vimaranenses et des Covilhanenses
Parmi ces Portugais pionniers dans l'arrondissement de Lille, les Vimaranenses[3]
et les Covilhanenses[4] étaient
sous-représentés en comparaison avec leur arrivée en
grand nombre au cours de la vague des trente glorieuses. Ils ne sont que
7 sur 79 immigrés portugais enregistrés entre 1919 et 1939[5]
Il semblerait que l'origine des pionniers était plus en rapport avec
le recrutement militaire qu'avec les spécialisations de la main d'œuvre
au niveau local. Nous verrons que les originaires des deux zones que nous
avons isolées au Portugal ont suivi pour la plupart des réseaux
en relation avec l'industrie textile, mais seulement dans les années
soixante et soixante-dix comme en témoigne ce graphique[6]
qui représente les années d'enregistrement de ces immigrés
portugais dans l'arrondissement.
Naturellement, les dates d'apparition dans un acte d'Etat-Civil ne peuvent donner qu'une idée fort imprécise sur la date d'arrivée en France. Par contre, pour certaines périodes et à condition de travailler sur de grands échantillons, on pourrait se risquer à proposer un délai moyen entre l'entrée en France d'une Portugaise en âge d'être mère et la naissance de son premier enfant en France.
Les origines des pionniers étaient assez dispersées à travers tout le territoire portugais, surtout dans la moitié nord. Il est assez remarquable qu'elles se localisent le plus souvent autour de villes. Les immigrants proviennent même dans une proportion significative des grandes et moyennes villes comme Lisbonne, Porto ou Leiria. Il s'agissait donc d'immigrés ayant été en contact avec l'univers urbain plus susceptibles de s'adapter que les paysans des régions les plus frustres. M Rosa, appartenant à une famille de patrons textiles de Covilhã, fut envoyé à Roubaix parachever sa formation entre 1960 et 1964, ce qui le mit au contact avec des paysans portugais tels qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'en rencontrer auparavant au Portugal. La détresse de certains fut pour lui un choc dont il a bien voulu témoigner[7] :
Un gars du Tras os Montes désespéré (...). Il n'avait jamais rien vu d'autre que son église. Il n'avait jamais, bien qu'il avait 40 ans, quelque chose comme ça, (...) quitté sa terre. Il n'avait jamais entendu les cloches d'une église jusqu'à son arrivée en France (...). L'homme pleurait et était dans un tel état d'effondrement complet qu'il n'arrêtait plus de pleurer. Il ne faisait que pleurer. Il ne réussissait pas à s'adapter (...). On a dû aller à la gare lui acheter son billet retour... il avait pourtant tout l'argent nécessaire.
Si l'on peut opposer les deux vagues d'immigration de façon aussi tranchée, c'est que les origines ne sont pas seules à entrer en ligne de compte. Quatre facteurs furent décisifs.
Des hommes jeunes et célibataires :
Le premier, et de très loin, est que parmi les 188 personnes nées au Portugal identifiées grâce à l'Etat-Civil avant 1962, seules 13 sont des femmes. Les pionniers étaient dans leur écrasante majorité des hommes jeunes et célibataires qui se sont mariés à des françaises ou des femmes issues d'autres pays, de la Belgique surtout. L'analyse des 85 mariages célébrés avant 1962 impliquant au moins une personne née au Portugal révèle qu'un seul d'entre eux n'était pas mixte et que deux concernaient une épouse portugaise. S'il y avait eu de nombreux rapprochements d'épouses, ils auraient été révélés par les inévitables naissances d'enfants de mères portugaises, ce qui n'est pas le cas. Cette mixité des couples a été fortement intégratrice alors que le regroupement familial fut la règle au cours des années 1970.
Bien-sûr, les naissances hors mariage et non reconnues par les pères furent légion en raison de l'instabilité géographique, qui n'est que supposée car bien difficile à cerner, et du probable « choc des cultures ». Pourtant, parmi les 34 enfants naturels non-reconnus par le père portugais à la naissance nés entre 1919 et 1942, tous finirent par l'être. Ces enfants ne reçurent semble t-il pas une éducation chargée des normes et des références portugaises que leurs pères auraient pu leur inculquer. L'analyse onomastique s'avère un outil précieux pour juger la façon dont les parents projetaient leur progéniture dans l'avenir, d'autant plus qu'elle se prête bien à un traitement statistique pour peu que le codage des prénoms soit cohérent[8]. Le choix du prénom est un révélateur des transactions ou sein d'un couple mixte entre les volontés du père et de la mère de transmettre chacun sa propre culture à l'enfant. On peut objecter qu'un certain nombre de prénoms strictement français furent exclusivement choisis par les mères françaises momentanément délaissées et que, par conséquent, ils ne dénotent pas de la part des pères une prise de distance d'avec leurs origines. Il n'en reste pas moins que les enfants naturels non reconnus à la naissance n'étaient jamais que 34 sur 114 enfants nés de pères portugais entre 1919 et 1942 et que la quantité des 1ers prénoms français emporte l'adhésion à la thèse de l'acculturation consentie voire recherchée. L'attitude des officiers d'Etat-Civil reste une inconnue de taille difficile à pondérer car ils ont pu favoriser la francisation de prénoms, quoique sachant très souvent lire et étant à même de vérifier les actes, les pères pouvaient s'y opposer.
Les changements dans l'onomastique des pères concordent. La francisation de leurs prénoms fut massive, bien que courante à l'époque[9].
Les pionniers ont dû se fondre dans la population :
Le deuxième facteur fortement intégrateur réside dans
le fait que l'arrivée des pionniers n'a pas abouti à la formation
de concentrations ethniques comparables à celles des Polonais ou
des Italiens dans le Nord, leur effectif étant trop restreint. Les
Portugais ont dû se fondre dans le reste de la population des quartiers
populaires où les immigrés de tous pays étaient néanmoins
fort nombreux[10].
Relativement peu d'analphabètes :
L'origine locale au Portugal révèle toute son importance si l'on s'intéresse aux taux d'analphabétisme supposés chez les immigrés portugais. Parmi 49 Portugais enregistrés à l'Etat-Civil entre 1919 et 1930, seuls quatre ne signent pas ou signent d'une croix. Si l'on tire au sort de manière parfaitement aléatoire le même effectif mais enregistré entre 1966 et 1975, le résultat s'élève à 16 «analphabètes». Ne pouvant pas invoquer un quelconque démantèlement des structures d'enseignement élémentaire au Portugal entre les années 1900 et 1960 malgré le relatif désintérêt de l'Estado Novo envers l'instruction publique, il faut bien admettre que les origines sociales et géographiques sont en cause. En effet, les arrivants des trente glorieuses étaient plus fréquemment des ruraux.
Des immigrés intégrés professionnellement :
Ultime facteur capital, l'activité est à prendre en compte
sous un double aspect, position sur l'échelle professionnelle des
revenus et de la considération, promotion professionnelle intra et
inter-générationnelle.
Le graphique ci-dessous présente la distribution de deux échantillons
de même taille sur l'échelle professionnelle mais aux
deux périodes que nous mettons en rapport[11].
Force est de constater la meilleure insertion dans le monde du travail des
pionniers en raison probablement de leur bagage scolaire plus conséquent,
de leur ancienne activité au Portugal moins souvent de type agricole
que ceux qui les ont rejoint quarante ans plus tard.
En ce qui concerne les mobilités intra et inter générationnelles,
sur 35 cas qui se sont prêtés à un suivi sur plusieurs
années, seul un immigré a vu sa situation professionnelle
se dégrader tandis que 4 enfants sur 7 nés entre 1920 et 1935
ont eu entre 1943 et 1961 un métier bien plus enviable que celui
de leur père, ce qui est peu significatif.
• Les pionniers présentent tous les signes d'une intégration
voulue et réussie parfois à marche forcée qui a gommé
les références identitaires telles que l'appartenance
locale d'origine. Etre de Guimarães ou de Covilhã était
peu fréquent et ne changeait pas grand-chose dans la mesure où
n'était pas encore venu le temps de l'immigration massive
aux zones d'origine sélectionnées, entre autres, par
les besoins spécifiques de l'industrie textile nordiste.
Etre de Guimarães ou de Covilhã et s'installer dans l'arrondissement de Lille dans les années 1962-1975 :
Il ne faudrait pas surestimer l'importance du lien entre les deux vagues d'immigration.Il aurait été tentant de voir dans l'implantation des pionniers une raison majeure ayant suscité et soutenu l'arrivée des suivants et privilégier la thèse de la continuité entre les deux vagues. Naturellement, il y eut des liens qui agirent dans les années soixante, mais il est dans l'état actuel de ces recherches impossible d'évoquer une causalité claire. Ne perdons pas de vue qu'entre les dates moyennes d'arrivée en France des deux vagues, environ 45 années ont dû s'écouler. Les pionniers étaient des sexagénaires à la fin des années soixante.
Une partie d'entre eux était retournée au Portugal au cours de la crise économique des années trente, mais il semble que la majorité soit restée. En effet, sur 66 foyers dont la personne de référence était portugaise et pour lesquels plusieurs actes ont été retrouvés, 28 se sont maintenus dans l'arrondissement de façon quasi-certaine tout au long des années trente et bien plus dans la r&eacu
Hélas, pour obtenir un suivi des familles plus complet, il aurait fallu passer quelques mois de supplémentaires à explorer les registres d'Etat-Civil.
Les origines géographiques des Portugais qui arrivent dans les trente glorieuses ne sont plus les mêmes, et bien souvent dans le cas portugais, les réseaux migratoires les plus puissants sont familiaux. Dans la plupart des cas, d'une vague à l'autre, ce n'étaient ni les mêmes familles, ni les mêmes régions qui étaient en jeu.
Enfin, il semble peu crédible que les pionniers aient maintenu des rapports étroits avec leur pays d'origine car les transports étaient chers et longs, les congés moins nombreux. En outre, leur degré d'intégration ne le laisse pas supposer.
Dernier signe qui ne trompe pas, parmi les 22 mariages d'enfants nés de pères portugais entre 1919 et 1940 retrouvés dans les registres, aucun n'a vu l'union de deux luso-descendants ou d'un luso-descendant avec une personne née au Portugal. L'investissement identitaire et communautaire des Portugais et autres luso-descendants des années 1920-1930 dut être bien faible.
• Les origines des Portugais inscrits au consulat de Lille depuis 1975[12]
% des natifs de la zone dans le
total des natifs du Portugal |
||
|
d'après les actes
d'Etat-Civil 1919-1961[13] |
fichier du consulat, années
d'inscription : [1975
-1999][14] |
district de Braga |
17,07 |
32 |
concelho de
Guimarães[15] |
4,88 |
20,1 |
district de Castelo
Branco |
14,63 |
16,4 |
concelho de
Covilhã[16] |
4,88 |
10,3 |
concelho de Porto |
9,76 |
env 2,35 |
concelho de Leiria |
9,76 |
env 0,2 |
Guimarães et Covilhã ont des profils sociologiques très marqués par l'industrie textile. Le 1er se trouve dans un district dont la densité, 220 habs/km2 au recensement de 1970, est fort élevée pour le Portugal. La région est microfundiaire mais fortement industrialisée et intimement liée au coton, à la confection et à la coutellerie. Les secteurs du textile et du cuir occupaient encore en 1986 76,9% des actifs industriels du district. L'agglomération de Guimarães présente encore largement un aspect mono-industriel. En 1994, le syndicat textile de Guimarães ne recensait pas moins de 917 entreprises textiles dans la zone qu'il couvre[17] dont, il est vrai, beaucoup de petits ateliers familiaux à la limite de la clandestinité. Elles seraient bien plus nombreuses si l'on comptabilisait celles qui ressortent de l'économie parallèle.
Covilhã fut jusqu'aux années 1970 le seul véritable pôle industriel à plus de 50 km de la côte. Sa spécialisation est encore plus poussée et la ville produisait en 1914 50% des lainages portugais et encore un tiers en 1990.
• Les Vimaranenses et les Covilhanenses sont plutôt des ouvriers textiles venus clandestinement.
La très forte spécialisation des Covilhanenses et des Vimaranenses de l'arrondissement de Lille dans le textile : | |||
|
|
textile, habillement |
B.T.P. |
R.G.P. 1982 INSEE, résultats de
l'agglomération de Lille |
Portugais |
35,4% |
36,5% |
|
Portugaises |
55% |
|
1ère activité dans les
registres d'Etat-Civil, période 1963-99 |
Hommes nés à
Covilhã |
49% hors
manœuvres[18] |
9% hors manœuvres |
|
Femmes nées à
Covilhã |
70,1% |
|
|
Hommes nés à
Guimarães |
47% hors manoeuvres |
13% hors manoeuvres |
|
Femmes nées à
Guimarães |
81,6% |
|
Pour que les Covilhanenses et les Vimaranenses aient atteint dans les communes
étudiées grâce aux registres d'Etat-Civil[19]
un tel niveau de spécialisation, il est probable que la plupart d'entre
eux exerçaient déjà une activité textile avant
leur départ. Tous les immigrés de ces deux origines ayant
été employés dans cette branche ont affirmé
y avoir trouvé du travail presque immédiatement. D'après
leurs dires, ils y jouissaient de la part des équipes d'encadrement
d'une solide réputation d'ouvriers qualifiés et
rudes à la tâche. Il semblerait qu'ils étaient
assez recherchés car les machines des ateliers portugais étant
bien moins perfectionnées qu'à Roubaix ou Tourcoing,
ils avaient une rapidité et un savoir-faire manuel souvent supérieurs
à la main d'œuvre traditionnelle franco-belge.
Quels étaient les postes précis occupés par les Vimaranenses[20]
qui furent ouvriers textiles avant d'émigrer ? Sur 69
d'entre eux dont la fiche est consultable au siège du syndicat
textile de Guimarães, 27 étaient tisserands, deux teinturiers
et 4 agents de maîtrise. Presque la moitié avait donc une qualification
textile sérieuse, souvent acquise sur le tas ou par apprentissage
en ce qui concerne les tisserands et les teinturiers ou ayant requis une
véritable formation pour les autres.
Le caractère majoritairement clandestin de l'immigration portugaise
des années 1962-1975 complique le repérage des professions
exercées avant le départ. Parmi 189 dossiers de demande de
passeport d'émigrant déposés aux services municipaux
de Guimarães entre 1959 et 1973 et qui indiquent la profession exercée
au Portugal, seulement 20 concernent des ouvriers textiles.
Il ne s'agit que des candidats au départ légal. L'analyse
du fichier syndical déjà cité montre qu'entre
ces mêmes dates, parmi les 6707 ouvriers textiles qui se sont inscrits
au syndicat, 1268 au moins[21] ont émigré,
soit 18,9%. Ce fut même une véritable hémorragie certaines
années.
N'avoir découvert que 20 demandes de passeport formulées
par des ouvriers textiles parmi 189 démontre qu'ils sont partis
clandestinement pour la plupart d'entre eux. Les raisons seraient
qu'ils ne figuraient pas en bonne place sur la liste souvent modifiée
et parfois secrète des professions autorisées à émigrer
en vertu de l'accord de main d'œuvre franco-portugais.
Les syndicalistes frondeurs, et bien que les syndicats fussent une structure
corporatiste, ils étaient nombreux, ainsi que ceux qui les fréquentaient,
étaient rétifs à toute procédure officielle
susceptible de leur attirer des ennuis alors même qu'ils avaient
peu de chance de recevoir une réponse positive. Enfin, on savait
à Guimarães comme à Covilhã dans le milieu textile
l'existence d'une alternative plus séduisante au nord
de la France où vivait déjà un ami ou un cousin. Elle
offrait en outre la possibilité de trouver facilement du travail
à sa femme et aux aînés, et par conséquent d'opérer
un regroupement familial rapide et très profitable sur le plan de
la constitution d'économies. L'émigration totale
des Covilhanenses et des Vimaranenses n'a que peu de rapport avec
l'image qu'en donnerait l'émigration légale.
Dans le cas de Guimarães, une carte des zones de résidence
d'où s'effectuent les départs légaux fait
surtout apparaître des villages souvent distants des usines et autres
ateliers. Par contre, 42,6% des lieux de naissance[21]
des émigrés légaux et illégaux retrouvés
grâce aux registres d'Etat-Civil sont deux fortes concentrations
textiles, la ville de Guimarães et celle de Ponte.
• Appartenance locale d'origine et réseaux Les Portugais dans l'arrondissement de Lille. Recensement Général de la Population 1982
Comment le lieu d'origine se manifeste t-il comme un facteur de différenciation des stratégies qu'elles soient matrimoniales, résidentielles, professionnelles ou plus simplement sociales ?
La carte ci-contre présente la répartition des « Portugais », au sens de l'INSEE, d'après les résultats du recensement de 1982, au vingtième. Les pourcentages indiquent la part de l'ensemble des Portugais de l'arrondissement qui vivent dans une zone donnée, commune ou groupement de communes. |
Il y avait encore en 1982 une étroite corrélation entre les lieux de résidence des Portugais et la localisation des industries, celle du textile tout particulièrement puisque Roubaix et Tourcoing en abritaient respectivement 41 et 33%. La partie sud de l'arrondissement étant la plus rurale, bien qu'en rapide périurbanisation, était une zone dont les Portugais étaient presque absents. Cela a évolué depuis avec la promotion sociale de certains ou de leurs enfants, portugais aussi, combinée avec la construction massive de lotissements pour classes moyennes. C'est le Recensement Général de la Population de 1990 qui a mis en évidence ce glissement résidentiel d'un nombre assez restreint d'individus et de familles.
Le même type de carte mais pour un concelho de naissance précis
au lieu de toutes les origines locales confondues donne des résultats
assez différents. La carte ci-dessous présente les communes
de résidence des Vimaranenses inscrits au consulat entre 1975
et 1999 tirés au sort de manière aléatoire. Force
est de constater que dans leur cas, la concentration à Roubaix,
Tourcoing et Wattrelos est encore plus forte que pour l'ensemble
des Portugais, puisque environ 84% d'entre eux y vivent. Par
contre, ils sont complètement absents de très nombreuses
communes du sud et de l'ouest de l'arrondissement.
Les Covilhanenses dans l'arrondissement de Lille, source consulaire
L'analyse des actes d'Etat-Civil dépouillés dans
la commune de Pérenchies permet de connaître les communes de
naissances au Portugal. Dès lors, on prend toute la mesure du caractère
extrêmement localisé des réseaux migratoires qui ont
abouti à de tels regroupements.
Communes
(freguesias) de naissance des Portugais de Pérenchies
: |
||||
proportion
d'originaires du concelho de Covilhã |
dont
originaires du Teixoso |
dont
originaires de la ville de Covilhã |
dont
originaires de Vila Nova de Carvalho |
proportion
d'originaires du concelho de Guimarães |
74,5% |
40,7% |
18,6% |
6,8% |
2,5% |
Les actes qui ont servi à ce calcul statistique furent rédigés
sur une période d'une trentaine d'années, ce qui
introduit un biais, mais retenons la tendance très nette qui se dégage.
Pourtant, si l'on calcule la date moyenne de rédaction de ces
documents, on arrive à un résultat peu significatif, certes,
mais non éloigné de 1982. Il convient de préciser que
Teixoso, Covilhã et V.N. de Carvalho sont des localités jointives
et entièrement dédiées au textile, du moins dans le
domaine industriel. L'explication de ce phénomène aux
raisons multiples et mal connues pour certaines d'entre elles, réside
essentiellement dans le fait que Pérenchies et son entreprise textile
étaient très isolées des autres noyaux ethniques portugais
en cours de constitution dans l'arrondissement durant la fin des années
1960 et le début des années 1970. En effet, Roubaix est à
15 km, ce qui a pu maintenir les réseaux qui conduisaient du concelho
de Covilhã à Pérenchies autonomes par rapport aux autres.
N'oublions pas que l'achat d'une automobile chez les immigrés
portugais n'était bien souvent réalisé que quelques
années après leur arrivée et qu'il y a 30 ans,
les transports en commun étaient moins développés.
15 km de distance pouvaient limiter les contacts d'autant plus que
les hommes travaillaient beaucoup et que les familles passaient la majeure
partie de leurs vacances au Portugal. Par ailleurs, la présence d'un
seul débouché important pour la main d'œuvre portugaise
dans cette commune faisait dépendre la sélection à
l'embauche, voire l'organisation des venues, de très
peu de personnes.
Nous venons de toucher à l'élément d'explication
le plus convaincant : un ouvrier de V.N. de Carvalho fort entreprenant
et débrouillard a pris en charge, à son avantage et au bénéfice
d'Agache, le rabattage de parents, puis d'amis, de connaissances
et enfin de simples habitants des environs de son ancien lieu de résidence
au Portugal. Le cercle de ses démarches n'a fait que s'élargir
avec le temps. Il en a incontestablement tiré des avantages financiers
de la part des migrants auxquels il procurait une « carta de
chamada », lettre d'appel indispensable à quiconque
voulait quitter le Portugal légalement, ainsi qu'un contrat
de travail. Signe de la gêne qu'il éprouve à rappeler
ses activités qui ont certainement été motivées
initialement par le désir de rendre service, son entourage fait obstruction
à ce qu'on le contacte.
Cet exemple rend compte des logiques qui conduisent à la simplification
des réseaux migratoires à mesure que l'on s'intéresse
à des zones d'arrivée de plus en plus isolées
du reste des lieux d'implantation d'une communauté.
A Pérenchies, la sociabilité portugaise avait probablement
plus qu'ailleurs et même plus qu'à Roubaix un caractère
véritablement communautaire car dans les cafés et les associations,
on pouvait très aisément se retrouver entre originaires du
même pâté de maisons qui ont fréquenté
la même école, et ont suivi le catéchisme avec le même
curé... Dans ce type de configuration, les dynamiques communautaires
et même l'identité peuvent s'ancrer très
fortement à l'appartenance locale d'origine, tandis qu'à
Roubaix, à la même époque, les ancrages devaient être
plus vagues dans la mesure ou le mélange était plus fort,
même si l'on va nuancer cette idée.
Les Fundanenses dans l'arrondissement de Lille, source consulaire
Fundão est un concelho limitrophe de celui de Covilhã. Il est
plus faiblement industrialisé mais sa spécialisation dans le secteur
textile est forte. Les Fundanenses sont moins nombreux que les Covilhanenses
dans le Nord, mais l'intérêt de comparer leurs stratégies
résidentielles dans l'arrondissement de Lille est de savoir s'il
y a regroupement préférentiel entre immigrés de zones proches
géographiquement et industriellement ou non. Les niveaux de concentration
sont moindres que dans le cas des Covilhanenses, à Roubaix, Tourcoing
et Pérenchies dont ils sont d'ailleurs presque absents. Il est
plus fort à Lille. Pérenchies mis à part, la répartition
des communes de résidence est proche et les différences de tons
entre les cartes sont largement imputables à des effets de seuil dans
l'étalonnement de la légende. Il n'en reste pas moins
que cet exemple montre que la proximité géographique combinée
à la même spécialisation de l'industrie aboutit à
des stratégies résidentielles proches à l'échelle
du groupement de quelques communes même si elles différent à
l'échelle communale comme le montre le cas de Pérenchies.
Les recrutements opérés au Portugal par le rabatteur dont nous
avons révélé l'activité ne semblent pas avoir
dépassé les limites des communes limitrophes.
Le point que nous cherchons à mettre en évidence mérite d'être vérifié au travers d'autres comparaisons entre origines locales proches, ce qui ne peut entrer dans le cadre de cet article. Précisons toutefois que les natifs du concelho de Lisbonne et dont on peut supposer qu'ils ont suivi une scolarité plus complète que la moyenne des émigrants portugais des trente glorieuses, se sont installés le plus fréquemment dans des villes à mixité sociale plus prononcée comme Lille et Villeneuve d'Ascq alors que Roubaix est une ancienne ville ouvrière en crise.
Il est fort peu probable que de fortes concentrations de Portugais aient
pu exister au temps des pionniers. Leur insertion plus rapide dans la société
française et leur acculturation s'expliquent par la moindre
solidité de leurs ancrages identitaires à leurs lieux d'origine.
Dans la ville de Roubaix qui comptait au moins 4814 Portugais d'après
le Recensement Général de la Population de 1982, le choix
du lieu de résidence aboutissait bien souvent à des regroupements
par appartenance locale d'origine. Ainsi, il est frappant de remarquer
que la rue de l'Alma est une rue dont les Vimaranenses étaient
presque absents alors qu'elle présente toujours une très
forte concentration de Covilhanenses. Ces derniers, bien moins nombreux
que les premiers dans l'ensemble de la ville sont néanmoins
bien plus regroupés. Ils donnent ainsi l'impression que, lorsque
les conditions le permettent, la tendance naturelle chez des immigrants
arrivés à la même époque, du même pays
et présentant une forte homogénéité sociale
serait de chercher à atteindre un seuil de concentration par origine
locale. L'affinité sociale étant fortement liée
à ce dernier facteur, le regroupement permettrait le déploiement
d'une solidarité et d'une entraide très fortes,
propres à pallier en partie la difficulté de l'adaptation.
La concentration des Vimaranenses et des Covilhanenses dans la ville de
Roubaix doit atteindre des valeurs que l'on pourrait mesurer en individus
par hectare proches, à la différence près que les premiers
sont présents dans presque tous les quartiers.
Il est un révélateur évident des affinités par
origine locale même dans des communes dans lesquelles un certain brassage
s'opère, le choix des conjoints chez les jeunes adultes qui
ont grandi, voire sont nés, en France.
Seuls les mariages célébrés dans l'arrondissement
de Lille sont pris en compte dans cette étude. Notre échantillon
de 83 mariages est certes numériquement insuffisant, mais il nous
permet de dégager des proportions significatives.
Avec
qui les originaires du Portugal (1ère colonne) se sont-ils
mariés dans l'arrondissement de Lille ? |
|||||
83 mariages
différents au total |
originaire de
Covilhã |
originaire de
Guimarães |
originaire du
même autre concelho (ex : Fundão) |
originaire d'un
autre concelho différent (ex : Lisbonne) |
personne née
en France |
originaire de
Covilhã |
11 |
2 |
|
5 |
22 |
originaire de
Guimarães |
|
0 |
|
4 |
14 |
originaire d'un
autre concelho (ex : Fundão) |
|
|
4 |
1 |
20 |
Seuls 27 mariages pris en compte unissent deux conjoints nés au
Portugal sur les 83 car l'échantillon intègre des mariages
de pionniers. Sur ces 27 mariages, 15 concernent des conjoints nés
dans le même concelho, soit environ la moitié. Certes, bien
que vivant en France depuis parfois longtemps, un luso-descendant[22]
peut avoir rencontré son conjoint en vacances au Portugal... ou ailleurs.
Malgré toutes les réserves que l'on pourrait apporter,
on peut estimer au vu de cette proportion qu'une part significative
de luso-descendants[23] se marient à des Portugais de même origine
en raison d'une sociabilité plus développée entre
personnes d'une même région.
S'il y eut bel et bien une certaine continuité des liens entre
Guimarães et Covilhã et l'arrondissement de Lille
depuis la fin du 19 è siècle, pour ce qui ressort de la
formation en ingénierie, de l'équipement et de la
mode, l'hypothèse d'un lien décisif entre pionniers
et immigrants des trente glorieuses ne résiste pas à un
faisceau de constatations concordantes. Ce type de lien a peut-être
existé mais ailleurs.
Les pionniers ont bénéficié dans l'agglomération
Lille-Roubaix-Tourcoing de facteurs d'intégration particulièrement
puissants. Il s'agissait essentiellement de meilleures facultés
d'adaptation en raison d'un bagage scolaire plus complet et
d'une connaissance préalable du milieu urbain plus fréquente.
Il faut ajouter que ces immigrants étaient souvent des jeunes-hommes
à marier, ce qu'ils ont fait massivement avec des Françaises
avant de concevoir des enfants qui furent élevés bien loin
de la problématique de la double identité. Bon nombre de
pionniers suivirent ce chemin en inversant les étapes. Enfin, ils
vécurent en dehors de tout noyau ethnique et en ayant fort peu
la possibilité de se livrer à l'annuel « va
et vient identitaire » estival entre France et Portugal.
Leur âge avancé lorsque les immigrés des années
1962 – 1975 arrivèrent et leurs origines locales sensiblement
différentes achève de discréditer toute idée
de lien déterminant entre les deux vagues. Chez les pionniers,
le sentiment d'appartenance à un lieu d'origine dut
finir par s'estomper.
A l'opposé, chez les immigrés des trente glorieuses,
on reste, malgré les papiers français que bien souvent on
a fini par obtenir, non seulement un Portugais, mais peut-être encore
plus un Portugais de son village, de son canton. La vivacité manifeste
des attaches à son pays et à sa « terra »
tire sa force de modalités d'insertion dans la société
française qui laissèrent la part belle aux dynamiques communautaires.
En effet cette vague aboutit souvent une immigration familiale et à
la mise en place de stratégies résidentielles de regroupement.
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Notes
[1] Dans cet article, «origine» s'entend comme lieu de naissance qui, au Portugal coïncide souvent avec le lieu où l'on vit de façon durable.
[23]
Enfant d'une personne née au Portugal et qui se rattache
identitairement à ce pays.