Entre modernisateurs et conservateurs : les débats au Portugal sur l'émigration portugaise en France, 1958-1974

Victor Pereira
IEP Paris

Décembre 2003

Sommaire

Prises de décisions
Résistances
«O que parece é »
Bureaucratie, statistiques et archaïsmes
Le tournant marcelliste
Notes


En émigrant en France, un million de Portugais, approximativement, posèrent, entre 1958 et 1974, un vaste problème aux élites gouvernementales portugaises. Ces départs massifs[1] suscitèrent d'amples débats au sein de l'Etat portugais qui, en dépit de son caractère dictatorial, connaissait d'importants clivages autour des questions du développement économique et social, de la position à prendre vis-à-vis de la construction européenne ou de la viabilité du maintien des provinces d'outre-mer[2]. L'émigration participait au plus haut niveau à ces controverses et la gestion de celle-ci épousait les lignes de force des autres débats.
Bien que tout le monde s'accordait à dire que l'émigration devait être évitée, que la première politique à mener était de combattre ses causes, deux options principales se profilaient dans la mise sur pied d'une politique migratoire : soit libéraliser l'émigration portugaise vers la France, c'est-à-dire laisser émigrer tous ceux qui le désiraient et ôter, plus ou moins fortement, le corset législatif qui empêchait les Portugais de sortir du pays[3] soit, au contraire, restreindre, plus ou moins fermement, ce que certains considéraient comme une «hémorragie de population » en renforçant ce corset par des lois limitant davantage les possibilités de migrer légalement, en durcissant les peines contre les clandestins et, surtout, en tentant d'appliquer drastiquement cet ensemble de mesures. La première position était défendue par les modernisateurs – groupe majoritairement composé de fonctionnaires (alors appelés technocrates)- qui considéraient que l'émigration en réduisant la main d'œuvre disponible obligerait les structures productives du pays à se moderniser et permettrait d'accélérer l'industrialisation aux dépens du secteur agricole dont le poids archaïque était perçu comme un frein pour le type de développement souhaité. L'afflux de remessas[4], traditionnel expédient équilibrant la balance commerciale d'un pays séculairement déficitaire dans ses échanges internationaux[5], constituait un autre argument de poids en faveur de la libéralisation de l'émigration. Face à cette logique, les seconds, les conservateurs, s'insurgeaient contre ces flux migratoires pour une batterie de motifs que l'on expliquera plus loin mais que l'on peut déjà subodorer au vu de la sociologie du groupe : propriétaires agricoles, petits industriels, bourgeoisie agraire : tous ceux qui bénéficiaient de la main d'œuvre peu coûteuse que l'émigration leur ôtait.
Bien entendu, au-delà de ce dualisme quelque peu simplificateur, certains défendaient des solutions intermédiaires, d'autres arguaient, inspirés notamment par la doctrine sociale de l'Eglise catholique, que l'Etat ne pouvait empêcher quiconque de se déplacer selon sa libre volonté. Les différents courants de l'opposition prétendaient ainsi que la dictature enfreignait, avec sa législation, les droits de la population à circuler librement, à choisir son lieu de résidence. Cependant, nous nous limiterons ici aux positions émises à l'intérieur de l'appareil d'Etat et aux soutiens traditionnels de la dictature en gardant à l'esprit que certaines élites de l'Estado Novo défendaient et désiraient entreprendre une politique distincte voire opposée aux fondements de l'idéologie salazariste.
L'arène des débats sur l'émigration est constituée par les cabinets ministériels, les secrétariats d'Etat, les travées de l'assembleia nacional et de la câmara corporativa et les différents organismes administratifs où s'échangeaient des notes, des informations, des avis, des projets, où s'échafaudaient des lois, des accords de main d'oeuvre. Elle se trouve également dans ce que l'on ne peut pas véritablement appeler l' «opinion publique » dans le cas de l'Estado Novo mais dont certains avis étaient médiatisés via les journaux, nationaux et/ou régionaux et par des courriers adressés aux divers organismes de l'Etat, ceux-ci allant de la Junta da emigração - organisme rattaché au ministère de l'Intérieur et composé de représentants de plusieurs ministères et services ayant des rapports avec les phénomènes migratoires - jusqu'à la présidence du Conseil.
Le long de la période étudiée, avec la césure constituée par la mort politique de Salazar en août 1968, l'empreinte conservatrice inspirant la politique migratoire de l'Etat portugais s'estompe pour laisser place à l'optique modernisatrice. Cependant cette lecture par trop linéaire ne doit pas occulter tout un jeu de vitrine machiavélique opéré par Salazar qui donnait à voir une législation conservatrice mais recevait les dividendes d'une politique modernisatrice menée à pas cachés. A partir de documents issus des archives des différents organismes gouvernementaux, nous tenterons de percevoir au plus près les ambiguïtés d'une politique qui ne peut se découvrir pour cause d'équilibres internes à préserver, qui ne peut être rationnellement entreprise faute d'outils adéquats. Enfin, nous verrons que l'évolution libéralisante impulsée dans la gestion de l'émigration massive pendant l'ère de Marcelo Caetano trouve largement ses racines dans les débats en cours dans la dernière décennie du règne de Salazar.

Prises de décision


Les débats internes aux élites gouvernementales, à propos de l'émigration comme de tout autre thème, butaient, jusqu'en août 1968, sur le style de la prise des décisions politiques lors du long règne de Salazar. Quoi qu'il fut dit ou écrit, argumenté ou rétorqué, la seule chose qui comptait était l'opinion et la décision de Salazar[6], si bien que l'on observe plusieurs fois une importante dichotomie entre les avis des fonctionnaires compétents et les décisions prises in fine. Or, Salazar est autant omnipotent que silencieux sur le thème de l'émigration portugaise en France. Dans la dernière décennie de sa dictature, l'ancien séminariste discourait plus longuement sur le futur de l'Occident, le péril communiste, sur le «lusotropicalisme », sur le Portugal «multiracial et pluricontinental » que sur l'exode vers la France de près d'un million de ses sujets à l'aspect, selon un curé de la mission catholique portugaise de Paris, de «récent-sortis d'un camp de concentration »[7]. Le thème est absent de ses propos compilés par la Coimbra editora[8] ; de surcroît, dans, par exemple, sa correspondance avec Marcello Mathias, ambassadeur du Portugal à Paris entre 1961 et 1969[9], il évite de faire de larges considérations sur le sujet, se bornant à déplorer la grande activité des passeurs - sorte de boucs-émissaires pour les élites salazaristes quant au problème migratoire – qui encouraient le risque de peines de prisons conséquentes mais fort peu scrupuleusement appliquées[10].
Pour reconstituer le processus de prise de décision et identifier, au sein des différents organes de l'Etat portugais, les différentes postures face au phénomène migratoire, une note du 3 novembre 1967, rédigée par António Manuel Baptista, président de la Junta da emigração et destinée au ministre de l'Intérieur Alfredo Santos Junior, est particulièrement éclairante. Ce document expose la demande formulée par l'Office National d'Immigration français de recrutement de travailleurs portugais pour le dernier trimestre de l'année 1967 et le premier trimestre de 1968, soit un contingent «de 1200 travailleurs, composé de 900 manoeuvres de force[11], originaires de zones rurales autant que possible, et de 300 travailleurs agricoles pour tous les services »[12]. Afin de préparer une réponse, la Junta de emigraç
õão se réunit. Divers avis s'expriment dans cette note, dont les logiques renvoient au clivage modernisateur/conservateur tout autant qu'aux statuts de ceux qui les énoncent. Le représentant du ministère des Affaires étrangères «manifeste l'intérêt qu'il y aurait à ne pas donner une réponse totalement négative à la demande parce que l'ambassade de France, en face des actuelles restrictions, se montre réticente à la signature d'accords qui seraient de l'intérêt du pays, accords relatifs à l'assistance sociale et à son extension aux travailleurs portugais du Cap-Vert »[13]. Le représentant du ministère de l'Outre-mer est favorable à ce dernier point et, de ce fait, à toutes «les mesures qui peuvent le faciliter »[14]. Le représentant du ministère des Corporations souhaite que l'on satisfasse la demande française car, raisonnant «en termes de marché de l'emploi », il dit avoir «connaissance de situations de chômage et de sous-emploi en certaines zones du pays »[15], tandis que le représentant du ministère de l'Economie est contre pour des raisons «économiques » non consignées dans le document. Les représentants des autres ministères et services (ministère de la Marine, ministère des Travaux Publics, PIDE) restent muets. Le président de la Junta da emigração termine la note en donnant son opinion : il est opposé à ce que la demande de l'ONI soit acceptée. Son refus est notamment motivé par l'interdiction d'émigrer aux travailleurs ruraux et aux ouvriers qui a été édictée le 30 mai 1967[16]. La décision revient au ministre de l'Intérieur. Et celui-ci tranche : «Face aux règles qui, pour des raisons d'ordre supérieur, s'observent et devant la carence de main-d'œuvre dans le secteur agricole, j'approuve l'avis de la Junta da emigração »[17], c'est-à-dire de son président, soit le rejet de la demande française. Derrière les «raisons d'ordre supérieur », on devine l'ombre du président du Conseil. Que ce document ait été retrouvé dans les archives de Salazar est une preuve supplémentaire de son influence dans la décision prise. Et, comme on le sait, Salazar contrôlait de près le capital ministère de l'Intérieur[18].
La décision prise a un parfum kafkaïen. L'argument invoqué pour justifier le refus est en totale contradiction avec l'avis du représentant du ministère des Corporations pourtant censé être le mieux placé pour connaître le marché du travail. D'ailleurs, le terme de connaissance employé par lui, puis par le ministère de l'Intérieur, révèle le caractère impressionniste et fortement approximatif qui est à la base de la décision. Cet exemple permet de distinguer deux traits fondamentaux dans les débats sur l'émigration. En premier lieu, ces non-prises en compte du véritable état du marché de l'emploi et l'importance donnée aux impressions révèlent que ces décisions tenaient plus de la manœuvre politique que de la gestion purement économique (si elle existe). En second lieu, le champ laissé libre aux approximations cognitives prouve la quasi-inexistence et/ou le non-emploi des outils de mesures indispensables à la tenue d'un véritable débat sur l'émigration, ce qui ouvre à l'hypothèse selon laquelle une politique migratoire rationnelle et efficace, basée sur une connaissance précise du marché de l'emploi, aurait été impossible car «anachronique » : l'Etat ne possédait pas encore les éléments statistiques adéquats et la vision portée sur la société portugaise était largement archaïque. Les résistances politiques et sociales contre l'industrialisation avaient, par ricochet, retardé l'élaboration et la construction de tels outils statistiques qui auraient permis de gérer rationnellement le marché du travail et l'émigration, ou, à tout le moins, d'argumenter les choix..

Résistances


Si Salazar se passait de tâter le pouls de la population via de véritables élections et, plus généralement, ne se préoccupait pas de l'opinion de la majorité de cette population, il cherchait à aller dans le sens des appuis sur lesquels reposait son pouvoir. Or, pendant les années agitées consécutives à la campagne présidentielle du général Humberto Delgado en 1958[19], des appuis traditionnels du régime montrèrent des signes plus qu'évidents d'érosion, ébranlant le statu quo conçu par Salazar. D'un côté, les coups d'éclats d'Humberto Delgado, de Henrique Galvão ou de Júlio Botelho Moniz laissaient entrevoir des embarras croissants pour Salazar dans ses relations avec les forces armées[20]. De l'autre, les prises de position puis l'exil de l'évêque de Porto révélaient la rupture d'une partie de l'Eglise et de ses fidèles avec le régime[21]. D'obscurs nuages s'amoncelaient au-dessus du palais de São Bento d'autant plus que les guerres coloniales avaient éclaté et qu'une parcelle de l'Empire pluri-séculaire avait été perdu face aux armées de Nehru[22].
Face à ces menaces de défection, Salazar se dut de renforcer l'appui qui lui était offert par la bourgeoisie agraire et les petits industriels. Le régime assurait à ces derniers une relative prospérité en les protégeant des concurrence internes et externes via le conditionnement industriel et des mesures protectionnistes et en leur réservant une main d'œuvre abondante, docile, aux marges de manoeuvre revendicatrice quasi inexistantes et peu rémunérée[23]. Or l'émigration massive rompt ce cercle vertueux pour ces milieux conservateurs qui ne cessent de s'en plaindre, mettant en cause le gouvernement. Leurs protestations face à l'émigration s'adossèrent à un argumentaire visant à préserver le Portugal rural et pluri-continental. La lettre adressée, le 7 juin 1961, au ministre de l'Intérieur, par José Pereira da Rocha, à la fois pharmacien, propriétaire et président de la Junta de freguesia de Paúl située dans le concelho de Beira Baixa - en somme une bon représentant de la bourgeoisie agraire conservatrice – atteste de l'articulation des raisons politiques, économiques et idéologiques dans les résistances face à l'émigration :

Permettez que, très respectueusement, je dirige à Votre Excellence un appel afin que soit contenu le terrible exode de travailleurs ruraux vers l'étranger, spécialement vers la France.
Dans toute la province on lutte déjà avec un manque de bras, non seulement de travailleurs agricoles mais aussi d'artistes de la construction civile, principalement des charpentiers et des maçons.
En tant que petit propriétaire, vivant dans cette région depuis plus de 30 ans, je sens le problème dans toute son acuité, ayant des difficultés à trouver du personnel, et, comme moi, des centaines et des centaines de producteurs luttent avec les mêmes difficultés. La clameur est générale.
Et car j'occupe aussi, pour le bien de la Nation, la modeste charge de president de la Junta de Freguesia locale, je connais la quantité d'hommes valides qui sont sortis et essaient de sortir vers l'étranger, la même chose arrivant dans d'autres villages.
Nous traversons une heure exceptionnellement grave, avec les événements de l'Angola, dans lesquels « tous nous ne sommes pas assez » pour défendre le Portugal, notre patrimoine d'outre-mer, des attaques de nos ennemis. Nous devons lutter sur tous les fronts, par tous les moyens en notre possession et avec l'ardeur de notre inébranlable foi dans les destins éternels de notre Patrie et, en cette heure difficile, la sortie vers l'étranger de tant de centaines ( peut être des milliers !) d'hommes valides, pourra non seulement compromettre l'équilibre économique de la nation par la diminution de la production comme sa propre défense.
Sans doute serait-il beaucoup plus utile que, au lieu d'émigrer vers l'étranger, ces hommes valides partent vers notre Outremer » [24]



Selon l'auteur de la lettre, l'émigration vers la France se fait au détriment du maintien des provinces d'outre-mer. Outre le dépérissement de l'agriculture, cet argument est la principale corde sur laquelle jouent les élites rurales. Les émigrants en France sont dépeints comme des traîtres. Autant ceux qui émigraient afin d'échapper au service militaire qui, pour cause de guerres coloniales, s'allongeait à 4 ou 5 années (dont une partie sur l'un des fronts africains), que ceux qui, bien que ne s'étant pas soustraits à leur devoir patriotique, ne participaient pas au peuplement – blanc – des provinces africaines, étaient considérés comme des traîtres.
Tant et si bien que, dans l'optique conservatrice, les émigrants portugais se dirigeant vers France étaient quasiment «perdus » pour le Portugal. Selon eux, pas plus qu'ils ne contribuaient à la politique coloniale (en revanche, il n'échappait ni aux modernisateurs ni à Salazar que les envois d'argent soutenaient le financement des coûteuses guerres coloniales), ils ne s'inséraient dans les épopées des Grandes Découvertes magnifiées par le régime salazariste. Difficile d'affilier ces rudes paysans de l'intérieur portugais aux colons d'antan qui «donnèrent de nouveaux mondes à l'Europe ». En France, ils ne construisaient pas un nouveau pays intimement lié à la métropole comme dans le cas du Brésil, ancien réceptacle des vagues d'émigration. Même si pour les conservateurs, la France représentait la patrie de grands penseurs comme Charles Maurras ou Maurice Barrès dont Salazar appréciait les oeuvres et recevait fréquemment les descendants spirituels (Jacques Ploncard d'Assac ou Henri Massis[25]), elle leur apparaissait surtout comme l'horrible berceau de la Révolution française, de la modernité et de tous les maux dont le venin était à même de contaminer les âmes pures et les esprits a-critiques de leurs compatriotes qui, innocemment, souilleraient, lors de leurs vacances ou éventuels retours définitifs, leurs terres natales. De même, ce plébiscite populaire que pouvait constituer l'émigration en faveur de l'intégration du Portugal dans un espace européen ne pouvait être admis par ces panégyristes du «Portugal du Minho à Timor ».
Le secteur agricole n'eut pas l'exclusivité des clameurs contre l'émigration. Les industriels, surtout ceux du nord du pays, qui employaient une main d'oeuvre rurale qui pratiquait la poli-activité – travaillant dans de petites et moyennes usines implantées en milieu rural tout en continuant de cultiver des terres – émirent également de fortes réticences. Soutenus par le régime qui les protégeaient des concurrences internes et externes et les assuraient d'une main d'œuvre abondante et peu chère et leur offrait en outre les débouchés des provinces africaines où, paisiblement, ils pouvaient écouler leurs marchandises, ces industriels s'insurgèrent contre la départ de «leur » main d'œuvre et la disparition du réservoir de population qui tendait à maintenir la faiblesse des salaires. Ces facilités confortèrent l'inertie et la dépendance infantile à l'égard de l'Etat de l'industrie portugaise qui ne cherchait alors pas, à l'exception de rares cas, à moderniser son appareil productif, ou à améliorer ses taux de productivité[26]. L'émigration et ses effets les secoua donc rudement. Délibérément aveugles ou incapables de comprendre les causes profondes du phénomène et peu préparés ou disposés à accepter ses conséquences, certains de ces industriels se retournèrent contre l'Etat portugais qu'ils accusaient de privilégier les salariés. Ainsi firent, par exemple, des industriels de Braga, dans une lettre du 30 juillet 1964 : «On ne peut pas seulement penser aux droits légitimes des travailleurs qui veulent émigrer désirant une vie meilleure (et nous savons que, finalement, ils trouvent dans les lieux où ils émigrent un pain plus amer que celui dont ils disposaient dans leurs terres) car il est indispensable de penser également aux droits de ceux qui restent et dont la sécurité du travail peut être très affectée »[27]. Réfractaires à toute autocritique, ces industriels délégitiment même les migrants car, selon eux, ces derniers ne trouvent pas de meilleurs conditions de vie à l'étranger. D'autres emploient des arguments plus fins, prétendant que les départs massifs empêchent la jeune industrie portugaise de s'épanouir et de s'aguerrir en vue d'une intégration plus étroite avec les autres économies. L'émigration apparaît donc, aux yeux des élites conservatrices rurales, agricoles comme industrielles, comme néfaste, ferment de désagrégation de leur relative prospérité.


«O que parece é »

[28]

Malgré la mauvaise foi, la défense de leurs intérêts et la volonté de maintenir, avant tout, le statu quo économique et social, l'avis de ce lobby conservateur à propos de l'émigration est fondamental politiquement pour Salazar. Même si a posteriori de multiples études démontrent que le Portugal a pris le chemin de la croissance économique – ce qui allait de pair avec la mise en concurrence accrue des entreprises et, pour survivre, la modernisation forcée de l'appareil productif, etc. - dès la fin des années 1950, Salazar continuait de soutenir officiellement ces résistances. L'importance prêtée aux protestations des conservateurs est facilement décelable dans les archives[29]. Par exemple, en juillet 1964, un nommé Albano Rebelo envoie un télégramme lapidaire au ministre de l'Economie depuis Arouca dans lequel il affirme : “le signataire propriétaire proteste contre politique suvie gouvernement émigration laissant propriétaires sans métayers cultivant terres et payant plus contributions(.) politique suivie cause ruine agriculture et porte préjudice économie nationale (.) responsable seulement gouvernement (.) Albano Rebelo”[30]. Cette critique frontale n'est ni archivée (et rapidement oubliée) ni retransmise à la PIDE pour enquêter sur ce trublion osant critiquer le gouvernement de la Nation. Au contraire, l'administration se met en branle afin d'éclairer ce propriétaire mécontent. Le ministère de l'Economie adresse ce télégramme au ministère de l'Intérieur qui le transmet à la Junta da emigração. Celle-ci, malgré le surplus de travail inhérent à l'augmentation exponentielle des candidatures à l'émigration, s'affaire à rédiger une note justifiant la politique migratoire du gouvernement portugais[31]. Elle explique, avec de savants tableaux, que l'émigration légale dans la région d'Arouca se déroule par le biais de cartes d'appel envoyées par des Portugais implantés au Brésil et, de façon temporaire, vers la France, pour la culture de la betterave. Elle précise, avec force graphiques, que ces départs n'amputent pas la croissance «naturelle » de la population. L'émigration légale, selon cette note, n'absorbe que 62,4% du solde physiologique en 1958, 48,2% en 1959, 37,6% en 1960, 53% en 1961, 51,5% en 1962. Ainsi, si Arouca se dépeuple – 49 personnes de perdues entre les recensements de 1950 et 1960 –, ce n'est point la faute des départs autorisés par l'Etat. Nous approfondirons plus loin l'argumentaire autour des soldes physiologiques dont la logique sous-jacente, imbue de pensée mercantiliste, est fondamentale pour la compréhension des apories de la politique migratoire. On voit déjà par cette note, la stratégie utilisée par Salazar : le gouvernement portugais n'a aucune responsabilité dans l'ampleur de l'émigration. Elle se fait, selon lui, malgré lui, sous forme clandestine. Le gouvernement se sert donc de l'émigration clandestine pour se dédouaner de toute responsabilité dans le départ des émigrants. Il se limite à minimiser l'ampleur de l'émigration légale, avec une législation particulièrement restrictive, où la responsabilité du gouvernement est engagée. La clandestinité, en partie sciemment favorisée, permet au gouvernement de percevoir les bienfaits de l'émigration. Car ce n'est pas à Salazar que l'on allait apprendre les avantages de l'émigration tant au niveau politique – soupape de sécurité désamorçant les tensions politiques et sociales dues au «chômage », au sous-emploi, à la misère, etc. – et économique grâce aux «remessas » des émigrants qui permettaient d'équilibrer la balance de paiement. Salazar, ancien professeur d'économie politique à l'université de Coimbra, n'avait-il pas écrit en 1916 dans son ouvrage O Ágio do Ouro que les émigrants portugais au Brésil «étaient pour leur pays d'origine une richesse »[32] ? Bien que Salazar-professeur et Salazar-président du Conseil ne développaient et n'appliquaient pas toujours les mêmes idées[33], on ne peut croire qu'il n'ait pas utilisé les bienfaits de l'émigration même si, toutefois, il en redoutait les conséquences politiques à moyen et long termes, c'est-à-dire une démocratisation du Portugal. En effet, dans la vision salazariste, chaque émigrant se transformait en révolutionnaire potentiel. Non pas dans le sens où il aurait lu O Avante ![34] et se serait converti en opposant au régime mais dans le sens où, ayant fait un apprentissage de la démocratie, s'étant enrichi, ayant découvert un véritable Etat-providence, il ne manquerait pas lors de ces vacances annuelles dans sa terre natale, d'ouvrir le Portugal à l'Europe et de montrer à ceux qui étaient restés combien ils étaient rustres et combien les divagations des élites salazaristes contre la démocratie étaient infondées. De même Salazar n'avait pas manqué de percevoir que le développement économique du pays rendait peu viable la dictature qui ne subsistait, en partie, que grâce à l'arriération. L'apparition d'une classe moyenne importante, la multiplication des échanges internationaux sonneraient tôt au tard le glas de l'Estado Novo. Cependant, percevoir les risques permettait de mieux les contrer. L'émigration clandestine a ainsi été une arme, tout comme l'encadrement et la surveillance, permettant de restreindre les risques de politisation des Portugais en France. Un clandestin n'est-il pas plus vulnérable face aux Etats, plus enclin à éviter tout contact et activité risquant de briser sa stratégie migratoire qui repose sur un travail et des économies intensifs afin de, plus ou moins rapidement, plus ou moins mythiquement, retourner au Portugal ?
Suivant son adage «en politique, ce qui paraît existe », Salazar a instrumentalisé l'émigration clandestine. En restreignant l'émigration légale tout en régularisant a posteriori les migrants partis clandestinement - ce qui incitait les Portugais à imiter ceux qui étaient déjà partis, sachant que leur retour serait possible à la prochaine amnistie -, Salazar, tout en feignant d'assurer, aux milieux conservateurs, son appui inconditionnel, recueillait le fruit du labeur des Portugais en France qui, au prix de multiples sacrifices, envoyaient tout ce qu'ils pouvaient à leurs familles. Il dépassait ainsi ingénieusement le clivage posé en introduction entre défenseurs et opposants à une libéralisation de l'émigration. Il conservait la fidélité des premiers et obtenait les dividendes attendus par les seconds (modernisation accélérée, afflux d'argent). Les lois criminalisant l'émigration clandestine[35] et la soi-disant répression implacable des passeurs, dont la couverture journalistique était largement manipulée par les autorités politiques, participaient largement de ce jeu de vitrine. Si Salazar avait été vraiment opposé à l'émigration, les lois sur les clandestins auraient été effectivement appliquées, les réseaux de passeurs plus effrayés de ce qu'ils ne l'étaient[36] et le gouvernement n'aurait pas, annuellement, décrété des amnisties qui de facto encourageaient l'émigration clandestine et régularisaient a posteriori les clandestins.
Le télégramme de protestation d'Albano Rebelo envoyé au ministère de l'Economie, lequel n'avait pas de responsabilité particulière dans la gestion de l'émigration, corrobore l'idée de l' “inavouable dysfonction nationale » avancée par António José Telo[37]. Selon cet auteur, certaines dysfonctions essentielles dans la position du Portugal au sein du système international doivent être tues par les dirigeants même s'ils en tiennent compte dans leurs actions gouvernementales. Car «quand un homme politique, même des plus habiles, oublie cette dichotomie entre l'action réelle et celle exprimée dans le discours vendu pour la consommation interne, le résultat est sa chute »[38]. Ici, c'est la position semi-périphérique du Portugal[39], sa dépendance économique et financière et l' inéluctabilité de l'émigration que les hommes politiques ne peuvent énoncer. Or, à l'inverse de Salazar, le jeune économiste Luis Maria Teixeira Pinto, ministre de l'Economie entre 1962 et 1965, dont les projets allaient à l'encontre des courants conservateurs qui auraient provoqué son départ en 1965[40], ne respecte pas ce principe vital. Lors d'une conférence de presse en 1964, il déclare qu'il ne pense pas que l'émigration, «en dépit de sa gravité, soit de nature, sur le plan national, à poser de sérieuses difficultés. En effet, c'est de la main-d'œuvre qualifiée que le pays a besoin »[41]. Ce type de diagnostic, en inadéquation avec la pensée empreinte de mercantilisme et de nationalisme véhiculée par les milieux conservateurs, semble avoir été à l'origine des protestations de ceux-ci. Salazar, au contraire, assimila ce principe du silence bienfaisant - son pouvoir pendant 40 ans n'en découle-t-il pas en partie ? – : comme on l'a dit, il n'évoqua jamais l'émigration massive des années 1960 et a fortiori ne la présenta pas comme l'instrument indispensable à l'équilibre de la balance des paiements. L'entretien concédé à la revue International Affairs en 1963 montre à quel point le dictateur était maître dans le jeu de l'évitement discursif de la dysfonction nationale. Constatant la pauvreté du sous-sol portugais, l'âpreté du climat et les accidents orographiques, il avance que «comme l'agriculture ne peut ni absorber l'excédent annuel de main-d'œuvre, ni même subvenir de façon raisonnable aux besoins de sa propre main-d'œuvre, l'industrialisation du pays s'impose [...]. Notre plan de développement, en cours d'exécution, prévoit la migration, jusqu'en 1964, d'une partie de la population du pays dans l'industrie, le commerce et les prestations de services ; nous devons y créer, au cours de chacune des années à venir, 40 à 45 000 emplois nouveaux. Nous atteindrons un point d'équilibre quasiment idéal, semble-t-il, lorsque l'agriculture n'occupera pas plus de 30 % de la population active »[42]. Tournant définitivement les pages des contes oniriques du Portugal agraire «vivant habituellement », reconnaissant l'impossibilité que l'agriculture nourrisse toutes les bouches et la nécessité de l'industrialisation, Salazar ne confesse cependant pas l'émigration comme outil de régulation du développement économique et social. Plus frappant, il n'esquisse pas ouvertement l'idée du peuplement des provinces d'Outre-mer, argument pourtant martelé par les milieux conservateurs. Toutes mentions à l'émigration sont donc soigneusement évitées afin de mieux préserver l'appui des milieux conservateurs même, et surtout, si la politique menée va à l'encontre de leurs intérêts. Et si Salazar utilise le terme de migration, il ne lui donne toutefois pas de connotation spatiale. Accepter la fin d'un Portugal vivant majoritairement de l'agriculture ne signifie pas qu'il accepte le dépeuplement des campagnes, l'exode rural et les concentrations de salariés-prolétaires dans les villes et les éventuels troubles socio-économiques que ce processus implique[43]. Il prétend vouloir inscrire l'industrie dans le milieu rural afin que les Portugais ne perdent pas les valeurs prônées par le salazarisme : la famille, la religion, la morale. Dans les travées de l'Assemblée nationale, une des panacées contre l'émigration consiste à créer des «industries » dans les campagnes afin d'y fixer la population : «d'une distribution du travail équilibrée sur tout le territoire du pays dépend l'équilibre démographique de cette population et l'annulation, ou au moins la réduction, des inconvénients graves que représentent l'émigration et même la concentration autour des grands centres urbains »[44]. Ce projet, empreint de la pensée leplaysienne qui a influencé Salazar et les élites de l'Estado Novo[45], a, en partie, été réalisé. Les industries implantées à la campagne – surtout dans le nord du pays (Val do Ave) - ont ainsi concilié agriculture et industrie, évitant la «désaffiliation », le paupérisme et atténuant les troubles sociaux et politiques. Un autre vieux projet, visant à inscrire la population dans les campagnes, resurgit afin d'éviter l'émigration : le remembrement rural. Malgré plusieurs échecs[46], l'idée de redessiner les limites des terres agricoles et de favoriser la multiplication de propriétés familiales réapparaît à l'orée des années 1960 et est ainsi défendue : «effectivement, je suis de ceux qui pensent qu'il[le remembrement] peut être un élément de la plus haute importance pour la valorisation de notre agriculture ; pour l'application de nouvelles méthodes ; pour l'augmentation du rendement du capital «fundiário », aujourd'hui relégué à des valeurs extraordinairement basses ; pour une amélioration des conditions de vie de ceux qui travaillent la terre et, aussi pour, dans certaines régions, s'opposer à l'exode rural et faire face à la croissante pauvreté des bras, déterminée par l'industrialisation progressive et par l'émigration constante »[47].



Bureaucratie, statistiques et archaïsmes 


Prétendre gérer réellement et efficacement l'émigration, couplant ce phénomène avec l'état du marché de l'emploi, impose de pouvoir connaître les taux de chômage, du sous-emploi, la situation et les besoins du marché de l'emploi dans les différentes régions du pays et dans les divers secteurs d'activités. Or rien de cela n'est possible voire pensable. Le Portugal des années 1960 ne possède pas l'appareil statistique indispensable ; la société, les rapports face au travail, le système de possession des terres ne se prêtent pas à une connaissance pointue. Certes plusieurs auteurs évoquent un chômage rural ou un sous-emploi important au détour de leurs études mais sans qu'aucun chiffre fiable ne puisse être avancé. Par exemple, ni Adérito Sedas Nunes[48] ni Carlos Almeida et António Barreto[49] ne présentent les chiffres du chômage alors qu'ils utilisent, dans de nombreux tableaux, des données sur les évolutions de la société portugaise des années 1960. Il ne s'agit pas ici de prétendre que ce qu'a posteriori nous qualifions de chômage – c'est-à-dire grosso modo des personnes en âge de travailler privées de travail et en cherchant un – n'existait pas. Nous désirons seulement émettre l'idée que l'Etat portugais ne possédait aucune statistique précise du chômage – surtout dans les régions les plus arriérées où sévissait l'exode rural - sur laquelle il aurait pu, s'il le désirait, s'appuyer pour gérer rationnellement l'émigration et éviter les contradictions décrites auparavant.
Deux causes principales expliquent cet «impensable chômage », concept qui, loin d'être un donné objectif, a connu en France, Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, une longue et difficile construction[50]. En premier lieu, les élites conservatrices ont une vision nationaliste, organiciste et mercantiliste de la société. Pour elles, la notion de chômage signifie peu de choses. Quoi qu'il fasse, un homme est, dans son essence, une richesse qu'il faut conserver. Plus le pays est peuplé, plus il est riche. Plus la population est nombreuse, plus les rémunérations à octroyer sont faibles ; la clientèle est accrue et, en conséquence, le pouvoir politique, économique et symbolique renforcé. Pensée comme un corps, la Nation ressent comme une amputation, comme une perte de sang, le départ de certains de ses membres : les conservateurs filent les métaphores corporelles. Par exemple, Aguedo de Oliveira, à l'assemblée nationale, le 6 mars 1968, évoque l'émigration comme «une transfusion de sang qui anémiait profondément le corps social d'origine et allait vivifier les terres nouvelles du globe »[51]. La note de la Junta da emigração rédigée en réponse au télégramme d'Albano Rebelo relève également de cette vision de la société : elle n'indique que l'accroissement naturel de la population et non pas la répartition par professions ou secteurs d'activités. Peu importe ce qu'elle fait ou produit, la population ne vaut que par son nombre. Pierre Rosanvallon a montré que c'est l'apanage de l'Etat protecteur de représenter les sociétés comme un corps et de refuser de la «concevoir sous le mode du marché »[52]comme dans le cas de l'Etat-providence. Effectivement, en second lieu, le chômage, lié au salariat, est encore anachronique et «impensable » dans le Portugal des années 1958-1974[53] car les rapports au travail sont encore bien trop archaïques. Et cela, plus précisément, dans le Portugal intérieur qui, d'après la division de la société portugaise des années 1960 opérée par Adérito Sedas Nunes, perpétue ses traditions, perd sa population et creuse l'écart qui le sépare des régions littorales en voie de modernisation accélérée[54]. Comment extraire les chiffres du chômage si, en 1960, dans les régions rurales d'où sortent la majorité des émigrés vers la France, comme par exemple, Aveiro, Braga, Viana do Castelo, on ne décompte dans les professions agricoles que 37%, 35% et 20% de salariés et encore 52%, 58% et 78 % de travailleurs familiaux non salariés[55] ? Ces chiffres révèlent que ces régions pourvoyeuses d'hommes sont encore des sociétés paysannes telles qu'elles sont définies par Henri Mendras[56] : le travail non salarié domine et donc le «chômage » y est impensable. Certes on peut parler de surpopulation ou d'excédents de population quand la population croît plus vite, dans un milieu naturel donné, que les technologies utilisées pour exploiter la terre. C'est ce constat que fait Salazar en 1963 à la revue International Affairs, mais il ne repose que sur des données fort approximatives qui, comme dans la réponse à la demande par l'ONI de travailleurs portugais, peuvent être facilement niées et instrumentalisées. Les élites rurales, elles, n'admettent pas cette idée de surpopulation. Dès l'aube de la décennie 1960 où l'émigration n'est qu'à son début, elles ne cessent de pointer le vide des campagnes.
Peu sollicité par le pouvoir politique qui préférait, dans ses prises de décision politique (aux fonctions ostentatoires), suivre – et rassurer - les opinions alarmistes des élites conservatrices, l'appareil statistique semble s'être peu perfectionné. Marcello Caetano reconnaissait que le Portugal avait le «pire service statistique de l'Europe »[57]. Pour le chômage, ce n'est qu'en 1975, quand celui-ci est institué - on reconnaît alors un état de recherche de travail donnant droit à une indemnité - que l'on obtient des chiffres[58]. Les services publics d'emploi créés précédemment (Fundo de desemprego, Fundo de desenvolvimento da mão de obra, Serviço nacional do Emprego) étaient dans l'impossibilité d'avancer des chiffres nationaux car ils ne traitaient que des emplois salariés. Par exemple, le Fundo do Desenvolvimento da Mão de Obra ne protégeait, dans ses textes, que le chômage technique c'est-à-dire dû à «la réorganisation industrielle du pays »[59]. Autant dire que cet organisme s'attachait peu à connaître le chômage et le sous-emploi des campagnes arriérées portugaises aux habitudes séculaires.
Le retard dans les décomptes du chômage et dans son indemnisation, est dû, outre les arguments déjà avancés, au fait que le pouvoir politique n'a jamais redouté, dans le nord du pays, les effets du manque d'emploi ou de sous-emploi. Au nord du Tejo, dans la «zone de l'agriculture familiale »[60], les solidarités familiales, l'économie de subsistance et évidemment l'émigration avec ses «remessas » constituaient de puissantes soupapes de sécurité. Cela n'était pas le cas du Sud (de l'Alentejo surtout), où la prédominance du système latifundiaire, avec ses milliers de salariés agricoles, faisait craindre des jacqueries aux moindres «crises du travail ». En conséquence, des politiques de travaux publics étaient entreprises dans le sud alors que dans le nord, on laissait la ««société-civile providence forte »[61] jouer son rôle.
Aujourd'hui encore, les chercheurs butent sur l'obstacle posé par le manque de statistiques fiables dans les études sur le Portugal[62]. Difficulté accrue dans les études sur l'émigration étant donné l'importance du phénomène clandestin[63]. D'ailleurs ce dernier facteur rendait impossible toute politique d'émigration rationnelle. Les migrants, forcés à utiliser les voies clandestines à cause de la législation et préférant privilégier les solidarités familiales et villageoises, évitant ainsi les ingérences étatiques, se sont, en grande partie, soustraits à toute sélection rationnelle.

La lacune statistique dans le décompte du «chômage » et du sous-emploi s'explique donc, en grande partie, par l'archaïsme des schémas de pensées dominants dans certaines élites et par l'état de la société elle-même. Or, comme Christian Topalov l'avance, «la statistique n'est pas un simple moyen d'observation mais contribue à produire son propre objet en construisant les faits qu'elle est censée mesurer »[64]. C'est sans doute pourquoi, afin aussi d'éviter que les impressions approximatives ne fondent la gestion de l'émigration, des fonctionnaires modernisateurs, que l'on retrouve principalement au ministère des Corporations et de la prévoyance sociale, tentèrent de forger des outils statistiques adéquats. Ainsi, ils purent construire les soubassements nécessaires à une gestion de l'émigration couplée au marché de l'emploi et, plus globalement, à une politique de modernisation du pays. Comme Geneviève Rieucau l'a décrit dans les cas espagnols et italiens[65], la codification de la population surnuméraire liée aux secteurs traditionnels disponible, soit pour la migration vers l'industrie ou les services, soit vers l'émigration, permet l'émergence du salariat. Au Portugal, sans aucun doute, ce processus a également été à l'œuvre. La construction des outils statistiques quantifiant les éventuels surnuméraires sous-entend une rationalisation du marché de l'emploi, l'instauration de nouvelles catégories et, en somme, constitue une contribution indispensable à la modernisation socio-économique du pays. Les conservateurs, eux, avec leur argumentaire sur le dépeuplement des campagnes et/ou la volonté de peupler les provinces africaines minorent les notions d'excédents de population et prétendent les réinscrire dans les structures traditionnelles (agriculture surtout), refusant ainsi d'admettre qu'elles sont disponibles soit pour l'industrie, les services ou l'émigration.
Mário Murteira fut un des fonctionnaires, formé à l'Université[66] qui, loin des rêves agraires de Salazar ou des politiques pragmatiques visant à maintenir l'équilibre politique, était «dans le régime politique, pour le critiquer indirectement, mais avec chaque fois plus de virulence »[67]. Chef de la division de l'emploi au ministère des Corporations, il se montre, selon l'ambassadeur français au Portugal, «fort compréhensif à l'égard de notre mission de l'ONI »[68]. Lors de la commission d'étude des problèmes de l'émigration de 1964-1965, dans laquelle il représente le ministère des Corporations[69], il propose de coupler la politique d'émigration au marché de l'emploi : il constate « la tendance dominante des pays étrangers à intégrer les services d'émigration dans les ministères du travail »[70]. Or, au Portugal, bien qu'un fond de développement de la main d'œuvre ait été récemment créé (lequel, comme la Junta da emigração, ne peut mener à bien ses tâches faute de dotations budgétaires), une politique migratoire coordonnée à l'emploi est impossible. Le responsable du ministre de l'Economie ajoute, dans cette même commission, que, ne sachant pas la politique à suivre dans le secteur agricole («quand et dans quels termes veut-on réaliser la modernisation de l'agriculture »[71]), la planification d'une politique d'émigration est difficile. Les diverses propositions faites lors des débats de la commission n'aboutissent donc qu'à une apparente modernisation de la politique d'émigration. La résolution du conseil des ministres du 14 janvier 1965 sur l'émigration annonce qu'il «sera créé et mis en fonctionnement le plus rapidement possible, un service national d'emploi prévu dans le plan intercalaire de développement, à qui il compètera, dans les termes à établir dans le diplôme respectif, d'exécuter la politique définie dans le numéro supérieur[lier politique d'émigration et politique de l'emploi] et d'articuler avec les services de peuplement en rapport avec l'outremer portugais, qui, pour l'effet, devront avoir dans ce service une représentation adéquate »[72]. L'extrait de ce document signé par Salazar constitue un exercice de style singulier : admettant le couplage emploi/émigration, il cherche toutefois à donner la priorité à l'un des desseins conservateurs, la politique de peuplement de l'outre-mer. Cependant, ces concessions aux idées modernisatrices ne sont que des promesses sans grand lendemain : elles ne seront peu ou pas appliquées. Pour preuve, bien que le serviço nacional de emprego ait été créé par le décret-loi n°46 731 du 9 décembre 1965, il ne remplit que très partiellement ses prérogatives ; un arrêt du 3 juin 1969 du ministre d'Etat de la présidence du Conseil tente ainsi, quatre années plus tard, de le faire entièrement fonctionner. De plus, à chaque discours d'investiture, les nouveaux secrétaires nationaux à l'émigration ne cessent de réclamer une liaison plus étroite entre le Serviço nacional do Emprego et leur propre structure[73]. Ces aléas éclairent le quiproquo décrit plus haut avec la demande formulée par l'ONI. L'Etat portugais se montrait délibérément incapable de compter et de diriger ses «excédents de population » dont certaines parties – et d'autres, ne relevant pas de l'excédent des excédents - était candidate à l'émigration. Salazar préférait être placé devant le fait accompli plutôt que d'impulser donc de contrôler, avec les risques politiques inhérents, les évolutions qui étaient, par ailleurs, prônées comme indispensables.


Le tournant marcelliste

Le tournant marcelliste
Les protestations citées, que l'on pourrait multiplier à l'envi tout comme leurs échos dans les organismes les plus conservateurs de l'appareil d'Etat tels le ministère de l'Intérieur ou la PIDE, datent de 1961 et 1964, années où l'émigration est loin d'avoir atteint son apogée (ce que ne savaient évidemment pas les protagonistes). Ces clameurs sont les derniers chants du cygne conservateur, des tenants d'un Portugal archaïsant, tourné vers l'Afrique, qui continue à crier sachant que Salazar est sensible à ses lamentations. Même si, à l'intérieur de l'Etat, beaucoup rejettent les principaux postulats de ces contestations, la gestion migratoire se fait l'écho des voix conservatrices. Ceci n'est plus le cas avec Marcello Caetano. Dès son arrivée en 1968, il revendiqua la rupture avec l'optique visant à restreindre l'émigration légale. Au journal français de droite L'Aurore, il affirmait : «Mais là non plus, je ne suis pas de l'avis du Dr Salazar, qui pensait pouvoir empêcher cette émigration. Moi, je n'imposerai plus de contraintes et vous pouvez annoncer que, bientôt, chacun pourra sortir librement de ce pays. Tous ceux qui le demanderont recevront un passeport »[74]. Le nouveau président du Conseil semble sous-estimer la ruse et le jeu de vitrine opérés par son prédécesseur même si, indéniablement, il accomplit une libéralisation certaine de l'émigration. Dès 1969, l'émigration clandestine n'est plus considérée comme un crime sauf dans le cas des insoumis, des réfractaires et des déserteurs – si la modernisation du pays est acceptée, la crispation sur les provinces d'outre-mer est patente dans cette exception[75]. Un accord d'émigration est signé avec la France en 1971, remplaçant celui déjà paraphé en 1963 mais qui, étant donné les retards, complications et autres mesures exceptionnelles prévues pour empêcher sa bonne application, était quasiment enterré dès 1967. Prévoyant la venue en France d'un quota annuel maximum de 65000 Portugais, l'accord prouvait l'acceptation non seulement de l'émigration mais aussi de son ampleur. Par ailleurs, dès 1970, la Junta da emigração est dissoute et remplacée par le Serviço nacional da emigração, rattaché à la présidence du Conseil puis au ministère des Corporations et de la prévoyance sociale[76]. Désormais découplée du ministère de l'Intérieur (et donc a priori d'une vision répressive) et liée au marché de l'emploi[77], l'émigration peut être, théoriquement, gérée efficacement en fonction des données économiques ( mais pas nécessairement en fonction du bien-être, des besoins et des envies de la population) et bénéficier de la mise en route différée de l'organisme chargé de la connaissance du marché de l'emploi. Cependant, la libéralisation de l'émigration ne se produisit pas pour cause de la fixation de la dictature sur les provinces africaines. Si le gouvernement se passait de ses paysans, il voulait garder ses soldats. Ainsi, une proportion encore considérable de l'émigration vers la France se déroula de forme clandestine. Il faut néanmoins avoir à l'esprit que la permanence du phénomène clandestin s'explique également par les stratégies migratoires des Portugais qui tentent d'éviter les ingérences des Etats dans leur mouvements et le fort «push » créé par les pratiques de régularisation du gouvernement français[78].
Ces évolutions socio-économiques – dans la continuité de la politique coloniale – s'expliquent par le renversement d'appuis opéré par Caetano. Délaissant les conservateurs, Caetano cherche à se gagner l'ensemble de la population. Ce fut l'ère du «Salazar souriant » expliquant ses choix à la télévision[79], cherchant à ébaucher l'esquisse d'un Etat-providence baptisé Etat social, voulant sortir de la misère la population rurale et multipliant les bains de foules considérés comme autant de plébiscites. Outre les fortes motivations économiques et sociales, libéraliser l'émigration s'insère dans cette volonté de s'attacher les faveurs populaires et de se détacher de la figure de Salazar qui apparaissait comme celui qui empêchait ceux qui le désiraient de partir (légalement).
Le développement économique assumé, Caetano lâcha la bride aux jeunes loups modernisateurs muselés quelques années auparavant par Salazar. Certains comme Rogério Martins, secrétaire d'Etat à l'industrie, ou Vasco Leonidas, secrétaire d'Etat à l'agriculture, se répandirent en considérations qui, quelques années auparavant, auraient fait pâlir les élites conservatrices. Ce dernier, par exemple, voyait, là où tous décelaient une profonde crise de l'agriculture deux ans avant, une mutation nécessaire et in fine bénéfique de l'agriculture et jugeait le départ de la main d'œuvre rurale comme une aubaine. Il présentait l'émigration à la Federação dos grémios da Lavoura de  entre Douro e Minho comme «un facteur de valorisation, grâce à la permanence d'entrepreneurs et ouvriers agricoles suffisamment préparés pour mener à bien les travaux complexes exigés par la modernisation et la rénovation permanente d'une agriculture en transformation”[80]. Bien que ce type de discours reste vague sur la destination des “excédents” du secteur traditionnel (on continue jusqu'au 25 avril 1974 de présenter les provinces d'outre-mer comme les destinations privilégiées) et qu'il ait pu être tenu par certains modernisateurs du temps de Salazar, il n'est plus marginalisé et, ceux qui s'en font les porteurs ne sont plus, comme ce fut le cas de Luis Maria Teixeira Pinto, rapidement écartés. Les idées et les hommes étaient présents avant l'arrivée de Marcello Caetano à la présidence du Conseil mais ils devaient ronger leurs freins et diverger amèrement des options prises, ostentatoirement conservatrices, par Salazar malgré leurs travaux, projets ou conseils.



La priorité donnée à la période comprise entre 1958 et 1968 se fonde sur le fait que ce n'est véritablement qu'à cette époque que l'émigration suscite un véritable débat qui traverse l'Etat et les élites du pays. Avec l'arrivée de Caetano, la discussion n'existe quasiment plus. Ceux qui défendent le Portugal agraire ou ceux qui veulent prospérer dans une bulle de sous-productivité sans compétition sont alors marginalisés. L'émigration est acceptée dans son ampleur, dans ses conséquences économiques et sociales. Derniers accrocs d'ailleurs révélateurs de l'ère marcelliste : la fixation sur les guerres coloniales et la volonté d'éviter la migration des jeunes (soldats). Par l'utilisation de sources d'archives, nous avons prétendu dévoiler l'ambiguïté de la gestion de l'émigration suivie par Salazar, ses jeux de vitrine et ses silences. Car il faut, avec une prospection attentive des archives, complexifier les approches des politiques économiques et sociales des dernières décennies salazaristes. Avant de s'arrêter aux effets observés a posteriori, il faut observer les pratiques dans leurs complexités et ambiguïtés.




Notes

[1] Entre 1960 et 1973, 1.4 millions de Portugais ont quitté le Portugal. Pour les données statistiques sur le phénomène migratoire portugais cf. Joel Serrão, A emigração portuguesa, Lisboa, Livros Horizonte, 1977(1ère éd. 1972) ; Jorge Carvalho Arroteia, A emigração portuguesa. Suas origens e distribuição, Lisboa, Biblioteca breve, 1983.
[2] Cap-Vert, São Tomé e Principe, Guiné-Bissau, Angola, Mozambique, Macau, Timor. Le territoire de Goa ayant été rattaché, en 1961, après invasion, par l'Etat indien.
[3] Depuis sa Constitution de 1933, l'Estado Novo, pour protéger «les intérêts supérieurs de la Nation », s'est doté de lois limitant l'émigration légale ( fortes entraves dans la concession de passeports d'émigration ; restrictions dans la concession de passeports de tourisme pour la population rurale et ouvrière ; fortes entraves posées dans l'exécution des accords de main d'œuvre difficilement signés ; faible publicité des voies légales d'émigration). Le détail de cette législation est exposé par Francisco G. Cassola Ribeiro, Emigração portuguesa (Aspectos relevantes relativos as políticas adoptadas no domínio da emigração portuguesa desde a ultima guerra mundial, contribuição para o seu estudo), Lisboa, Secretária de estado das comunidades portuguesas/Instituto de apoio a emigração e as comunidades portuguesa/Centro de estudo, 1986. Voir également Maria Beatriz Rocha-Trindade, «Emigração portuguesa : as políticas de trajecto de ida e de ciclo fechado », Cadernos da revista de história económica e social, n°1-2, 1981, pp. 71-90.
[4] Transferts d'argent envoyés par les émigrés vers le Portugal.
[5] Les travaux sur l'importance cruciale des remessas pour l'économie portugaise sont nombreux, parmi ceux-ci : Maria Ioannis Baganha, «As correntes emigratórias portuguesas no século XX e o seu impacto na economia nacional », Análise social, vol.29, n°128, 1994, pp. 959–980 ; Maria Ioannis Baganha, «L'économie politique de la migration : l'émigration portugaise au 19e siècle », in Arquivos do centro cultural Calouste Gulbenkian, Le Portugal et l'Atlantique, vol. 42, Lisboa-Paris, Centro cultural Calouste Gulbenkian, 2001, pp. 77-96.
[6] Cf. António Costa Pinto, « O império do professor, Salazar e a elite ministerial do Estado Novo (1933-1945) », Análise social, vol.25, n°157, 2001, pp.1055-1076.
[7] Cité dans une lettre de la secretária de la Câmara municipal de Vila Nova de Gaia adressée au gouverneur du district de Porto, le 4 mars 1963, arquivo do ministério da Administração Interna (désormais AMAI), Gabinete do ministro 1965, caixa 283.
[8] António Oliveira Salazar, Entrevistas 1960-1966, Coimbra, Coimbra editora, 1967.
[9] Marcelo Mathias, Correspondência 1947-1968, Lisboa, Difel, 1984.
[10] Idem, p.467.
[11] En français dans le texte.
[12] Information de la Junta da emigração, signée par António Manuel Baptista, le 3 novembre 1967, AOS/CO/IN-15, pasta 20.
[13] Idem.
[14] Idem.
[15] Idem.
[16] La circulaire du 30 mai 1967 restreint encore plus fortement l'émigration vers la France, enterrant quasiment l'accord de main d'œuvre signé avec le gouvernement français le 31 décembre 1963 qui n'avait jamais pleinement fonctionné. La circulaire interdit toute émigration vers la France via des contrats anonymes pour la majorité des professions.
[17] Information de la Junta da emigração, signée par António Manuel Baptista, le 3 novembre 1967, AOS/CO/IN-15, pasta 20.
[18] Cf. «Ministério do Interior », in Fernando Rosas, José Maria Brandão de Brito (eds), Dicionário da História do Estado Novo, vol. 2, Venda Nova, Bertrand, 1996, p.599 ; Evelyne Monteiro, «La politique criminelle sous Salazar : approche comparative du modèle Etat autoritaire », Archives de politique criminelle, n°20, 1998, pp.141-160, p.152.
[19] Cf. sur ces élections, Iva Delgado, Humberto Delgado : as eleições de 58, Lisboa, Vega, 1998.
[20] Cf. Maria Carrilho, Forças armadas e mudança política no século XX. Para uma explicacão sociológica do papel dos militares, Lisboa, Imprensa nacional/Casa da Moeda, 1985 ; José Medeiros Ferreira, O comportamento político dos militares. Forças armadas e regimes políticos em Portugal no século XX, Lisboa, Estampa, 1992.
[21] Sur l'importance des positions prises par l'évêque de Porto dans l'opposition catholique à l'Estado Novo, cf. D. António Ferreira Gomes, D. António Ferreira Gomes : nos 40 anos da carta do bispo a Salazar, Lisboa, Multinova, 1998 ; José Barreto, “ Comunistas, católicos e os sindicatos sob Salazar », Análise social, vol.29, n°125-126, 1994, pp. 287-317.
[22] Cf. notamment António Costa Pinto, O fim do império português, Lisboa, Livros horizonte, 2001 ; et pour une vision plus large, Francisco Bethencourt, Kirti Chaudhuri(eds), História da expansão portuguesa, vol.5, Lisboa, Círculo de leitores, 1999.
[23] Cf. José Maria Brandão de Brito, A industrialização portuguesa no pós-guerra (1948-1965): o condicionamento industrial, Lisboa, Dom Quixote, 1989.
[24] Lettre de José Soares Pereira da Rocha, simultanément, propriétaire d'une pharmacie à Paul, propriétaire de terres et président de la junta de Freguesia de Paúl (Beira Baixa) au ministre de l'Intérieur, le 7 juin 1961, AMAI, Gabinete do ministro 1961, caixa 217. Le ministre écrit sur ce courrier «agradece-se-o ? », ce qui est fait par l'envoi d'un carton de remerciement le 19 juin 1961.
[25] Cf. notamment sur les relations entre l'extrême-droite française et l'Estado Novo, João Medina, Salazar em França, Lisboa, Atica, 1977 ; Emmanuel Hurault, «Le modèle portugais » in Marc-Olivier Baruch ; Vincent Duclert, Serviteurs de l'Etat, Paris, La Découverte, 2000, pp.439-447.
[26] Sur la dépendance débilitante de l'industrie face à l'Etat cf. notamment Fernando Rosas, «Estado novo e desenvolvimento económico (anos 30 e 40) : uma industrialização sem reforma agrária », Análise social, n°128, vol. 29, 1994, pp. 871-887.
[27] Lettre des entreprises A cegonheira de Irmãos Carvalho, lda; Alberto Carvalho de Araujo & ca; António Peixeto lda; João de Araujo “onça”& filhos, lda; Sarotos Metalurgicos, lda
adressée au délégué de l'Institut national du travail et de la prévoyance sociale à Braga, le 30 juillet 1964, AMAI, Gabinete do ministro 1961, Caixa 0217.
[28] Dans une version plus explicite : «Politiquement, il n'existe que ce dont le public connaît l'existence », cité in Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Paris, Chandeigne, 1996, p.145.
[29] On l'a vu plus haut, le propriétaire de Paul a été remercié pour sa lettre inspirée.
[30] Télégramme envoyé par Albano Rebelo au ministre de l'Economie depuis Arouca, non daté, AMAI, gabinete do ministro 1964, caixa 0276.
[31] Information de la Junta de emigração signée par António Manuel Baptista, le 6 août 1964, AMAI, gabinete do ministro 1964, caixa 0276.
[32] António Oliveira Salazar, O Ágio do Ouro e outros textos económicos, Lisboa, Banco do Portugal, 1997, p.122.
[33] Des auteurs ont démontré les contradictions, les évolutions et les inflexions de Salazar entre ses écrits antérieurs à son arrivée au gouvernement et ses actions politiques. Ce fut particulièrement le cas avec la «campagne du blé » (1929-1938). Alors qu'il avait auparavant critiqué la primauté du blé dans l'agriculture portugaise au détriment d'autres productions, la campagne du blé, impulsée par lui, a accentué cette distorsion. Cf. par exemple, Manuel de Lucena, “Salazar, a ‘fórmula' da agricultura portuguesa e a intervenção estatal no sector primário », Análise social, n° 110, vol. 26, 1991, pp. 97-206.
[34] Principal journal publié, dans la clandestinité, par le Parti communiste portugais.
[35] Les articles 85 et 86 du décret-loi 43 582 du 4 avril 1961 criminalisent l'émigration clandestine et l'enrôlement. Ces lois seront abrogées par le décret-loi 49 900 du 19 novembre 1969.
[36] Un rapport de 1970 de la GNR précise benoîtement, dans une liste de plus d'une centaine de passeurs, que certains sont toujours en activité («Relação dos engajadores ja referenciados por esta corporação ( 1970)”, GNR/ comando geral/ 4a repartição, AMAI, gabinete do ministro 1971, caixa 389). L'appareil judiciaire révéla, lui, une certaine mansuétude. Dans une note du conseil supérieur judiciaire du ministère de la Justice, datée du 29 avril 1964, il est précisé que sur 248 personnes présentées aux tribunaux pour présomption de crime d'enrôlement d'émigrants clandestins, seules 129 ont été condamnées, soit 52%. De plus, les peines atteignent fort exceptionnellement celles inscrites dans les textes législatifs (Note du conseil supérieur judiciaire du ministère de la justice, datée du 29 avril 1964, AMAI, Gabinete do ministro 1964, caixa 0273). En somme, une étude fine des pratiques policières et judiciaires dans la dite “lutte” contre l'émigration clandestine prouve que celle-ci était à mille lieux des discours prononcés et de la perception même de la population portugaise. Il faudrait néanmoins mieux comprendre si ce constat est, à tous les niveaux de décision et d'éxécution, le fruit de dysfonctionnements, de faiblesses pratiques de l'Etat ou le fruit conscient d'une politique délibéré. A notre sens, c'est un mélange de ces différents facteurs.
[37] António José Telo, «Trezes teses sobre a disfunção nacional – Portugal no sistema internacional », Análise social, vol. 32, n°142, 1997, pp. 649-683.
[38] Idem, p. 659.
[39] Cf. Boaventura de Sousa Santos, O estado e a sociedade em Portugal (1974-1988), Porto, Afrontamento, 1990 et Boaventura de Sousa Santos, «Etat, rapports salariaux et protection sociale, à la semi-périphérie - cas du Portugal », Peuples méditerranéens, n°66, janvier-mars 1994, pp.23-66.
[40] Cf. Luciano Amaral, «Portugal e o passado : política agrária, grupos de pressão e evolução da agricultura portuguesa durante o Estado Novo (1950-1973) », Análise social, vol.29, n°128, 1994, pp.889-906, p.897-898.
[41] Cité dans une note de l'ambassadeur de France au Portugal, le 12 novembre 1964, AMAE, série Europe 1961-1970, sous-série Portugal, vol. 97.
[42] Cité dans la note de l'ambassadeur de France au Portugal, le 16 avril 1963, AMAE, série Europe 1961-1970, sous-série Portugal, vol. 101.
[43] Cf. sur les projets ébauchés visant à éviter les concentrations prolétariennes et le paupérisme, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, pp. 227-228.
[44] Intervention de Calheiro Lopes le 14 décembre 1964 à l'Assembleia Nacional, 9e législature, n°008, Díario du 15 décembre 1964, page 108.
[45] Bernard Kalaora, Antoine Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989. Voir, plus particulièrement, le chapitre sur Paul Descamps qui reçut une commande de Salazar afin d'étudier la paysannerie portugaise.
[46] Cf. Fernando Oliveira Baptista, A política agrária do Estado Novo, Porto, Afrontamento, 1993.
[47] Intervention de Santos Bessa à l'Assembleia Nacional le 18 janvier 1962, 8e législature, n° 18, diário du 19 janvier 1962, p. 447.
[48] Adérito Sedas Nunes, Sociologia e ideologia do desenvolvimento, Lisboa, Moraes, 1969. 
[49] Carlos Almeida, António Barreto, Capitalismo e emigração, Lisboa, Prelo, 1976 (1ère ed. 1970).
[50] Sur la difficile et longue définition et délimitation de la catégorie de chômeur cf. Christian Topalov, Naissance du chômeur 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994 ; Malcom Mansfield, Robert Salais, Noel Whiteside, (sous la dir.), Aux sources du chômage 1880-1914, Paris, Belin, 1994.
[51] Intervention de Agueda de Oliveira, session n°3, n°144, 6 mars 1968, date du journal, 7 mars 1968, page 2627.
[52] Pierre Rosanvallon, La crise de l'Etat-providence, Paris, Seuil, 1981, p.28.
[53] Cf. Christian Topalov, Naissance du chômeur..., op. cit., p.22.
[54] Adérito Sedas Nunes, Sociologia...,op. cit.
[55] Données extraites de Adérito Sedas Nunes, Sociologia..., op. cit., p.241.
[56] Cf. Henri Mendras, Sociétés paysannes. Elements pour une théorie de la paysannerie, Paris, Gallimard, 1995.
[57] Marcello Caetano, Depoiemento, Rio de Janeiro, Record, 1974, p.96.
[58] Cf. Henrique Medina Carreira, As políticas sociais em Portugal, Lisboa, Gradiva, 1996, p.78 ; Mário Bacalhau, Thomas Bruneau,  “Political crises and unemployment : popular perceptions in post-revolution Portugal”, South European Society and politics, vol. 4, n°3, winter 1999, pp.135-149; Manuel Villaverde Cabral, «Unemployment and the political economy of the portuguese labour market », South European Society and politics, vol. 4, n°3, winter 1999, pp.222-239.
[59] Soeiro de Sousa, Aspectos da protecção social no desemprego (seguro-desemprego), Lisboa, Fundo de desenvolvimento da mão de obra, 1966, p. 41.
[60] Fernando Oliveira Baptista, A política agrária...op. cit., p.14.
[61] Cf. Boaventura de Sousa Santos, «Etat, rapports salariaux..., op. cit.
[62] David Corkill, The development of the portuguese economy. A case of europeanization, London/ New York, Routledge, 1999, pp. 7-8.
[63] Sur les difficultés de quantification des émigrants portugais partant vers l'Amérique (Brésil, Etats-Unis) entraînées par les flux clandestins, cf. Maria Ioannis B. Baganha, “ Uma imagem desfocada – a emigração portuguesa e as fontes sobre a emigração”, Análise social, vol. 26, n°112-113, 1991, pp. 723-739.
[64] Christian Topalov, Naissance du chômeur..., op. cit. , p.270.
[65] Géraldine Rieucau, Emigrants et salariés. Deux catégories nouvelles en Italie et en Espagne (1861-1975), Paris, La documentation française, 1997.
[66] Il rédige dans les années 1960 plusieurs articles traitant des problèmes de main d'œuvre et d'émigration. Proche d'Adérito Sedas Nunes, ces articles scientifiques comportent de fortes critiques contre l'Estado Novo. Cf., entre autres, Mário Murteira, «O desenvolvimento industrial português e a evolução do sistema económico », Análise social, vol. 2, n°7-8, 1964, pp.483-497 ; Mário Murteira, «Emigração e política de emprego em Portugal », Análise social, vol. 3, n°11, 1965, pp. 258-278. Après le 25 avril 1974, il devient ministre des affaires sociales du Ier gouvernement provisoire dirigé par Palma Carlos et ministre de la coordination et de la planification économique du IIIe gouvernement provisoire de Vasco Gonçalves.
[67] Mário Murteira, «Um olhar (dos anos 60) sobre Portugal », Análise social, vol. 28, n°123-124, 1993, pp. 745-752, p. 747.
[68] Note de l'ambassadeur de France au Portugal, le 23 mai 1966, AMAE, série Europe 1961-1970, sous-série Portugal, vol. 96.
[69] Estudos dos problemas da emigração portuguesa – regime legal e de facto da emigração e protecção aos emigrantes, em especial aos fixados na região de Paris ( 1964-1965), AOS/CO/PC-81 A, pasta 3. Ismael da Silva Santos et Joaquim Mendes de Andrade, du même ministère des Corporations et de la Prévoyance sociale contribuent également aux débats lors de cette commission d'étude.
[70] Idem.
[71] Idem.
[72] Cité dans Francisco G. Cassola Ribeiro, Emigração portuguesa..., op. cit. pp. 45-49.
[73] Baltazar Rebello de Souza, Discurso proferido na posse so secretario nacional da emigração em 8 de janeiro 1971, Lisboa, Secretariado nacional de emigração, 1971 ; Américo Sarraga Leal, Discurso proferido na data de posse de cargo de secretário nacional da emigração, Lisboa, Secretariado nacional de emigração, 1971.
[74] Roland Faure, « Entretien avec Marcello Caetano », L'Aurore, 5 septembre 1969.
[75] Le décret-loi 49 900 du 19 novembre 1969 abroge les articles 85 et 86 du décret-loi 43 582 du 4 avril 1961 criminalisent l'émigration clandestine et l'enrôlement.
[76] Les textes des décrets de 1970 et de 1972 créant et transcrivant les fonctions et les compétences du serviço nacional de emigração se trouvent in Francisco G. Cassola Ribeiro, Emigração portuguesa..., op. cit. pp. 51-86.
[77] Le préambule du décret-loi n°402/70 réitère la proclamation de principe déjà énoncé en 1965 en lui donnant cette fois une assisse et légitimité institutionnelle : «Convenue la nécessité d'envisager les phénomènes de l'émigration dans la perspective des problèmes sociaux et dans l'encadrement de la politique nationale de l'emploi, le ministre des Corporations et de la Prévoyance sociale a été désigné par le président du Conseil comme coordonnateur des affaires de l'émigration ». Cité in Francisco G. Cassola Ribeiro, Emigração portuguesa..., op. cit., p.54.
[78] Le gouvernement français a, en très grande partie, régularisé la situation des clandestins portugais qui arrivaient sur le territoire français. Ces pratiques incitèrent donc les Portugais a ne pas recourir aux voies légales d'émigration.
[79] Dans le cadre de l'émission “conversas em família”.
[80] Discours de Vasco Leonidas, secrétaire d'Etat de l'agriculture, proféré à Porto le 24 juillet 1969 devant la federação dos grémios de Lavoura de Entre Douro e Minho, AMAI, Gabinete do ministro 1969, caixa 0356.

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