Les refoulements d'étrangers en France dans les années trente, un projet de recherche collective

Par G. Massard Guilbaud, P. Rygiel

Sommaire

I. L'objet
II. Les sources
III. La démarche
IV. Premiers jalons

I. L'objet

Nous lançons cette année un projet de recherche collectif dont les refoulements d'étrangers par la France des années trente constituent l'objet premier. L'intérêt d'une telle étude est de plusieurs ordres. La grande crise a conduit les pouvoirs publics français à tenter de réduire, par divers moyens, et selon des modalités qui ont varié au cours du temps, le nombre de travailleurs étrangers présents en France. Nous connaissons cependant assez mal tant les pratiques concrètes qui furent mises en oeuvre, que leur impact exact sur les populations visées. L'étude des refoulements, soit de l'une des armes à la disposition des pouvoirs publics, permettrait de combler en partie ce vide.

Elle peut de plus permettre de verser de nouvelles pièces au dossier de débats scientifiques en cours qui concernent les modalités de l'intervention de l'État dans le monde social. Il faut, pour refouler un travailleur étranger, décider de ceux qu'il convient de refouler. On peut donc supposer que les services centraux de l'État et la puissance législative mettent alors en place des schèmes de perception permettant de distinguer le bon étranger du mauvais, schèmes dont la genèse éclairerait sans doute tant les principes qui sous-tendent l'action publique en ce domaine que les représentations de l'étranger qui surgissent en temps de crise. Ce ne sont pas cependant les services centraux de l'administration, ni des commissions parlementaires, qui dressent la liste des travailleurs étrangers qui seront refoulés. La décision est prise localement par les services préfectoraux, après l'intervention d'un certain nombre d'acteurs, dont les services de la main d'oeuvre, voire les entrepreneurs ou les services consulaires concernés. Il n'est donc pas certain que les décisions prises soient la simple mise en application des décisions prises au centre. Même d'ailleurs si tel était le cas, ce qu'à ce stade nous ne savons pas, l'étude tant de la définition par l'État de diverses catégories d'étrangers, dont certaines sont indésirables, que de la mise en oeuvre des mesures visant à traiter les étrangers selon leur appartenance aux catégories ainsi définies, permettrait de poser, à partir d'un cas concret, ce qui n'est pas fait si fréquemment, le problème de l'efficace social des catégorisations d'État et de leur prise en compte par les acteurs sociaux. En l'espèce, cela pourrait se faire en tentant de répondre à quelques questions simples. Les mesures de refoulement effectivement prises frappent-elles ceux qui étaient visés par la législation et la réglementation en vigueur? Et si ce n'est pas le cas, de quelle nature sont les écarts -sont ils constants sur tous les points du territoire, trouve-t-on trace de pratiques discriminatoires à l'encontre de certaines nationalités- et comment peut-on en rendre compte? Ces décisions de refoulement sont-elles suivies d'effet, ou bien aboutissent-elles à créer une catégories d'étrangers sans papiers non régularisables, on dirait aujourd'hui des clandestins? On le voit, de telles questions amèneront très vite à poser le problème tant du rôle social de l'État que celui du fonctionnement de l'appareil d'État.

II. Les sources

Une telle étude n'a d'intérêt que s'il est possible de combiner une étude de la production de règles par les services centraux et le corps législatif et une exploration de la mise en application de ces décisions à l'échelon local. Cela suppose qu'existent des sources qui le permettent. Cela ne pose guère de difficultés dans le premier cas et quelques sondages permettent de supposer qu'une étude fine au niveau local sera possible au moins en quelques lieux. Un sondage dans le Cher a permis de repérer quatre cartons (A. D. Cher, M7158-7161) renfermant des dossiers individuels de refoulement. Les arrêtés semblent avoir été pris entre début 1934 et fin 1938. Leur lecture permet de reconstituer une partie de la procédure de refoulement. L'arrêté, pris par le préfet, doit être notifié par la gendarmerie, qui établit alors un rapport. L'intéressé doit alors remettre les papiers et titres de séjour en sa possession aux agents de la force publique chargés de la notification de la sentence. Il reçoit en échange un sauf-conduit et dispose alors d'un délai plus ou moins long (généralement 10 jours) pour quitter le territoire. Certains manifestement utilisent ce délai pour solliciter l'intervention d'instances leur paraissant capables de les protéger (maires, autorités consulaires, employeurs). Il arrive qu'à la suite de telles interventions la décision préfectorale soit modifiée (obtention d'un délai ou rapport de la décision). Lorsque ce n'est pas le cas, l'étranger doit quitter le territoire. La gendarmerie de son lieu de domicile est chargée de vérifier qu'il a quitté celui-ci. S'il passe légalement la frontière, le poste frontière renvoie un avis de passage.

De ce fait les dossiers consultés sont à géométrie variable. On y trouve toujours dans le Cher (les formulaires sont émis par les préfectures donc susceptibles de différer selon le département) les informations suivantes : 

- L'arrête lui même qui précise pour chaque individu objet d'une procédure les points suivants  : 

- Un rapport de gendarmerie, qui soit fait état de la notification de la décision soit constate l'absence de l'étranger de son domicile habituel.

- Le dossier peut également comprendre  : 

On peut donc espérer à partir de ces sources comparer la population refoulée et la population résidente. On dispose en effet généralement en série M de comptages annuels par origine nationale et parfois par profession. Il est également possible d'utiliser les données des recensements de 1931 et 1936. En procédant à ces comparaisons, c'est l'impact économique démographique et social de cette pratique d'État que l'on pourra mesurer finement.

On peut aussi à partir de telles sources considérer que le refoulement est une décision collective produite par l'interaction de divers acteurs (services préfectoraux, inspection du travail, mairies, consulats, employeurs) et s'interroger tant sur les principes que ceux-ci mobilisent pour justifier leur intervention que sur le poids relatif de celles-ci. Dans le Cher il semble à première vue que, lorsqu'il est important, l'employeur désireux de conserver une main d'oeuvre qui lui donne satisfaction l'emporte systématiquement. Il n'est pas certain qu'il en soit de même partout, ni bien sûr qu'il n'y ait pas évolution dans le temps. C'est alors l'appropriation par les acteurs locaux des catégories d'État et la mise en oeuvre de celles-ci que nous observons.

Une telle investigation peut être menée de façon plus systématique lorsqu'apparaîtront les dossiers individuels de demande de carte d'identité de travailleur. Il semble en effet dans le Cher que les individus refoulés dont nous possédons les dossiers l'ont été après une demande de carte d'identité de travailleur qui ne leur a pas été accordée. Un dossier des archives du Cher M8909 (faussement nommé renouvellement 39_40) comprend en effet des dossiers de demande de cartes d'identités faites entre 1935 et 1944 parmi lesquelles devraient pouvoir être retrouvés tous les individus refoulés au cours de la période (c'est du moins ce que semble indiquer un rapide sondage). Ces dossiers comprennent une demande de carte (lettre parfois manuscrite parfois dactylographiée envoyée par l'étranger sous couvert de la mairie de résidence) et une notice de renseignement qui fournit les renseignements suivants : 

Est joint à ce dossier un certificat de travail fourni par l'employeur qui précise, outre les renseignements déjà fournis par la notice, salaire et avis de l'office de placement. Il est alors possible de comparer ´le bon grain et l'ivraieª, soit les travailleurs auxquels l'autorité préfectorale a cru devoir accorder une autorisation de séjour et de travail et ceux auxquels elle l'a refusée et, en passant par l'objectivation statistique, de se prononcer sur les éventuels écarts entre les normes à appliquer et leur mise en oeuvre en différents points du territoire.

Ces sources, si précieuses soient-elles, présentent cependant en l'état quelques insuffisances. Nous n'avons pu retrouver de totalisation des décisions de refoulement (aux AN peut-être?). De ce fait il est un peu difficile d'affirmer que les dossiers conservés constituent la totalité des cas. De plus, même si un dépouillement exhaustif n'a pas été effectué, il ne semble pas que dans le Cher on puisse espérer trouver des dossiers antérieurs à 1934 or, la pratique du refoulement est antérieure à cette date (première vague en 1931 d'après J.-C. Bonnet)

III. La démarche

De telles sources, volumineuses et dispersées, faisant appel à des compétences variées, de même que des problématiques qui impliquent quelques chevauchement disciplinaires périlleux, imposent un effort collectif et la réunion de compétences diverses. C'est là d'ailleurs à nos yeux l'un des principaux intérêts d'une telle entreprise. Il nous semble en effet qu'explorer, ou réexplorer pour certains, les possibilités qu'offre le travail collectif, à condition qu'il ne soit pas une simple juxtaposition de travaux individuels, est aujourd'hui nécessaire.
En effet, le rapide développement et la rapide évolution du champ et des méthodes font qu'il devient de plus en plus difficile à un chercheur isolé de rassembler la somme de compétences nécessaire au traitement d'un sujet, et particulièrement au traitement d'un sujet qu'il ne laboure pas en profondeur depuis quelques années. Il ne reste souvent le choix alors qu'entre l'hyperspécialisation, agaçante pour ceux dont un sujet de thèse n'épuise pas les curiosités, ou un éclectisme un peu hasardeux, particulièrement frustrant pour des historiens qui, par définition, ont le goût de la belle ouvrage et de l'exhaustivité. Le dilemme est particulièrement cruel pour les héritiers de l'histoire sérielle qui, souvent contraints de construire leurs sources, se voient obligés, soit d'abandonner leurs tableaux préférés, soit d'exploiter à vie les deux ou trois bases de données qu'ils ont pu constituer, ce qui ne va pas chez certains sans créer quelque lassitude. Le travail collectif, peut, nous l'espérons, permettre de dépasser certaines de ces apories, en offrant la possibilité de participer à une recherche dont le produit soit de qualité sans devoir être l'homme, ou la femme, d'un seul livre.
Il peut aussi permettre une confrontation fréquente, sur un même objet, de points de vue et de compétences diverses, ce qui, outre que cela doit déboucher sur une meilleure appréhension de l'objet de l'étude, doit aussi permettre que s'échangent, que se confrontent aussi, et le plus vigoureusement possible, compétences et points de vue et donc que chacun progresse, ce qui peut s'avérer précieux, les occasions d'un vrai dialogue étant devenues aujourd'hui aussi rares que les controverses fécondes.

IV. Premiers jalons

- Le cadre permettant la mise en oeuvre de ce vaste programme sera un séminaire de l'École normale supérieure qui réunira, à partir de cette année, les auteurs de ce texte, des élèves de l'école et du DEA. de sciences sociales ENS-EHESS. Il sera consacré durant la première partie de cette année à plusieurs conférences débats, qui seront l'occasion, avec des spécialistes de l'immigration et de l'histoire sociale de la France, d'affiner les problématiques et de préciser les contours du cadre référentiel de ce travail. Dans la seconde partie de l'année, nous mettrons en place les protocoles de recherche appropriés à l'état de notre projet.

- Quelques travaux préliminaires ont déjà été entrepris, dont le repérage des textes législatifs et réglementaires précisant les conditions auxquelles doivent satisfaire les immigrés désireux de vivre et travailler en France. Un dépouillement des dossiers du service des étrangers conservés aux A. D. du Cher a permis de repérer plus de 100 textes (circulaires ministérielles, circulaires préfectorales, décrets, lois) relatifs aux conditions de séjour des étrangers entre 1917 et 1939. Afin de mettre un peu d'ordre dans ce chaos, une base de données a été constituée. Cette base de données présente chacune des pièces retrouvées qui concerne soit les procédures de refoulement elles-mêmes, soit les procédures de renouvellement ou d'obtention de cartes d'identité de travailleurs. Celle-ci en effet vaut au cours de la période permis de séjour et autorisation de travail; son refus équivaut à un refus de séjour et est normalement suivi, sous bénéfice d'inventaire, d'un ordre de refoulement voire d'une expulsion. Sont donc retenues toutes les pièces apportant des éléments de réponse aux quelques questions suivantes :  qui doit obtenir le droit de séjourner et de travailler en France, qui doit en être privé et quelles sont les procédures qui permettent de faire reconnaître ce droit ainsi que celles qui doivent présider à l'exécution de la décision administrative. Chacune des pièces référencées est disponible sous forme de photocopie et indexée (carton d'origine et numéro de la photocopie) ce qui permet de la retrouver facilement. Sont de plus précisées sa nature et sa date, ainsi que pour les circulaires ministérielles leur numéro et pour les extraits du journal officiel la date et la page. Une rapide analyse, qui reste le plus près possible du texte de la source même, est parfois fournie. La fonction de cette banque de données est de permettre, lors de dépouillements ultérieurs de vérifier si la pièce consultée est déjà connue (il est facile de trier les pièces par date). Elle peut aussi servir de support à la création d'une base de données diffusable pour peu que soit élaboré un système d'indexation par mots clés des informations proposées (en l'état il est possible de la consulter sous forme de texte et d'utiliser les fonctions de recherche des traitements de textes usuels pour repérer une pièce, mais il sera facile de réaliser une analyse textuelle à partir de telles données).

G. Massard Guilbaud, P. Rygiel

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