Les travailleurs indochinois en France de 1939 à 1948

Par Liêm Khé TRAN-NU

avril 2001

Cet article de L.-K. Tran-Nu est paru pour la première fois en 1989 dans le n° 10 (p. 5-21) du Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine publié à l'Université de Nanterre.
Il est tiré du mémoire de maîtrise de l'auteur, soutenu à cette université en 1988 et préparé sous la direction de Philippe Vigier ; il porte le même titre et comporte 251 p.
Signalons que la revue qui a fait suite à ce bulletin, Recherches contemporaines , contient deux articles susceptibles d'intéresser les historiens des migrations  :  Aude Joseph, "Des migrants à l'épreuve. L'émigration espagnole vers la France et ses implications socio-culturelles (1960-1980)", n° 2, 1994, p. 55-78 ; Alain Faure, "Formation et renouvellement du peuple de Paris. Aspects du peuplement de Paris de la Commune à la Grande Guerre", n° 5, 1998-1999, p. 143-160.
La version HTML de cet article a été réalisée par Emmanuel Migeot ; la pagination originale de l'article est signalée en chiffres gras (Note A.Faure).

Sommaire

La politique du recrutement et les recrutés
Organisation et utilisation de la main-d'oeuvre indochinoise
Les Indochinois en France  :  "fils protégés" ou étrangers indésirables  ?
Un bras du Viet-Minh en métropole
Les aléas du retour et les contradictions de l'administration
Notes
A l'époque de l'Indochine française, l'émigration des Vietnamiens vers la métropole est un phénomène minoritaire ; il concerne surtout des intellectuels et des étudiants venus parfaire leur formation. Cela ne doit pas cependant porter à négliger les mouvements migratoires temporaires qui correspondent aux recrutements de tirailleurs et de travailleurs indochinois en 1914, puis en 1939.

Reproduisant le précédent de la première guerre mondiale, au cours de laquelle 90.000 travailleurs et tirailleurs indochinois avaient été déplacés en métropole pour pallier la pénurie de main-d'oeuvre (1) ; le plan Mandel, du nom du ministre des Colonies, prévoyait en 1939 l'appoint de 300.000 travailleurs coloniaux à l'effort de guerre de la France (2) En avril 1940, 7.000 tirailleurs indochinois sur un total de 41.000 tirailleurs coloniaux étaient présents sous les drapeaux en France. En juin de la même année, près de 20.000 travailleurs indochinois envoyés en métropole furent affectés comme ouvriers non spécialisés (O.N.S.) dans les industries participant à la Défense nationale (3) . La défaite de juin 1940 mit fin brutalement au déplacement de main-d'oeuvre coloniale qu'il fallut alors rapatrier. En 1941, 5.000 travailleurs indochinois retournèrent au pays mais les 15.000 restant furent bloquésen France par suite de l'arrêt des liaisons maritimes. La désorganisation de l'après-guerre, les événements qui affectèrent l'Indochine française à la Libération, retardèrent encore le rapatriement de ces travailleurs requis. Celui-là ne prit fin qu'en 1952. [5]

Jeunes pour la plupart (ils avaient entre 20 et 30 ans) ces requis ont formé une micro-société transplantée brutalement pour une dizaine d'années hors de son univers traditionnel. Il va sans dire qu'une telle expérience ne pouvait être vécue comme une simple parenthèse et qu'elle a forcément transformé ces hommes. Au processus d'adaptation au travail industriel, de confrontation au modernisme et au phénomène d'acculturation, s'ajouta une expérience inédite, celle de la confrontation avec une puissance coloniale sur son propre sol, une puissance en proie à la défaite, aux prises avec ses contradictions, ce qui bouleversera le mythe de la mère patrie toute puissante, homogène et invincible.

La politique du recrutement et les recrutés

Au moment où la guerre éclata, Georges Mandel fixa deux objectifs à l'Indochine  :  "Mobiliser la totalité des forces matérielles et morales de l'Indochine à une double fin, c'est-à-dire en vue de pourvoir à sa défense en cas d'agression et d'élever au plus haut degré sa contribution à l'effort de guerre de la métropole" (4) . La politique du recrutement des indigènes pouvait s'appuyer sur un dispositif législatif et administratif mis au point durant l'entre-deux-guerres à partir d'une réflexion sur l'expérience du premier conflit mondial.

Dès 1926 une instruction du ministère du Travail avait prévu la création en temps de guerre d'un service de main-d'oeuvre indigène, nord-africaine et coloniale, la M.O.I. (5) . C'était à la M.O.I. qu'incombait la charge de recruter, d'acheminer et d'administrer les travailleurs coloniaux. Le 24 juillet 1934, une instruction générale vint compléter celle de 1926 ; elle prévoyait l'acheminement dans la métropole des travailleurs des différents territoires de l'Empire et leur organisation  :  ils devaient constituer des compagnies, formations de base regroupées en légions et en inspections régionales. Le vote de la loi sur "l'organisation générale de la nation en temps de guerre", le 2 juillet 1938, allait permettre l'application de ces textes en autorisant la réquisition des travailleurs non combattants pour remplacer les soldats français du front et notamment les travailleurs coloniaux (article 14 de la loi). En avril 1939, deux décrets complétèrent ce dispositif législatif relatif au recrutement et à l'organisation des travailleurs coloniaux. Le ministère du Travail était responsable de la main-d'oeuvre . Néanmoins, le régime fixé en 1938-1939 par voie légale et réglementaire était le résultat d'un [6] accord entre le ministre des Colonies, le ministre du Travail et le ministre de la Défense nationale.

L'appel à l'Indochine s'inscrit désormais dans un scénario solidement établi qui élimine les improvisations de la première guerre mondiale. Mais le dispositif législatif ne concerne la main-d'oeuvre qu'une fois à pied d'oeuvre en métropole. La question du recrutement dans les colonies était abandonnée aux autorités sur place. Le 29 août 1939 un arrêté fixa l'ouverture du droit de réquisition sur tout le territoire de l'Indochine. La mobilisation s'effectua dans un contexte relativement calme compte tenu de l'éloignement de la métropole et de la guerre elle-même. Du 20 octobre 1939 au 14 mai 1940, date du dernier embarquement, quatorze bateaux ont acheminé 19.362 Indochinois en direction de la métropole. Les Annamites constituèrent plus de la moitié des contingents indochinois, le Tonkin fournit plus d'un quart des effectifs alors que la Cochinchine n'apporta qu'une maigre contribution avec un millier d'hommes réquisitionnés. Ce déséquilibre du recrutement entre les diverses régions est à mettre en relation avec les différents liens coloniaux entretenus par la France avec les pays d'Indochine.

L'Union indochinoise à la veille de la seconde guerre mondiale constituait en effet un ensemble disparate, soudé par une armature administrative centralisée et dominée économiquement par une société coloniale cohérente, composée de trois catégories principales  :  les fonctionnaires, les militaires et les "colons". L'administration, déclare Philippe Devillers, "n'était pas aimée, loin de là, mais elle n'était pas non plus détestée..." (6) Elle était formée par toute une hiérarchie de fonctionnaires qui venaient après le gouverneur de Cochinchine, et les résidents supérieurs du Tonkin, d'Annam, du Cambodge et du Laos. Parmi ces fonctionnaires, on trouvait les auxiliaires indigènes de l'administration française qui constituaient, après le règne des Lettrés, une nouvelle génération de notables avec la bourgeoisie des propriétaires fonciers. Intermédiaires entre la société coloniale et la masse des Indochinois, d'origine rurale, ils furent les relais obligés du recrutement des travailleurs coloniaux en Indochine.

Au moment de la déclaration de guerre, ordre fut donné par le général Catroux, le premier militaire à accéder au poste de gouverneur général de l'Union, aux résidents supérieurs et au gouverneur de Cochinchine, de recruter des travailleurs civils pour former des contingents d'O.N.S. destinés à la métropole. On parla tout d'abord de requis volontaires, mais, très vite, le recrutement prit [7] l'allure d'un enrôlement forcé appliqué par les magistrats indigènes municipaux. Ces derniers fournissaient ensuite une liste des requis qui, sur ordre du résident supérieur ou du gouverneur, étaient incorporés au fur et à mesure des possibilités de transports. La collaboration des autorités indigènes a permis en peu de temps la mobilisation de milliers d'Indochinois. L'efficacité de l'application d'une politique coloniale en matière de main-d'oeuvre indigène trouva son origine dans l'inféodation et le "loyalisme" des élites locales, une minorité qui tendait à se séparer du reste de la population. Leur rôle fut décisif, il explique en partie le déséquilibre dans le recrutement évoqué plus haut.

La main-d'oeuvre cochinchinoise s'avérait également précieuse pour la prospérité de la colonie soumise à une administration directe. C'est également en Cochinchine que l'amélioration économique avait donné naissance à une bourgeoisie indigène politisée. Sa présence représentait un obstacle potentiel à une politique d'enrôlement. Celle-là, impopulaire, fut appliquée plus largement en Annam et au Tonkin, protectorats français plus pauvres, plus peuplés. La politique impériale pouvait là se retrancher derrière les autorités locales et indigènes puisque le recrutement s'opérait selon des modes de coercition fortement liés aux structures sociales et mentales traditionnelles. Même si l'appel aux volontaires n'y reçut pas un franc succès, l'enrôlement de force ne provoqua pas de résistance collective. Pourtant, 90% des travailleurs déplacés furent recrutés de force dans la masse de la paysannerie pauvre. Arrachés brutalement à leurs rizières, les requis illettrés, non initiés au travail industriel vivaient jusqu'alors dans un univers traditionnel, coupé de la société coloniale.

Les volontaires furent peu nombreux - un peu moins de 10% des effectifs. Ils représentaient cependant un maillon important dans le système d'organisation de déplacement de la main-d'oeuvre indochinoise. La faiblesse relative des Français en Indochine, qui n'a jamais été une colonie de peuplement, exigeait le recours à ces volontaires pour former l'encadrement intermédiaire. Ceux-ci avaient tous le niveau d'études primaires. Ils furent immédiatement promus interprètes et surveillants (un surveillant pour 25 travailleurs). Leur engagement fut ressenti comme un signe de loyalisme. Une sorte de malentendu s'installa, car pour ces diplômés, l'engagement correspondait à un projet migratoire. Compte tenu de la faiblesse des bourses attribuées pour effectuer les études en métropole, il y avait dans cet engagement l'opportunité de faire un voyage en France, ce qui signifiait une possibilité d'élévation de leur [8] niveau culturel et une chance de promotion sociale. Au rêve succéda rapidement le désenchantement.

Le bilan de huit mois de la politique de recrutement doit être considéré à plusieurs niveaux. Les notables et les autorités indigènes semblent avoir joué le jeu de la politique de transfert de la main-d'oeuvre coloniale au profit de l'effort de guerre de la métropole. Les requis, enrôlés de force, se sont vite résignés et aucune source n'indique des tentatives d'opposition à l'exception de rares cas de désertion, de quelques tentatives de suicides et d'auto-mutilation au cours de la traversée (7) . Mais l'objectif fixé n'a pas été atteint. Dès mars 1940, la M.O.I. constate un déficit de 3 000 hommes sur l'effectif envisagé précédemment (8) . Les réserves en hommes étaient inépuisables mais la question de l'encadrement et le problème des transports constituaient un palier difficile à franchir. Une note du cabinet de l'Etat-Major (9) constate que ces problèmes représentent "une limite à l'accroissement des effectifs allogènes que le souci de ménager le sang des Français souhaiterait plus considérables".

Les résultats qualitatifs furent aussi en-deçà des espérances. Un rapport de la 17e région militaire (Toulouse) en fait état dans ces termes  :  "Les recrues ne représentent pas et de loin les meilleurs du village. Ce sont, le plus souvent, les rebuts de la société indigène qui se sont engagés ou ont été recrutés avec les moyens que l'on imagine..." (10) . Destinés à remplacer dans les industries de guerre les ouvriers français partis au front, les recrutés provenaient pour la quasi totalité d'entre eux des zones rurales pauvres de l'Indochine. Comme le souligne Jacques Dalloz, le prolétariat indochinois était extrêmement concentré et minoritaire et ne représentait en 1939 que 200 000 personnes, soit 5% de la population indochinoise alors que 90% des Vietnamiens vivaient dans les campagnes (11) . L'absence d'industries locales et de formation professionnelle des requis laissait prévoir une intégration très difficile des requis.

Dès 1939, la M.O.I. envoya une circulaire relative à l'utilisation de la main-d'oeuvre coloniale  :  "Les travailleurs indigènes ne sont pas interchangeables avec des ouvriers européens pas plus d'ailleurs qu'ils ne sont interchangeables entre eux quand ils appartiennent à des races différentes (...). Les Indochinois ont pour les menus travaux des dispositions particulières (...). Ils ont des facultés innées d'adaptation à des travaux d'exactitude, leur intelligence est assez éveillée (...) ils sont agiles et souples mais très sensibles au froid, il ne faut leur demander de travaux de force que tout à fait exceptionnellement..." (12) . La grande guerre avait fait naître un [9] stéréotype de l'Indochinois qui s'impose désormais au début du nouveau conflit mondial

Organisation et utilisation de la main-d'oeuvre indochinoise

Dépendant du ministère du Travail, les requis furent pris en charge par une administration, la M.O.I., qui, dans les faits, fonctionna de façon quasi autonome. Administration civile, elle gérait une main-d'oeuvre coloniale statutairement considérée comme une main-d'oeuvre civile réquisitionnée pour le temps de guerre. Elle avait été conçue comme un service économique ayant pour objectif d'"employer économiquement la main-d'oeuvre indochinoise" (13) . Son organisation interne, fixée par décret, comprenait en principe des services correspondant à tous les aspects de la vie quotidienne des travailleurs  :  section administrative et financière, section du personnel, section des oeuvres sociales, inspection médicale... Le chef du service était désigné par le ministre parmi des hauts fonctionnaires du département du Travail. Il était assisté de plusieurs adjoints, officiers supérieurs ou administrateurs des colonies recrutés "dans la limite des crédits ouverts à cet effet" par le ministère (14) . En novembre 1943, la M.O.I. fut rattachée au Commissariat général à la main-d'oeuvre, nouvellement créé. D'un strict point de vue administratif, l'organisation des travailleurs indochinois s'appuyait donc sur un service doté d'une armature solide et cohérente, peu entamée par les aléas de la guerre du fait de la souplesse des textes qui permettait une utilisation flexible de la main-d'oeuvre coloniale.

Les travailleurs étaient organisés en compagnies et légions mis au service des industries de la Défense nationale dont les besoins en main-d'oeuvre étaient centralisés par le ministère du Travail. Soumis à une discipline militaire, ces travailleurs étaient dirigés par des "cadres" indochinois, maintenus aux fonctions subalternes et jouant les intermédiaires vis-à-vis de l'encadrement français. Celui-ci était formé par les administrateurs, anciens administrateurs et élèves de l'Ecole coloniale. Ils jouissaient d'une relative liberté d'action dans les camps, favorisés au demeurant, sous l'Occupation, par la désorganisation des services comme en témoigne le mauvais [10] fonctionnement des services d'inspection prévus par la réglementation.

La M.O.I. constituait un monde particulier. Formée de travailleurs requis étrangers à la société civile et dotée d'un encadrement non soumis aux autorités militaires, elle ne connaissait aucune ingérence extérieure dans ses affaires. En son sein, les travailleurs coloniaux étaient organisés de façon étanche. La main-d'oeuvre indochinoise relevait de services spécifiques. Dans ce contexte, une marge de manoeuvre importante était laissée aux administrateurs. Les témoignages d'anciens requis sont unanimes pour dénoncer l'attitude brutale et arbitraire de l'encadrement français. A la Libération, les rapports des inspecteurs du ministère des Colonies furent, eux aussi, très sévères pour l'organisation, ce qui entraîna une importante épuration dans les rangs du personnel de la M.O.I..

Dès leur arrivée, les travailleurs étaient disséminés sur tout le territoire français, installés dans des bâtiments ou sur des terrains transformés en campement, réquisitionnés par l'Etat, à proximité des lieux où était employée cette main-d'oeuvre. Le requis ne touchait pas directement son salaire qui était versé par l'employeur à la M.O.I. Cette dernière devait assurer l'entretien complet du requis et lui donner une "solde". Les entreprises privées et les services publics pouvaient employer les travailleurs indochinois après avoir accepté les clauses du cahier des charges et signé un contrat de travail (15) . Le salaire du requis était, en général, plus bas que les salaires régionaux officiellement accordés aux ouvriers européens "compte tenu du moindre rendement de la main-d'oeuvre indochinoise" (16) . Les entreprises bénéficiaient d'un certain nombre d'avantages comme l'exonération des diverses indemnités sur les accidents du travail, du versement de la cotisation patronale pour les assurances sociales et du versement des sommes prévues par le régime d'allocations familiales obligatoires. Les salaires des requis semblent avoir été la seule ressource financière de la M.O.I.. En tant qu'organisme civil, la M.O.I. fonctionnait plus comme un service économique à la recherche de moyens financiers pour équilibrer son budget que comme un service gérant un budget de type service public. Or la défaite de 1940 et l'armistice entraînèrent l'arrêt des usines de guerre et réduisirent les O.N.S. au chômage. La mise à la disposition des entreprises privées de cette main-d'oeuvre ne doit pas faire illusion  :  le chômage des requis resta endémique pendant tout le conflit et même au-delà. Dans ces conditions, le budget de la M.O.I. fut considérablement réduit et les travailleurs durent payer le prix de cette austérité. [11]

De fin 1939 à juin 1940, les travailleurs indochinois furent principalement affectés aux cartoucheries et aux poudreries (1 797 à la poudrerie de Bourges, 1 798 à celle d'Angoulême, 1 634 à celle de Bergerac, 2 327 à celle de Bordeaux, 1 490 à celle de Sorgues, 1 332 à celle de Toulouse...). Dans les usines, les requis étaient soumis à la discipline du travail à la chaîne et du travail posté. La nature même du travail répétitif ne nécessitait pas une formation technique, les travailleurs s'y adaptèrent rapidement. La défaite de 1940 entraîna une nouvelle affectation de ces requis. On peut distinguer ici la "période sylvestre" (septembre 1941-novembre 1942) où les requis furent employés dans la coupe de bois et dans les travaux agricoles, et la "période industrielle" (novembre 1942-1944) où ils furent à nouveau affectés dans les usines (17) .

Ce découpage correspond à la césure de fin 1942  :  le tournant de la guerre. La "période sylvestre" était celle où la main-d'oeuvre indochinoise contribuait encore à l'économie française contrairement à la "période industrielle" qui marqua, avec l'invasion de la zone libre par l'armée allemande, l'utilisation de cette main-d'oeuvre au service de l'effort de guerre. Dès lors, plus de 6 000 Indochinois (soit 43% de l'effectif global) travaillèrent directement ou indirectement pour les troupes allemandes d'occupation sans compter les tirailleurs indochinois employés dans l'organisation Todt, notamment dans la construction du mur de l'Atlantique. On peut douter que les requis aient ressenti cette césure. Certes, ils étaient au courant de la défaite mais leur encadrement n'avait pas varié. Pour la plupart cette guerre n'était pas la leur et la seule chose pour laquelle ils militaient était leur rapatriement au pays.

Selon qu'il est vu du côté de l'administration et des employeurs ou de celui des requis, le bilan dressé de ce premier contact des requis avec le travail industriel apparaît différent. Les premiers furent satisfaits du résultat fourni par la main-d'oeuvre indochinoise qualifiée d'"habile" et douée d'une grande capacité d'adaptation. Dans les faits, la mise au travail des quelque 20 000 Indochinois requis prit l'allure de l'exploitation d'une main-d'oeuvre docile et vulnérable - car isolée et livrée à elle-même -, cela étant rendu possible par la structure de l'industrie, organisée scientifiquement. Cette utilisation d'une main-d'oeuvre massive et non qualifiée était associée à l'idée d'un rendement collectif des travailleurs confrontés aux tâches répétitives mais aussi dangereuses comme dans la manipulation des poudres. Un élève administrateur de la M.O.I. exposait ce postulat du rendement collectif  :  "On savait fort bien qu'il était pratiquement impossible d'obtenir un rendement individuel [12] analogue à celui des ouvriers européens et l'on se contentait d'affecter massivement cette main-d'oeuvre à des entreprises importantes pour en obtenir les meilleurs résultats totaux possibles" (18) . Cette expérience, tout en se reposant sur celle de l'utilisation massive de la main-d'oeuvre immigrée lors de la première guerre mondiale et dans l'entre-deux-guerres, préfigurait la planification des déplacements de la main-d'oeuvre originaire des colonies françaises pour la reconstitution de l'après-guerre selon les objectifs du plan Monet.

Ce qui ressort des témoignages, c'est que les travailleurs ont surtout souffert des cadences de travail qui leur étaient imposées. Le nombre des décès fut le plus élevé en 1943 et 1944 au moment où on exigeait d'eux un plus haut rendement  :  de 2,5_ en 1942, le taux de mortalité passa à 18_ en 1943 et 17,5_ en 1944. C'est également au cours de ces années que les difficultés matérielles atteignirent leur paroxysme. Liée à un contexte général où la crise du ravitaillement affectait l'ensemble de la population française, l'austérité fut d'autant plus forte pour les requis que la désorganisation de la M.O.I. rendait ses services inefficaces. Les requis souffrirent de la dégradation des logements, de l'insuffisance vestimentaire et surtout de la restriction des vivres accentuée par les prélèvements de certains cadres pour leur usage personnel (19) . La plupart du temps, les requis durent alors trouver leurs propres moyens de ravitaillement. Les témoignages et les rapports sont unanimes  :  les Indochinois mangeaient ce qu'ils pouvaient trouver, des fruits, des herbes... Dans ce contexte, les vols étaient fréquents aux alentours des camps. En septembre et octobre 1944, sur quinze condamnations, quatorze concernaient le vol et le trafic des tickets de pain (20) .

Les Indochinois en France  :  "fils protégés" ou étrangers indésirables  ?

Aux souffrances physiques, il faut ajouter une dégradation de la situation morale. Le prolongement du séjour avivait les plaies du déracinement. La réponse de Vichy au désespoir des "fils protégés de la France" prit la forme d'une politique d'assistance sociale et morale fondée sur l'exaltation du folklore traditionnel et les pratiques sportives. Au moyen de la propagande radiophonique (émissions coloniales) et par la presse écrite ( Công Binh ), l'objectif était de créer un esprit de corps chez les coloniaux. Au lendemain de la Libération, [13] l'administration conserva les principaux traits de ce dispositif d'encadrement moral et de contrôle social pour préparer un retour et une réinsertion en bon ordre. Les résultats n'eurent qu'un effet douteux si l'on en juge par les réactions des requis qui refusèrent peu à peu de jouer le jeu pour prendre en charge leur propre "animation" culturelle hors de la tutelle constante de l'administration coloniale qui les soumettait à des rapports d'autorité et d'infantilisation. Parqués dans les camps, les requis vivaient de fait une situation d'exclusion et de particularisme qui empêchait tout mouvement d'échange et d'insertion. De fait, les relations avec la population civile furent difficiles. D'une manière générale, les réactions françaises étaient nourries de préjugés entretenus par l'encadrement et par la presse.

Les Indochinois étaient dépeints tantôt comme des "cannibales" dangereux, tantôt comme des enfants innocents mais toujours comme des hypocrites et des voleurs potentiels. Dominait aussi l'idée selon laquelle les Indochinois ne ressemblaient pas culturellement aux Français, n'étaient pas des adultes et appelaient donc une surveillance particulière. De tels stéréotypes fournissaient des justifications à l'entreprise colonialiste et au traitement infligé par la M.O.I. aux travailleurs coloniaux. On pouvait lire, en 1972 encore, dans L'Echo du Vidourle , un journal de Montpellier, ces quelques lignes qui donnent la mesure de l'interprétation caricaturale et fantasmatique des murs indochinoises  :  "Leur séjour ne fut pas particulièrement apprécié de la gent féline et canine. Le ravitaillement étant plutôt déficient à cette époque, chats et chiens furent souvent victimes de la gourmandise asiatique" (21) .

Les sujets "protégés de la France", venus contribuer à la défense de la mère-patrie, demeurèrent des étrangers, des barbares. Dans ce contexte général, l'attitude de la classe ouvrière et celle des femmes méritent une attention particulière. On l' a déjà dit, leur encadrement ne favorisait guère les échanges avec la population locale. De plus, les barrières de la langue, l'espoir d'un rapatriement rapide n'encourageaient pas, du côté indochinois, les rencontres et les échanges. Si les relations furent limitées surtout aux cadres indochinois maîtrisant le français, elles restèrent cordiales avec les travailleurs immigrés et les femmes. En vertu des stéréotypes, les Indochinois étaient souvent affectés dans les usines à des travaux minutieux (dans la fabrication de petites pièces par exemple) où ils côtoyaient une main-d'oeuvre fortement féminisée (et elle-même mobilisée). Les femmes, comme les Indochinois, étaient considérées par le patronat comme une main-d'oeuvre appliquée, docile et [14] silencieuse. Les conditions étaient donc réunies pour favoriser les liens d'affinité entre les Indochinois et les Françaises. Ils se sont effectivement tissés malgré les multiples avertissements professés par la M.O.I.  :  "Les jeunes filles qui croiraient pouvoir épouser un Indochinois s'exposeraient à de terribles déceptions..." (22) .

Parmi le millier d'Indochinois qui ont opté pour une installation définitive en France, nombre d'entre eux se sont mariés avec une Française. Les femmes ont donc été, non pas le seul, mais sûrement le plus puissant facteur d'intégration des travailleurs indochinois à la société française. Mais ce phénomène de mariage mixte n'a concerné qu'une minorité de requis, "cadres" pour la plupart, les autres avaient, en effet, les yeux tournés vers l'Indochine où ils avaient laissé amis, famille, femmes et parfois enfants.

Un bras du Viet-Minh en métropole

Comme si la colère et les souffrances avaient été trop longtemps contenues, l'effervescence dans les camps des requis fut importante dès 1944. La Libération favorisa l'émergence de revendications pour une vie meilleure et suscita l'espoir d'un rapatriement rapide. A l'avant-garde du mouvement de revendication, on trouve des "cadres" indochinois. Partis volontairement dans l'espoir d'une promotion sociale et par attrait pour l'Occident, ils étaient cantonnés à des postes subalternes sous la haute surveillance des autorités françaises.

Face à l'administration s'imposa une solidarité communautaire, inter-classiste et en rupture avec l'ordre colonial représenté par l'administration M.O.I.. Au sortir de la guerre, la rencontre avec la communauté étudiante indochinoise en France agit comme catalyseur du mouvement de revendication et d'auto-organisation. Cette communauté, implantée en France avant la guerre, avait déjà une identité communautaire forgée par une expérience politique acquise en métropole. Pour la plupart politisés, nationalistes et marxistes convaincus, les étudiants et intellectuels indochinois trouvèrent dans les "cadres" indochinois d'indispensables et d'utiles relais pour la propagation de leurs idées et la politisation des requis. Il serait erroné d'affirmer qu'il y eut manipulation des travailleurs par les étudiants. Dans leur ensemble, ils étaient réellement unis par une ferme conviction anti-colonialiste, même si elle fut vécue et [15] formulée de façon différente. Isolés, les travailleurs y trouvèrent leur premier appui hors des camps. Le second fut fourni par les organisations politiques et syndicales, essentiellement le P.C.F et la C.G.T., sortis renforcés de la guerre.

Le mouvement des travailleurs indochinois prit la forme d'un affrontement permanent avec l'administration. Il s'articulait autour de revendications sociales, économiques et politiques. A l'instar du Viet-Minh qui combattait pour l'indépendance du Viet-Nam, les requis se lancèrent dans la bataille pour leur propre émancipation à l'égard de la M.O.I.. Ils s'organisèrent dans les camps et rejoignirent les autres membres de leur communauté au Congrès des Indochinois de France qui se tint en Avignon, les 15, 16 et 17 décembre 1944, et réunit une centaine de délégués représentant les 25 000 Indochinois de France. Ce fut le congrès constitutif de la Délégation des Indochinois, désignée par ses membres comme "seul organisme représentant régulièrement la colonie indochinoise en France pour faire aboutir ses revendications sociales et politiques. La Délégation parlera au nom de l'Indochine toute entière...".

Ce désir d'émancipation et cette volonté de se considérer comme citoyens libres à égalité avec les citoyens français était perceptible dès 1943, mais il s'accentua surtout début 1944 lorsque les requis rejoignirent en masse les rangs de la Résistance. A la Libération, la M.O.I. envisagea un moment la mobilisation militaire pour résoudre le problème du statut des requis coloniaux. Cette éventualité se heurta immédiatement à la volonté des Vietnamiens, qui, en attendant leur rapatriement, désiraient être démobilisés et reconnus comme des travailleurs libres. Les revendications pour l'égalité des droits s'associèrent à une demande de formation professionnelle et de liberté syndicale. La première fut, pour les uns un moyen d'insertion dans le monde du travail en France et pour les autres une promotion sociale assurée à leur retour. Pour tous, il s'agissait de réclamer leur dû à l'administration coloniale et à la France pour laquelle ils avaient, estimaient-ils, payé assez cher le prix du déracinement et leur contribution à l'effort de guerre. Sur le plan syndical, la M.O.I se trouva devant une situation de fait ; de nombreux travailleurs étaient déjà affiliés à la C.G.T. comme les 2 500 requis des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse syndiqués dès novembre 1944 (23) . Contrairement à une certaine mythologie ancrée dans la classe ouvrière française qui désigne l'asiatique comme un briseur de grève, les requis indochinois firent preuve d'une grande combativité, sous l'impulsion de leurs cadres. Ils furent accueillis à bras ouverts par le P.C.F. et la C.G.T. [16] dont l'attitude à l'égard des requis s'associa progressivement à sa politique indochinoise.

Le syndicalisme était une expérience nouvelle pour ces milliers d'ouvriers coloniaux qui, au contact de la classe ouvrière française, découvrirent la force de l'action collective permise par le droit d'association, interdit en Annam et au Tonkin. Ce qui fut vrai pour l'immigration polonaise et italienne se confirma à une plus petite échelle pour les Indochinois  :  la politique était un puissant facteur de rapprochement avec les ouvriers français, et donc une source d'intégration. Cependant, on peut douter du fait que l'ensemble des requis comprenaient le sens exact de l'affiliation syndicale. Encore une fois, les "cadres" formant l'élite indochinoise jouèrent leur rôle d'intermédiaire, d'animateur.

Les relations entre les travailleurs indochinois, le P.C.F. et la C.G.T. s'intensifièrent à partir de l'automne 1945 quand la ligne politique du P.C.F, à la suite de la "révolution" d'août, s'éloigna de la politique indochinoise du gouvernement provisoire (24) . Le P.C.F. dénonça alors la guerre de reconquête et réclama une négociation avec le Viet-Minh. Les meetings et les campagnes franco-indochinoises se multiplièrent en métropole. Le P.C.F. concurrençait ainsi les Trotskistes dans le domaine de l'internationalisme, et cela à un moment où ces derniers connaissaient une influence importante chez les requis indochinois, grâce au travail effectué depuis la fin 1943 par le Groupe Bolchevique Léniniste Indochinois, formation de la IVe Internationale. Les Trotskistes avaient été les premiers à s'intéresser au sort des travailleurs indochinois en France.

La raison essentielle se trouve dans la présence d'un militant trotskiste indochinois en France, Hong Dong Tri (25) . Né en 1918 d'une famille de cultivateurs, possédant un certificat d'études primaires, il poursuivit des études de mathématiques à Saigon où il eut pour professeur Ta Thu Thau, responsable de la section Indochine de la IVe Internationale. Sympathisant des idées trotskistes, il partit en 1937 pour la France et poursuivit ses études à l'Ecole Centrale de Paris où il fit la connaissance de B...T..., dit Raoul, militant du comité communiste international (C.C.I.). Rejoint par un autre compatriote vietnamien, Hong Dong Tri et Raoul mirent sur pied un groupe trotskiste d'intervention auprès des requis dès 1943. Le journal qu'il animait, Tranh Dâu , était largement connu et lu dans les camps à partir de 1944-1945. Si leur influence était très puissante dans la conduite du mouvement revendicatif des travailleurs, ils ne purent, en revanche, les décider à rejoindre le camp de la IVe Internationale, le fossé politique et culturel était trop profond entre eux. [17]

En juillet 1946, ce groupe ne comptait que onze militants mais s'efforçait d'élargir son audience. Il fut notamment à l'origine de la proclamation de la Délégation des Indochinois constituée dans la perspective d'un front unique anti-impérialiste et anti-colonialiste. La perte de l'audience trotskiste coïncida avec l'émergence du Viet-Minh qui constitua un formidable espoir chez les travailleurs.. Dès lors, les requis se sentirent investis d'une mission  :  celle qui faisait d'eux, à travers le combat contre la M.O.I., le bras du Viet-Minh en métropole. De plus, en instance de rapatriement, l'avenir de la colonie les concernait au premier plan. Les grèves se multiplièrent à chaque envoi du corps expéditionnaire, à chaque exaction du gouvernement français. Les meetings et manifestations étaient autant d'occasions pour interpeller l'opinion française. Parallèlement, les requis poursuivirent une politique de désobéissance civile dans les camps pour ajouter aux difficultés du ministère des Colonies. Les travailleurs devenaient plus que jamais indésirables, tant en métropole que dans la colonie où ils devaient repartir.

Les aléas du retour et les contradictions de l'administration

Sur les 15 000 travailleurs à rapatrier, 1 500 seulement avaient reçu une formation professionnelle agricole ou industrielle, après avoir subi un long examen de sélection qui les jugeait aptes à recevoir une telle formation. Ils furent principalement placés dans les centres d'apprentissage public relevant des différents ministères, pour devenir ajusteurs, tourneurs, fraiseurs ou électriciens-bobineurs. Qualifiés, la plupart d'entre eux demandèrent à bénéficier de la levée de réquisition après avoir trouvé un emploi. La formation industrielle permit aux bénéficiaires de s'insérer en France contrairement aux objectifs fixés par le ministère qui y voyait là un moyen de contribuer à la mise en valeur économique de la colonie.

Ces objectifs prirent d'abord forme dans le cadre du rattachement des travailleurs indochinois au ministère des Colonies en 1945. Les requis devinrent, à partir de cette époque, d'abord des coloniaux puis des travailleurs. Un rapport d'un inspecteur des colonies de novembre 1944 illustre parfaitement ce désir de changer d'orientation  :  "Entre le souci d'employer économiquement la main-d'oeuvre indochinoise et celui de sauvegarder l'avenir de l'Indochine française, il ne peut y [18] avoir de choix. Je pense que le budget de la M.O.I. doit désormais être celui d'un service public, ayant pour but essentiel la conservation en bonne forme morale et physique des survivants de cette aventure, et l'orientation professionnelle des plus aptes d'entre eux..." (26) . Malheureusement cette option "moderniste" arriva trop tard dans un contexte politique qui faisait passer l'exigence immédiate du maintien de l'ordre avant tous les objectifs à long terme.

La majorité des rapatriés fut formée par des ouvriers destinés à retrouver leur condition sociale d'avant leur départ. Cette situation fut d'autant plus douloureuse pour les requis que le retour en Indochine, après dix ans d'absence - avec tout ce que cela pouvait comporter de ruptures psychologiques, affectives, sociologiques - laissait présager les pires conséquences sur le plan de la réinsertion. Le retour s'effectuait dans la peur et la honte, sans fanfare et sans honneur. Pire, il prit l'allure d'une déportation politique d'éléments indésirables.

A partir de 1946, en effet, le ministère de l'Intérieur et les préfets des départements où séjournaient les requis intervinrent avec insistance pour accélérer le rapatriement des requis dont la présence était ressentie comme une menace pour l'ordre public. On craignait, de plus, des heurts avec les rapatriés d'Indochine. Dès lors, les Indochinois furent consignés dans les camps et il fut hors de question de tolérer la propagande pour l'indépendance du Viet-Nam. La ligne de conduite des autorités ne pouvait dévier des principes généraux adoptés pour la politique indochinoise. Un décret du 18 octobre 1945, pris en Conseil des ministres prononça la dissolution de la Délégation générale des Indochinois, qui continua néanmoins à exercer clandestinement ses activités. Parallèlement à cette décision, le gouvernement procéda à une série d'arrestations. Des membres de la Délégation furent mis aux arrêts, dont Tran Duc Thao, responsable de la Délégation, en vertu de l'article 80 du Code pénal  :  atteinte à l'intégrité du territoire français et à l'autorité de la France (27) . L'administration cherchait à décapiter le mouvement. Elle en mesurait mal la profondeur car ses tentatives ne firent qu'aviver les tensions dans les camps. La politique d'isolement des "meneurs" et des "agitateurs" culmina en 1948 avec des arrestations en masse et l'internement des éléments jugés subversifs. En février 1948, plus de 120 travailleurs furent arrêtés, dirigés sur le camp de Bias, dans le Lot-et-Garonne, et embarqués aussitôt en direction de la colonie. En juillet, le même scénario se reproduisit pour 300 autres travailleurs. Ces mesures expéditives furent mis en parallèle par les Indochinois avec certains épisodes vécus par les Français sous l'Occupation. Eux- [19] mêmes vivaient leur fin de séjour en France comme un internement, et le rapatriement comme une déportation politique. De même, leurs luttes affichaient une certaine filiation avec celles de la Résistance. A partir de 1948, avec la répression et les rapatriements, le mouvement s'essouffla. Les rapatriements prirent fin en 1952. Au total, sur les 20 000 requis, un millier choisirent l'installation définitive.

Pour la métropole, l'expérience du déplacement de la main-d'oeuvre indochinoise se solda par une série d'échecs qui tiennent pour une part aux circonstances exceptionnelles de la défaite. Mais au-delà de l'effet de la conjoncture, le bilan de cette expérience révèle les contradictions qui affectent l'entreprise coloniale. Les insuffisances du système scolaire et du développement d'industries locales dans la colonie mettaient l'Indochine dans une situation de dépendance et rendaient obligatoires la formation d'intellectuels et de travailleurs qualifiés en métropole. Ce qui fut vrai pour les étudiants indochinois dans l'entre-deux-guerres (28) se vérifia pour les requis de la seconde guerre mondiale  :  "Le chemin de la France est le chemin de l'anti France", pour reprendre une expression du Courrier Saigonnais . La confrontation avec le modernisme occidental se solda par une prise de conscience syndicale et politique qui contestait, à terme, la domination coloniale. Le ministre des Colonies exprimait dès l'été 1944 cette crainte  :  "Dans les conditions difficiles où nous rentrerons en Indochine, nous ne pouvons pas nous permettre de laisser chacun de ces Indochinois se transformer en autant de propagandistes hostiles à la cause française".

Dans quelle mesure le retour des requis a-t-il réussi à faire passer dans la société traditionnelle des germes de modernité, d'occidentalisation mais aussi de contestation de la domination française ? Ces interrogations ne peuvent prendre toute leur dimension que dans l'étude du mouvement nationaliste vietnamien, notamment dans ses filiations avec la culture occidentale, ses liens avec la Résistance et sa participation aux conquêtes du mouvement ouvrier français. On peut espérer pouvoir progresser sur ces questions par l'étude des sources conservées au Viet-Nam et surtout par les témoignages d'ex-requis, qu'il est assurément urgent de recueillir afin de restituer pleinement la place de ces milliers d'hommes dans la mémoire historique de la France et du Viet-Nam. [20]

Notes

1. Voir à ce propos, l'excellente thèse de Mireille Favre, Un milieu porteur de modernisation  :  travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France pendant la première guerre mondiale , Ecole nationale des Chartes, 1986 R .

2. Service historique de l'Armée de terre (SHAT)  :  7 N 2471, Note de l'EMA 1er Bureau n° 675. R

3. SHAT  :  7 N 2471, Note de l'EMA 1er Bureau au ministère des Armées. R

4. Déclaration de G. Mandel au général Catroux, in général Catroux, Deux actes du drame indochinois, Paris, 1959, p. 17. R

5. Instruction ministérielle du 9 octobre 1926. R

6. Philippe Devilliers, Histoire du Vietnam de 1940 à 1952 , Paris, 1952, p. 67. R

7. Sur 19362 O.N.S. embarqués, 86 ont été "perdus" au cours du voyage (dont 23 décédés et 29 déserteurs). R

8. SHAT  :  7 N 2471, Note EMA du 15 mars 1940. R

9. SHAT  :  7 N 2471, Note EMA du 17 février 1940. R

10. Archives Nationales, Section Outre-mer, Indochine - Nouveaux fonds (ANSOM, INF)  :  Dossier 1333 Rapport du lieutenant-colonel Boisseau sur l'état d'esprit des Indochinois de la 17e région, le 29 mars 1945. R

11. J. Dalloz, La guerre d'Indochine 1945-1954 , Le Seuil, 1987, p. 22,24. R

12. SHAT  :  7 N 2741 Circulaire du M.O.I. du 20/11/1939. R

13. ANSOM, INF  :  Dossier 3314 Rapport de l'Inspection des colonies 8/11/1944. R

14. Art 3 du décret du 29 novembre 1939. R

15. Six cahiers des charges furent rédigés entre décembre 1939 et octobre 1944. R

16. ANSOM, INF  :  D 3314 Note du Ministère des Colonies sur la M.O.I. du 2 décembre 1944. R

17. Cette périodisation a été inspirée par la thèse de droit Pierre Angeli, Les travailleurs indochinois en France pendant la seconde guerre mondiale (1939-1945), Paris, 1946. R

18. P. Angeli, Les travailleurs indochinois (...), op. cit ., p. 126. R

19. ANSOM, INF  :  397/3314 Note du ministère des Colonies 22 novembre 1944. R

20. ANSOM, INF  :  212/1594 Rapports du chef de service de la M.O.I. au directeur des Affaires politiques du ministère des Colonies du 23 octobre et 23 novembre 1944. R

21 Echo du Vidourle , n° 62, 11-17 mars 1972. R

22. L'Avenir agathois , 29 mars 1941. R

23. Manifeste du Congrès national des Indochinois d'Avignon le 17 déc. 1944. R

24. Voir à ce propos l'ouvrage de A. Ruscio , Les communistes français et la guerre d'Indochine (1944-1954), L'Harmattan, 1985, 422 p. R

25. Lire à ce propos B. Stora, Les travailleurs indochinois pendant le second conflit mondial , Cahier du C.E.R.M.T.R.I., n° 28 avril 1983. R

26. ANSOM, INF  :  D 3314 Rapport de J. de Raymond pour le ministère des Colonies du 8 novembre 1944. R

27. ANSOM, INF  :  Dossier 979. R

28. Voir l'article de D. Hemery "Du patriotisme au marxisme  :  l'immigration vietnamienne en France de 1925 à 1930", in Le Mouvement social , n° 90, janv. mars 1975. R

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