L'immigration féminine aux États-Unis : un essai historiographique
Dorothée Schneider
département de sociologie, université dIllinois, USA
Traduit de laméricain par Nicole Fouché, CNRS, Paris,
France
Octobre 2003
Traduit de laméricain par Nicole Fouché, CNRS, Paris, France
Sommaire
Les précurseurs
L'histoire des
femmes et la nouvelle histoire sociale
Femmes et travail
Culture et loisirs
Nouvelle immigration et nouveaux paradigmes
Les immigrées et
le roman américain (XXe siècle)
Notes
Les précurseurs
Un jour, j'ai pensé écrire l'histoire des immigrants en Amérique.
Alors, j'ai découvert que les immigrants étaient l'histoire
de l'Amérique ', déclarait Oscar Handlin en 1951. [1]
Ensuite, par ses nombreux travaux, il fit en sorte que cette assertion devint
une donnée de la conscience historique américaine. Mais le
texte de Handlin ainsi que d'autres oeuvres pionnières sur l'histoire
de l'immigration aux États-Unis, aujourd'hui encore des standards
dans ce domaine, apparaissent comme des histoires inachevées parce
que les femmes en sont presque totalement absentes. "La plupart des
histoires de l'immigration aux États-Unis commencent comme des expériences
de migrants déguisés en humains a-sexués",
écrit l'historienne Donna Gabaccia. [2]
Dans les études classiques, les femmes sont seulement mentionnées
occasionnellement, par exemple pour expliquer la crise de la famille traditionnelle.
[3]
Le fait que Handlin et les autres aient porté une attention limitée
aux femmes est remarquable car, pendant le premier vingtième siècle,
les immigrantes ont été les objets d'études assez fructueuses.
Jane Addams et Lillian Wald, par exemple, ne furent pas seulement les fondatrices
des settlements américains, elles furent aussi des auteures fécondes
dont les travaux portaient sur les immigrées dont elles avaient la
charge. [4] À l'ombre du mouvement
des settlements émergea un groupe de femmes spécialistes de
la question sociale. Elles firent de la vie des migrantes et des immigrantes
le sujet de leurs études de sociologues et de travailleuses sociales.
Greenwich Village, de Caroline Ware, et les travaux de Grace Abbott, en
général, se focalisèrent, pour ne citer qu'elles, sur
les vies des immigrées de la classe ouvrière : leurs
recherches minutieuses et leur style coloré restent, jusqu'à
présent, très lisibles et très utiles. [5]
Quelques pionnières des études sur les femmes, dans le champ
des sciences sociales, devinrent spécialistes d'un groupe ethnique
ou d'un autre : Emily Balch s'intéressa surtout aux immigrées
originaires de Bohême et d'Europe de l'Est ; Louise Odencrantz
aux Italiennes ; Mary White Ovington écrivait sur les femmes
noires migrant vers les villes du Nord. [6]
Sophonisba Breckinridge, de Chicago, fit d'amples recherches sur les relations
entre la sphère privée (famille) et la sphère publique
(citoyenneté et participation politique) dans laquelle ces femmes
n'entraient qu'à contre-coeur. [7]
Ces études n'avaient pas d'ambition historique : elles étaient
des portraits ethnographiques et sociologiques de communautés spécifiques,
contemporaines des auteures, mais grâce à la richesse des observations
et des remarques dénuées de préjugés, ces ouvrages
soutiennent la comparaison avec l'histoire sociale. Cependant, à
l'époque, ces travaux n'avaient pas valeur de paradigme. Plutôt
que d'élaborer des interprétations théoriques, les
premières études sur les migrants et sur les immigrées
se prononçaient explicitement en faveur des interventions des réformateurs
et des agences publiques. Elles présentaient l'investissement citoyen
comme un but idéal pour les immigrants comme pour les réformateurs.
Les femmes auteures de l'école de Chicago et du mouvement des settlements
travaillaient dans le cadre de contraintes institutionnelles qui ne leur
permettaient ni de former une "école de pensée"'
ni de promouvoir leur message dans un contexte académique plus large,
sur le long terme [8]. Néanmoins,
la présence de femmes immigrées, actrices émancipées
et sujets de recherches, est attestée assez tôt.
B) L'histoire des femmes et la nouvelle histoire sociale
De la même manière que pour l'histoire sociale
dans son ensemble, l'histoire des femmes et celle de l'immigration, aux
États-Unis, n'eurent pas de rôle central, dans le champ historique,
entre la fin des années 1930 et celle des années 1960. L'intérêt
académique s'était déplacé, en raison de la
guerre froide, vers l'histoire politique et diplomatique. Quand l'histoire
sociale réémergea, s'appuyant sur une méthodologie
issue des sciences sociales adaptée aux problématiques des
communautés et de la classe ouvrière, les auteurs du champ
s'attachèrent à décrire la "vie des hommes".
Cela est particulièrement évident des travaux qui parurent
entre les années 1950 et le début des années 1970.
Voir, par exemple, le paradigme de Poverty and Progress de Stephan
Thernstrom, qui étudie la mobilité sociale et économique
chez les immigrants de la classe ouvrière en Nouvelle-Angleterre ;
voir également The Promised City de Moses Rischin, World
of Our Fathers d'Irving Howe (études de l'immigration juive
centrée sur New York), ou Urban Villagers de Herbert Gans
(analyse sociologique d'un quartier ethnique "italien" de Boston),
ou enfin, l'article fondateur de Rudolph Vecoli, "Contadini in Chicago",
et beaucoup d'autres. [9] Ces travaux
nouveaux se focalisaient sur le migrant, sur les nouveaux venus de la classe
ouvrière et sur les quartiers. Classe et appartenance ethnique étaient
les principaux facteurs d'analyse. Le mot genre n'était même
pas prononcé. Les différences de sexe continuaient à
être traitées dans la rubrique vie familiale ou apparaissaient
dans le débat sur les relations intergénérationnelles
et conjugales. D'un certain point de vue, ces travaux étaient en
recul par rapport à la tradition progressiste mentionnée plus
haut.
Dans les années 1970, deux tendances convergentes changèrent
progressivement ce paradigme : 1 ) les chercheurs redécouvrent
les écrits de la précédente génération
de femmes sur l'expérience des immigrées ; 2 ) les
historiens de la classe ouvrière, spécialement, s'intéressent
à l'histoire de l'immigration et particulièrement aux femmes
qu'ils considèrent comme un élément de l'histoire de
la classe ouvrière américaine. Ces développements sont
liés à l'émergence de l'histoire des femmes en général,
de la littérature féministe et de la fiction romanesque. Cette
renaissance conduisit à la redécouverte et à la republication
d'une foule de textes littéraires et savants écrits par des
immigrées sur les immigrées. De nombreuses monographies de
l'école de Chicago furent alors réimprimées et republiées. [10]
L'intérêt des historiens de l'immigration pour les migrantes
conduisit à de nombreux d'ouvrages sur les femmes immigrées,
publiés principalement dans les années 1970 et au début
des années 1980 ; c'est alors qu'émergea véritablement
une historiographie sur les immigrées. Quelques études essayèrent
de produire une synthèse [11],
mais la plupart des ouvrages racontaient l'histoire de femmes européennes
choisies dans un groupe d'immigrants ou dans une communauté ethnique
d'origine européenne. [12]
Dans de nombreux cas, ces études manquaient d'une thématique
claire. Le sujet était nouveau et les sources rares. Le livre de
Hasia Diner sur les migrantes irlandaises, Erin's Daughters in America,
illustre la difficulté, pour ces études, de concilier la problématique
traditionnelle, qui porte sur la famille et sur les enfants avec la nouvelle
problématique fondée sur la femme immigrée réelle,
qui nourrit sa famille, avec son salaire unique, dans un environnement urbain. [13]
Sans une thématique claire, ces deux sujets peuvent apparaître
comme difficiles à concilier. C'est ce qui caractérise l'ouvrage
de Rudolph Ganz dans deux longs volumes : The Jewish Women in America.
L'histoire de Ganz donne beaucoup de détails sur les femmes juives,
mais par bien des aspects son travail ne diffère pas de ceux des
auteurs précédents qui s'intéressaient seulement aux
hommes. Il n'y a donc pas, dans son texte, d'évolution de la problématique,
par rapport aux ouvrages traitant de l'immigration masculine.
L'ouvrage de Charlotte Baum, Paula Hyman et Sonya Michel, qui porte le même
titre que celui de Ganz, ne lui ressemble pas ; ce contraste intéressant
permet de comprendre comment des perspectives différentes peuvent
structurer différemment des enquêtes sur le même sujet.
Le livre de Baum, Hyman et Michel, publié un peu avant celui de Ganz
a été conçu dans le contexte de l'émergence
du second mouvement féministe et ses auteures veulent nous faire
comprendre que l'histoire des femmes constitue une partie de leur libération.
Leur travail traite d'un choix de sujets que l'on trouve dans d'autres livres,
à cette différence près qu'ici l'insistance est mise
sur l'auto-affirmation des femmes et sur la construction, par les immigrées,
d'un monde qui leur est propre. Les assertions et les thèmes conventionnels
(tirés des ouvrages sur les immigrants), tels le bain de vapeur,
le Schnorrer, la réunion syndicale, tout est absorbé par la
sphère des femmes et montre leur implication dans un monde nouveau.
Les thèmes des rôles sexuels et des représentations
sexuées sont également utilisés, par d'autres chercheurs,
la plupart au sujet d'immigrées juives, pendant les années
1980. [14] Les ouvrages qui suivent,
sur des groupes d'immigrants "hommes et femmes", soit traitent
des femmes, souvent dans un ou deux chapitres spécifiques (qui, pour
la plupart, portent sur la vie de la famille ou sur le travail des femmes),
soit traitent exclusivement des femmes et propagent dans l'histoire des
immigrées des perspectives féministes qui soulignent le message
émancipateur des pionnières (comme nous le verrons dans
les travaux discutés infra). [15]
Depuis la seconde moitié des années 1970, les commentaires
historiographiques et critiques du champ naissant deviennent assez nombreux
pour provoquer des évaluations historiographiques à intervalles
réguliers. Commençant par l'appel de Maxime Seller à
une réévaluation de l'histoire des immigrées, laquelle
s'éloignerait des stéréotypes habituels de passivité
et de souffrance, l'historiographie des immigrées produit des révisions
intéressantes, parmi lesquelles la plus importante fut celle de Donna
Gabaccia, From the Other Side, qui récapitule avec concision
et vigilance les études sur l'immigration des femmes, au début
des années 1990. [16]
De toute évidence, les recherches qui dominèrent l'historiographie
des immigrées dans les années 1980 et 1990 se focalisèrent
sur le monde du travail, rétribué ou pas. De façon
significative, de telles études étaient en relation avec la
grande vague de monographies sur l'histoire du travail, qui commença
dans les années 1970. Certaines de ces études portent sur
les familles immigrées (dans lesquelles les femmes jouent un rôle
important), d'autres portent sur les femmes (pas forcément des immigrées)
dans les industries à dominante féminine. Parmi les premières
études qui eurent de l'influence au sujet de la famille ou au sujet
des femmes dans l'économie familiale, on trouve la monographie de
Virginia Yans-McLaughlin Family and Community : Italian Immigrants
in Buffalo, 1880-1930. [17] À
la différence d'autres études sur les familles au travail
(comme celles de Tamara Hareven [18]),
celle de Yans-McLaughlin s'interroge sur l'effet de la culture d'origine
(dans ce cas italienne) et sur son influence sur les choix opérés
au niveau du marché du travail ainsi que sur le comportement des
hommes et des femmes. Cette étude apporte des éléments
significatifs sur la façon dont les Italiennes concilient les pressions
contradictoires de la famille (maintien des rôles traditionnels) et
du travail (accès à un nouveau rôle public). L'ouvrage
de Donna Gabbacia From Sicily to Elisabeth Street enrichit ces
analyses en étudiant les femmes (et les hommes) dans une économie
métropolitaine hautement diversifiée. [19]
Des études semblables ont été publiées sur les
Allemandes (Christine Harzig ' hélas, en allemand seulement ', et
à un moindre degré par Laura Anker). [20]
Gabaccia consacre presque la moitié
de son étude à la description et à l'analyse de la
vie de famille et de travail de son groupe d'immigrés new-yorkais,
dans leur village d'origine, en Sicile. De telles études
comparatives sont rares, spécialement dans la littérature
historique. Mais nous possédons maintenant des travaux ethnographiques
sur des migrants transnationaux originaires des Caraïbes ou
d'Amérique centrale, réalisés par des anthropologues
et des
sociologues. [21]
La question des femmes au travail ' non seulement à l'intérieur
de la famille et dans l'économie domestique, mais comme partie intégrante
du récit historique américain consacré aux travailleurs
autonomes ' forme une branche particulièrement importante de l'historiographie.
Sur ce terrain, l'histoire des femmes immigrées a pu prospérer
pendant des années. Deux livres sur les ouvrières, aux États-Unis,
eurent à cet égard, beaucoup d'influence, bien que leurs auteurs
n'aient pas, explicitement, structuré leurs récits autour
de la vie des immigrées : celui de Thomas Dublin, Women
and Work, et celui de Christine Stansell, City of Women. [22]
Ces deux ouvrages, ainsi qu'un article de Carol Groneman sur les salaires
des ouvriers irlandais-américains dressèrent les bases d'un
corpus de littérature important sur les salaires des femmes dans
l'économie des métropoles et dans celle des petites villes. [23]
L'étude de Dublin donnait le ton en plaçant le salaire des
femmes seules au centre de son enquête, mettant en valeur leur indépendance
économique alors que, dans le même moment, le contexte familial
dans lequel elles évoluaient était très prégnant.
Bien que les familles aient souvent été physiquement absentes,
elles existaient en tant que productrices de normes et d'ambition pour ces
premières ouvrières industrielles. Le livre de Stansell décrit
la vie des femmes salariées à New York (immigrantes pour la
plupart), mais pas seulement dans le contexte de leur position sociale et
économique. En effet l'étude met en avant le besoin, pour
ces femmes, de définir et de négocier leur vie personnelle
(morale et sexuelle) dans le cadre de la sphère publique élargie
de la métropole. L'article de Groneman, "She Earns like a Child,
She Pays as a Man", montre que les résidants de la zone des
"Five Points" bien connue à New York, n'étaient
pas ces dégénérés moraux et physiques conçus
par l'imagination populaire. À leur place, on trouvait des mères
au travail, coincées entre les bas salaires des métiers féminins
et le coût élevé de la vie en métropole. Bien
que ces auteurs mentionnent les femmes et intègrent à leurs
récits l'expérience féminine de la migration (ajustement
au monde nouveau du travail industriel et à celui des services),
ils ne prennent pas en compte l'expérience spécifique de la
différence culturelle vécue par les étrangères.
Au lieu de cela, Dublin, Stansell et d'autres auteurs de livres sur le travail
et sur les origines de la classe ouvrière ont tendance à mettre
l'accent sur la solidarité interethnique, de genre et de classe,
entre tous les ouvriers, hommes et femmes.
Quelques années après la
publication des ouvrages de Dublin et de Stansell, le monde des immigrées
fut l'objet de nouvelles études qui donnèrent à ce
champ historique une historiographie à facettes multiples. Il
s'agissait, pour la plupart des recherches, d'études de
communautés, avec une attention particulière portée
à la géographie et aux
métiers. [24]
On se concentra particulièrement sur le monde des ouvrières du
textile et de la confection. D'autres recherches
s'intéressaient aux femmes dans la domesticité, dans
l'agriculture et dans les métiers associés à
l'agriculture.
Les immigrées parmi les ouvrières du textile et de la confection
Les vies des immigrées ouvrières du textile, sur plusieurs
générations, telles des chroniques, constituent le livre de
Louise Lamphere From Working Daughters to Working Mothers [25].
Contrairement aux textes cités plus haut dans lesquels l'histoire
des immigrées était intégrée dans un discours
général sur la conscience de classe et sur l'organisation
collective, le livre de Lamphere place les générations de
femmes au centre de sa recherche. Comme dans beaucoup de villes industrielles
de Nouvelle-Angleterre, le moulin de Centerville tourna grâce aux
femmes, lesquelles, à l'origine, venaient du Canada francophone.
Elles furent suivies par des Portugaises, puis par des Colombiennes. La
succession de ces migrantes apportait des changements ethniques, mais leur
travail et leur statut de classe (ouvrière d'industrie) restaient
constants. Ce que Lamphere souligne, c'est que l'ajustement entre leur plein
temps industriel, leurs obligations familiales traditionnelles et le soin
à porter aux enfants était effectué de manière
différente par les femmes des différents groupes ethniques,
selon leur milieu et leurs convictions. Le travail de Susan Glenn, Daughters
of the Shtetl, qui se focalise sur les femmes dans le commerce de la
confection, n'est pas consacré à un lieu géographique
unique. [26] Glenn non seulement poursuit
le travail commencé par Hyman et les autres sur les femmes juives,
mais elle construit une recherche sur les immigrées dans le cadre
de la nouvelle histoire du travail. Les questions de l'identité sociale,
culturelle et sexuée sont au centre de son discours ainsi que la
lutte des femmes pour la reconnaissance syndicale ou d'autres formes de
militantisme politique dans lesquelles elles étaient engagées.
Glenn s'interroge aussi sur la question de savoir pourquoi les femmes juives,
si visiblement, voulaient transformer la sphère traditionnellement
assignée aux immigrées. [27]
Le travail du textile et de la confection a continué d'être
la chasse gardée des femmes immigrées aux États-Unis ;
cependant, les groupes d'immigrées du 20e siècle,
spécialement dans les ateliers de confection de New York et de Los
Angeles, n'ont pas reçu la même attention savante que les immigrées
du XIXe et du début du XXe siècle. [28]
La bibliographie sur les ouvrières de la confection Porto-Ricaines,
Dominicaines, Chinoises ou Mexicaines ouvre peu de perspectives historiques
susceptibles de relier l'expérience de ces journalières modernes
exploitées à celle de leurs consoeurs du passé. [29]
Les immigrées et la domesticité
Aux États-Unis, le travail domestique, comme la confection, était
et reste presque exclusivement la prérogative des femmes immigrées.
Comme Stansell le fait remarquer dans City of Women, ce type de travail
a des implications particulières en ce qui concerne l'assimilation
sociale et culturelle, la conscience de classe et la mobilité sociale
des différentes immigrées. Deux histoires générales
du travail domestique aux États-Unis, de Faye Dudden et David Katzman,
fournissent un bon cadre analytique et historique pour comprendre le travail
domestique dans le contexte du marché du travail féminin ainsi
que dans celui de l'évolution des foyers de la classe moyenne en
Amérique du Nord [30]. Pour
les domestiques femmes, la sphère privée et la sphère
publique, le travail et le temps libre s'ajustaient d'une façon qui
tenait spécifiquement à leur métier. Pour les immigrées,
la distance culturelle, entre elles et leurs employeurs, était une
source constante de frictions en même temps qu'une nécessité
pour maintenir le statut de leurs employeurs. L'assimilation s'effectua
donc dans un contexte d'une rare intensité de conflit de culture
et de classe, conflit rarement visible cependant. Les immigrées irlandaises
étaient particulièrement nombreuses dans la domesticité
au cours du XIXe siècle américain. Ce groupe est
étudié par Hasia Diner dans Erin's Daughters (de
même que dans les travaux de Stansell et de Gronemann). La récente
et volumineuse littérature sur l'histoire des immigrées et
sur celle du travail domestique a apporté à ce champ historique
de nombreuses et importantes monographies. [31]
Elle avance des explications sur le fait que, par exemple, les filles de
certains groupes d'immigrants (Italiens, Juifs, Chinois viennent à
l'esprit) sont rarement employées comme domestiques, alors que les
Irlandaises, les Allemandes, les Scandinaves, les Hollandaises, les Afro-Américaines
et les femmes latino l'ont été et le restent. [32]
La littérature sur la domesticité immigrée féminine
continue aujourd'hui à s'épanouir comme le montre le nombre
important d'ouvrages consacré aux femmes africaines-américaines,
aux femmes latino, ou au service domestique. [33]
Malheureusement, seul le livre d'Elizabeth Clark Lewis, Living In, Living
Out, sur les immigrées africaines-américaines de Washington,
DC, a une structure historique distincte. Il peut servir de lien entre les
études sur la domesticité actuelle (souvent des femmes de
couleur originaires des Amériques) et les générations
passées, qui étaient, soit Afro-américaines, soit originaires
de la classe ouvrière immigrée européenne. Le texte
de Clark Lewis reprend les thèmes déjà étudiés
par Stansell, mais il traite de femmes définies en fonction de leur
appartenance raciale, c'est-à-dire encore plus démunies du
point de vue de leurs droits.. Il y aurait beaucoup de parallèles
à faire entre le travail de Clark Lewis et les études contemporaines
sur la domesticité féminine, par exemple avec Other People's
Children, de Julia Wrigley, et Maid in the U. S. A. de Mary Romero,
qui centrent leurs recherches sur les immigrantes mexicaines d'aujourd'hui,
lesquelles constituent la majorité de la domesticité féminine
dans l'Ouest et dans le Sud-Ouest américain. L'importance de la littérature
actuelle vient du fait qu'y est analysée la façon dont les
conflits de culture et de classe interfèrent avec les paramètres
de race et de culture, pour les Mexicaines-Américaines et pour les
autres femmes originaires d'Amérique latine. Dans les domaines de
l'histoire de la classe ouvrière et de l'histoire de l'immigration,
au cours de ces deux dernières décennies, les travaux sur
l'identité raciale autant que sur les transitions sexuées
occupent la place principale. Les recherches sur la domesticité féminine
lient ces thèmes et les réinsèrent dans le courant
principal de l'histoire sociale.
Les immigrées dans l'agriculture
Alors que la littérature sur la domesticité chez les femmes immigrées, continue à croître, créant des liens entre l'histoire des anciennes et la sociologie des nouvelles générations d'immigrants, l'histoire des migrantes dans l'agriculture et dans les occupations connexes est moins importante et plus étroite dans la mesure où elle ne s'ouvre pas sur de larges connexions. [34] Le livre de Linda Schelbitzki Pickle ' portrait de femmes d'origine allemande du Nebraska rural, Contented Among Strangers ' peint un monde d'immigrées qui s'ajuste lentement et tranquillement, très différent du monde assourdissant et pressé retracé dans les études sur les femmes habitant les zones métropolitaines des États-Unis. [35] Un regard identique sur les communautés et leur structure familiale traditionnelle prévaut dans l'ouvrage de Valérie Matsumoto, Farming the Home Place, étude d'un groupe d'immigrants japonais dans la Californie rurale. [36] Bien que Matsumoto ne se focalise pas sur les femmes (mais sur la communauté et sur la famille), les relations de sexes font partie de son travail. Les ouvrages de Vicky Ruiz, Cannery Workers. Cannery Lives, et de Patricia Zavella, Women's Work and Chicano Families, s'intéressent aux femmes dans l'agriculture mais sous un angle différent, plus proche de la tradition de Carey McWilliams, dans la mesure où ces femmes sont considérées comme une catégorie de travailleurs industriels luttant pour la solidarité du groupe et pour la reconnaissance syndicale. Ruiz, tout spécialement, se focalise sur la construction d'un syndicat dominé par les femmes alors que l'étude, plus ethnographique, de Zavella porte sur une communauté de travailleurs. [37] Le livre de Karen Leonard, Making Ethnic Choices, sur des émigrés du Pendjab (hommes épousant des Mexicaines, et travaillant avec elles dans les champs), ainsi que le travail de Sucheng Chan sur les immigrés chinois dans l'agriculture de l'Ouest américain, apportent des éléments importants à une historiographie assez pauvre sur les immigrées dans l'agriculture et dans les occupations connexes. [38] La plupart des travaux récents ne traitent pas principalement des femmes mais des familles et des communautés. Des recherches comme celle de Schelbitzki Pickles, qui prendraient pour objet les Mexicaines et les Chinoises de l'Ouest, dans une perspective historique, sont nécessaires.
Les militantes
Un nombre significatif de monographies et d'articles, spécialement
au cours des années 1970 et 1980, attribue une plus grande visibilité
aux femmes, tant dans leurs organisations de proximité qu'en tant
que membres politiques avancés du mouvement syndical. [39]
Ces travaux mettent en lumière le rôle des immigrées,
en tant que militantes, au côté des hommes, mais exprimant
leurs idées propres. Nombreuses sont les études ayant comme
objet les immigrants européens du XIXe siècle à
s'intéresser aux femmes dans les syndicats et aux femmes dans les
instances communautaires. Une part significative de la bibliographie de
Gabbaccia, Women Immigrants in the United States, est consacrée
à une liste de livres et d'articles sur le travail des immigrées
dans la sphère publique. [40]
En dépit du grand nombre de travaux -livres et articles- sur des
personnes en particulier ou sur des organisations, on doit remarquer la
rareté des enquêtes et des synthèses sur les immigrées
dans la sphère politique. Les rares exceptions sont largement inaccessibles
car il s'agit de thèses qui n'ont pas été publiées
ou bien de travaux beaucoup plus généraux, comme l'ouvrage
de Mari-Jo Buhle, Women and American Socialism, dont quelques chapitres
sont consacrés aux immigrées. [41]
Le grand nombre de biographies d'immigrées militantes constitue
une source décisive d'informations sur les immigrées politiquement
actives. [42] Cela étant, la
synthèse critique sur les immigrées dans le mouvement syndical
américain reste à écrire. Par conséquent, la
représentation des immigrées comme un groupe peu investi dans
la vie publique, au-delà des activités de proximité,
reste prédominante.
D) Culture et loisirs
Ce qui caractérise la majorité des livres sur les immigrantes des années 1970 et 1980 est qu'ils mettent l'accent sur l'étude du travail et du militantisme politique. En nombre inférieur, bien que significatif, on compte les travaux qui s'intéressent aux réponses des femmes, face à l'émergence de la culture de masse et à la course aux loisirs dans l'Amérique urbaine de la première moitié du XXe siècle. L'étude bien connue de Kathy Peiss, Cheap Amusements, de même que celle de Lewis Ehrenberg, Steppin Out, traitent toutes deux de la culture des loisirs de la classe ouvrière new-yorkaise, avec une focalisation sur les femmes, à la fin du XIXe siècle. [43] Malheureusement, aucun livre ne s'intéresse spécifiquement aux immigrées ni aux réponses que les différents groupes ethniques donnent à la croissance de la commercialisation des divertissements publics destinés aux femmes. L'ouvrage d'Elizabeth Ewen, Immigrant Women in the Land of Dollars, est entièrement consacré au monde du spectacle et à la culture dont les immigrées, qui trouvent de nouvelles voies d'expression et de vie communautaire en Amérique, ont l'expérience et l'usage. [44] Au sujet de la culture ethnique, on peut dire que seules quelques études mettent l'accent sur le rapport des femmes immigrées avec la culture populaire et l'examinent de façon critique ; ces études éclairent les croyances et les comportements des groupes ethniques. On peut citer trois études sur la culture populaire : celle d'Andrew Heinze Adapting to Abundance et celle de Jenna Weisman Joselit The Wonders of America, ainsi que celle de Robert Orsi sur la religion et les Italo-Américains. [45] Les deux premières traitent spécialement des immigrants juifs et contiennent quelques chapitres sur les consommatrices. Weisman et Heinze, eux, n'adoptent pas une perspective de genre. Leurs chapitres sur la maison, sur les femmes et sur l'affirmation d'un statut social par la pratique de la consommation, sont des acquis définitifs pour cette partie spécifique de l'histoire des immigrées. Joselit, "historien de la culture matérielle" donne, lui, avec ses nombreuses photographies et illustrations, un excellent exemple de ce que peut être la compréhension de l'histoire par l'étude des objets. Enfin, le travail de Robert Orsi se focalise sur les habitudes de dévotion qui sont celles des immigrants italiens -des femmes particulièrement- domaine riche mais pour l'essentiel insuffisamment couvert. Depuis la publication de l'ouvrage d'Orsi, peu d'études se sont centrées sur la religion des immigrants et moins encore sur sa dimension sexuée. [46]E) Nouvelle immigration, nouveaux paradigmes
Ce n'est que graduellement, depuis la fin des années 1980, que le paradigme
historique concernant les immigrées s'est affranchi de l'origine
européenne des immigrants et, sur le plan thématique, du modèle
historique de la classe ouvrière. Globalement, les nouvelles recherches
se sont concentrées sur l'immigration croissante en provenance de
l'Asie de l'Est et du Sud, de l'Amérique centrale et du Sud, et des
Caraïbes. Dans ce contexte, les spécialistes des sciences sociales
ont mis les problématiques du transnationalisme et de l'assimilation
sexuée au centre de leurs préoccupations. Leurs recherches
ont porté une attention particulière à l'assimilation
culturelle et sociale ainsi qu'à la mobilité économique,
souvent aux dépens de perspectives plus historiques [47].
Dans le même temps, les travaux des anthropologues et des sociologues
sont devenus plus comparatifs (au sens géographique) que ceux des
historiens.
Mais, il y a aussi des points de contact entre les nouvelles et les anciennes
recherches sur l'immigration aux États-Unis depuis 1965, historiques
pour la plupart. Pour les historiens de l'immigration, les questions de
définition raciale, de différence raciale et de discrimination
ont longtemps été importantes. Plus récemment, ces
thèmes ont réapparu dans les recherches [48].
L'oppression historique dont ont été victimes les Mexicains-Américains
et les Chinois, fondée sur leurs caractéristiques et sur leurs
attributs de race, furent au centre des études sur l'histoire des
Mexicains, des Chinois et des immigrants originaires des Caraïbes pendant
des décennies et, dans les deux cas, les liens avec l'ancienne historiographie
sont solides. [49] Le sujet de ces
études a toujours été la lutte pour l'émancipation
et pour la vraie citoyenneté, dans le cadre de la "République
blanche" américaine. [50] Des
travaux précoces sur les minorités de femmes migrantes -comme
par exemple La Chicana de Mirande et Enriquez- combinent la théorie
féministe et la poésie, à des controverses sur la vie
et l'histoire des familles d'origine mexicaine. Comme d'autres, cet ouvrage
sur les Chicanas ne fait pas la différence entre les expériences
des premières immigrées et celles de la seconde génération [51].
De la même manière, l'anthologie de Bryce Laporte et de Delores
Mortimer, Female Immigrants to the United States: Caribbean, Latin American
and African Experiences, réunit les histoires et l'histoire des femmes
de couleur. [52] Ces ouvrages ne sont
pas des études scientifiques approfondies, mais des écrits
qui contribuent à la quête d'émancipation des femmes
de couleur, aux États-Unis. Dans les études récentes
comme dans les classiques, le discours d'émancipation et de lutte
contre l'oppression constitue, jusqu'à aujourd'hui, l'épine
dorsale dominante de l'histoire des immigrés d'Asie de l'Est et d'Amérique
latine. [53]
Les questions d'auto-définition raciale et de catégorisation
raciale, par les autres, forment une interface complexe avec les questions
de genre dans les études sur les immigrants afro-caribéens.
Ces derniers sont le sujet des publications de Irma Watkins Owens, Blood
Relations, sur les immigrants caribéens de langue anglaise,
de Michel Laguerre, American Odyssey, sur la diaspora
haïtienne, et de Mary Waters. [54]
Le travail de Laguerre, sur les familles haïtiennes, place ce groupe
au coeur d'une étude migratoire classique centrée sur le rôle
de la famille et sur l'intégration, grâce au marché
du travail, dans l'économie post-Seconde Guerre mondiale et dans
le New York métropolitain. Watkins Owens est plus intéressé
par les interactions entre les immigrants indiens et les Africains-Américains
natifs de Harlem. Aucun des deux livres n'est consacré au genre,
mais la composition majoritairement féminine de ces groupes d'immigrants
donne à ces communautés un rôle tout particulier. [55]
La race, et jusqu'à un certain point le genre, jouent un rôle
central dans l'ouvrage fondateur de Mary Waters, Black Identities.
Waters y étudie une seconde génération d'immigrants
noirs, influencée par le modèle d'assimilation fragmentée
de Portes (et d'autres) , elle met en évidence le désir
des immigrants des Caraïbes de s'orienter vers une mobilité
ascendante et d'imposer une identité américaine différente
de celle des Afro-Américains qu'ils associent à une mobilité
descendante. Le genre est important dans cette 'uvre car la majorité
des interviewées sont des femmes. Elles sont fortement représentées
parmi les nouveaux migrants instruits en provenance des Caraïbes. [56]
Hélas, peu d'autres livres sur les immigrants noirs, utilisent la
catégorie du genre. Celle-ci cependant occupe une grande part de
la description globale des flux d'immigrants originaires des Caraïbes.
La culture ethnique et la race se rejoignent, mais de façon différente,
dans les études récentes sur les femmes d'origine mexicaine
et dominicaine, ainsi que dans les études qui portent sur les femmes
originaires d'Amérique latine. Dans le cas du Mexique, la littérature
historique est particulièrement riche, une grande partie des premiers
textes sont fondés sur le modèle de l'histoire de la classe
ouvrière et sont définis par l'origine géographique
des immigrants. Des études sur des communautés mexicaines-américaines
ont mis l'accent sur la famille, sur la communauté, principalement
dans l'Ouest mais aussi dans les grandes villes du Midwest américain.
Dans ces travaux, la plupart des chercheurs ont fait peu de distinction
entre les "Chicanas" nées aux États-Unis et les
indigènes, ou les immigrantes. [57]
Ce n'est que récemment (relativement) que les chercheurs ont jeté
un regard spécifique sur les femmes du barrio et qu'ils ont analysé
leur identité en s'intéressant aux relations de sexe. Le plus
important de ces ouvrages est celui de Pierette Hondagneu-Sotelo Gendered
Transitions, qui étudie l'' Oakview Barrio", communauté
d'immigrants mexicains légaux et illégaux de la Californie
du Nord. Le coeur de son livre traite de ce qu'elle appelle la reconstruction
des rôles sexués dans le contexte de l'expérience migratoire.
L'expérience des femmes migrantes est que ce sont les femmes qui
pilotent et consolident l'établissement définitif des familles
mexicaines aux États-Unis. [58]
La redéfinition des rôles sexués est également
prise en considération par les chercheurs qui travaillent sur les
immigrants récents, notamment sur les femmes des Caraïbes parlant
espagnol, et sur celles d'Asie du Sud. [59]
Patricia Pessar, surtout, constate les mêmes phénomènes
que Hondagneu-Sotelo dans les milieux dominicains : les femmes migrent
à contre-coeur, mais une fois aux États-Unis, elles se comportent
de façon à rendre plus qu'improbable le retour en République
dominicaine.
Le transnationalisme -thème central, d'une part, de la plupart des
ouvrages sur l'immigration récente et, d'autre part, des publications
appartenant au domaine des cultural studies- émerge, quoique d'une
façon un peu différente pour les femmes, de ces groupes ethniques.
Pour les femmes mexicaines-américaines et pour celles d'Amérique
latine, les pratiques et les réalités transnationales vont
souvent de pair avec les difficultés et les problèmes liés
à l'instabilité de leur mode de vie : familles séparées,
conflits au sujet de l'éducation, problèmes linguistiques,
etc. [60] Grasmuck et Pessar peignent
de la même manière les femmes dominicaines. Les familles salvadoriennes
étudiées par Sarah Mahler sont aussi les victimes (plus que
les bénéficiaires) de l'expérience transnationale des
familles. [61] L'idée largement
répandue selon laquelle le transnationalisme est un avantage qui
renforce le pouvoir des femmes et des hommes dans les cultures migrantes
n'est pas perceptible dans cette recherche. [62]
Les travaux sur les immigrantes cubaines doivent être brièvement
mentionnés ici car ils ne correspondent ni au paradigme classique
émancipation contre oppression, ni aux stéréotypes
raciaux, ni à ceux de sous-classe sociale. Au contraire, la recherche
note, chez les Cubains en général et chez les Cubaines en
particulier, une aptitude aux progrès économiques et à
l'assimilation culturelle. Les immigrantes cubaines sont plus proches de
la classe moyenne, dans les domaines social et économique, que leurs
cons'urs d'Amérique latine : du coup, dans la société
comme dans la sphère économique américaines, elles
sont plus mobiles que les Mexicaines, que les Dominicaines ou que les femmes
de Porto Rico. [63] La recherche reflète
aussi le thème de l'exil, qui continue à définir la
communauté cubaine des États-Unis. L'exil étant habituellement
considéré comme le rejet d'une personne par son État-nation
d'origine (plus que comme le rejet hors des traditions et des institutions
sociales et culturelles du pays d'accueil), la dimension de genre est secondaire
dans les études sur l'exil. [64]
Les immigrants du Moyen-Orient ont, par leur état intermédiaire
-entre Blancs et peuples de couleur, entre réfugiés et immigrants
volontaires- le même statut que les immigrants cubains. Aujourd'hui,
mettant l'accent sur leur altérité, on les appelle les Arabes-Américains ;
au début du XXe siècle, ils étaient catalogués
comme "Syriens" par les chercheurs et par les auteurs américains,
ce qui impliquait plus qu'une filiation méditerranéenne. Il
allait falloir des décennies pour que le gouvernement américain
les reconnaissent comme blancs afin qu'ils ne tombent pas sous le coup des
lois d'exclusion concernant les Asiatiques. Becoming American,
le livre de Naff, est une histoire des premiers immigrants du Moyen-Orient
aux États-Unis (groupe dominé, tôt dans le siècle,
par les chrétiens libanais). [65]
Le livre de Naff s'intéresse au caractère familial de ces
premières migrations, inhabituel dans un groupe où, au tout
début, les hommes seuls s'imposaient. Le plus récent ouvrage,
celui d'Evelyn Shakir, Bint Arab, est très explicite à
propos des femmes. Sa perspective historique est principalement construite
à partir de récits autobiographiques transmises oralement
par plusieurs générations de migrantes arabes. [66]
D'autres travaux récents, sur ce groupe d'immigrants en croissance
rapide, manquent de perspective historique. Mais, dans les analyses des
sciences sociales, on peut quand même distinguer l'ébauche
de développements historiques. Dans leur cadre de vie centré
sur la famille et dans leur relatif isolement de la scène publique,
les femmes arabes sont aujourd'hui, aux États-Unis, pour quantité
de raisons, confrontées à la nécessité de gagner
de l'argent et de s'aventurer dans la sphère publique. La question
de la relation des filles avec le monde extérieur américain
et celle, plus importante encore, de l'accès des filles et des femmes
adultes à l'éducation sont des points de discussion importants
et des indices de changement dans cette communauté, comme ils l'ont
été, précédemment, pour d'autres groupes. [67]
La bibliographie la plus récente concernant les communautés
immigrées aux États-Unis est probablement plus riche du côté
des migrants en provenance de l'Est et du Sud-Est asiatique. Cela est dû,
pour une grande part, au fait que les immigrations chinoise et japonaise
ont plus d'un siècle d'existence en Amérique et qu'elles sont
évoquées par une quantité assez importante de documents
et de textes qui remontent au début du XXe siècle. [68]
Anthony Pfeffer a récemment publié, If They Don't Bring
Their Women Herem où il explore les toutes premières
décennies de l'immigration des Chinoises, principalement sur la côte
Ouest. [69] L'étude de Pfeffer
porte sur la tentative, réussie, des autorités fédérale
et municipales, des cours de justice et de la presse, en 1882, de chasser
ces femmes par le moyen de législations d'exclusion, par des refus
d'autorisation d'entrée et par leur criminalisation (elles sont accusées
d'être des prostituées). Si le sujet de Pfeffer est l'invisibilité,
l'ouvrage de Judy Yung, Unbound Feet, est tout le contraire : cette chronique
des Chinoises de San Francisco pendant les premières décennies
du XXe siècle, donne de la visibilité à
ce groupe et révèle ses efforts pour se faire voir et pour
se faire entendre. [70] Le travail
de Yung, comme celui de Huping Ling, Surviving the Gold Mountain est
certainement le texte le plus récent et le plus intelligible sur
les femmes d'Asie de l'Est et sur leurs familles : Ling est la tentative
la plus neuve et la plus claire d'écrire l'histoire des femmes chinoises
aux États-Unis. L'effort de Ling est notable car il inclut les Chinoises
des États ruraux ainsi que les Chinois du Midwest où de petites
communautés survivent pendant le XXe siècle. Son
ouvrage produit également la meilleure bibliographie, à ce
jour, sur le sujet. [71] L'historiographie
des Chinoises reflète une grande diversité d'analyses. C'est
une communauté importante mais divisée, qui passe de
la génération d'origine, fortement contrôlée
et limitée, arrivée avant 1880, aux immigrées d'après
1965 qui voient leur intégration essentiellement limitée,
plus par des obstacles économiques que par des obstacles sociaux
ou juridiques. Elle s'étend des chroniques familiales fondées
sur l'étude de la vie privée aux études économétriques
sur la mobilité ascendante [72].
L'historiographie des groupes voisins -femmes japonaises, femmes coréennes,
femmes des Philippines- est bien moins variée. Elle se focalise sur
l'histoire des communautés et sur l'adaptation économique. [73]
Depuis la suppression (loi sur l'immigration de 1965) du système
de la préférence nationale, le nombre de pays pourvoyeurs
d'immigrants a significativement augmenté. Un vaste groupe d'immigrants
est constitué de personnes originaires d'Asie du Sud et du Sud-Est
(Pakistan, Indes, Bangladesh, Thaïlande, Vietnam et Corée, en
particulier). Pendant que les Asiatiques du Sud-Est viennent en tant que
réfugiés, avec une autorisation héritée de la
guerre du Vietnam, la plupart des Asiatiques du Sud sont sélectionnés
sur critères professionnels ; leurs femmes sont des personnes
dépendantes ; cependant, dans les cas coréen ou philippin,
les femmes entrent parce qu'elles appartiennent à des catégories
professionnelle préférées à d'autres (infirmières,
par exemple).
La diversité de la nouvelle immigration d'Asiatiques se reflète
dans la bibliographie. Les publications sur les groupes de réfugiés
d'Asie du Sud-Est prouvent que les historiens ont répugné
à écrire l'histoire de ces nouvelles immigrantes, laissant,
pour l'essentiel, le terrain aux sociologues, aux spécialistes des
sciences sociales et aux littéraires. Pour leur part, les chercheurs
en sciences sociales ont mis les problématiques migratoires traditionnelles
au coeur de leurs enquêtes sur l'Asie du Sud-Est : ajustement
initial, lutte pour maintenir la cohésion familiale et pour ralentir
l'assimilation sociale et économique, mobilité ascendante.
Une analyse centrée sur les femmes émerge rarement des études
sur les migrants réfugiés du Sud-Est asiatique. Elles n'apparaissent
que dans le contexte familial, leurs vies enserrées par deux impératifs
contradictoires : gardiennes de la tradition d'un côté,
et de l'autre pourvoyeuses de profits économiques. [74]
Ce n'est que très récemment que des études sur le genre
et sur la sexualité sont apparues, alors que la seconde génération
de réfugiés arrive à maturité aux États-Unis. [75]
La situation est différente pour les immigrants d'Asie du Sud et
de l'Ouest car nombreux sont ceux qui sont instruits et qui parlent
anglais. De telles caractéristiques étaient rares parmi les
premiers groupes d'immigrants ; elles défient le paradigme classique
des recherches sur l'immigration, particulièrement en termes de mobilité
économique et sociale ascendante et en termes d'adaptation culturelle,
pour la première génération. Il existe quelques publications
qui proposent d'examiner la vie des femmes d'Asie du Sud à l'intérieur
des paramètres traditionnels du travail et de la famille, mettant
en évidence leur combat pour élever et intégrer leurs
enfants dans la société américaine. Mais la majorité
des études sur les migrants d'Asie du Sud est centrée sur
la transmission des traditions culturelles et sur l'identité ethnique,
dans une Amérique post-industrielle et multi-ethnique. La bibliographie
concernant les Asiatiques du Sud, en particulier, souligne la continuité
et l'ajustement des pratiques culturelles chez la première et la
seconde génération, afin de préserver l'identité
ethnique des hommes et des femmes. En général, la bibliographie
sur les Asiatiques du Sud reconnaît que les femmes cultivent l'appartenance
ethnique et qu'elles préservent une trajectoire d'intégration
différente de celle des hommes.
Étroitement corrélé à la transmission de la
culture et au changement des valeurs sociales et culturelles, le transnationalisme
prend un sens différent dans les études sur l'immigration
d'Asie du Sud et de l'Est. Puisque la proximité physique avec la
terre d'origine n'est pas aussi étroite pour les Asiatiques que pour
les Mexicains (ou que pour d'autres peuples d'Amérique centrale ou
des Caraïbes), le transnationalisme des Asiatiques originaires de l'Est
et du Sud, est également vécu différemment : dans
les entreprises ethniques, dans le voisinage, mais aussi dans la manière
de s'intégrer à la classe moyenne et de s'organiser (associations
professionnelles, par exemple). Pour les Asiatiques de l'Est et du Sud,
groupes dont l'assimilation économique réussie est souvent
considérée comme acquise, la vie transnationale des femmes
est considérée comme plus riche, plus variée ;
elle est négociée avec plus de succès que celle des
femmes des autres groupes, celui des femmes d'Amérique du Sud par
exemple. Dans l'ensemble, les luttes des femmes asiatiques (Asie du Sud
et de l'Est) telles qu'elles sont décrites dans la littérature
récente, bien que liées à des problèmes existentiels,
sur beaucoup de points, ne sont pas limitées aux questions vitales
de pain et de beurre qui caractérisent l'histoire des migrantes du
passé, difficultés qui continuent à dominer l'existence
de leurs s'urs d'Amérique latine et des Caraïbes. D'après
la bibliographie, les Asiatiques du Sud semblent être très
préoccupées de négocier leur place sociale de femmes
de couleur, non-américaines mais parlant l'anglais. [76]
La différence d'expression et de représentation au sujet de
leur assimilation (femmes d'Asie du Sud et nombreuses femmes de pays sud-américains),
n'a été formulée, ni par les historiens, ni par les
sociologues, ni par les critiques littéraires.
F) Les immigrées et le roman américain (XXe siècle)
Aucun essai historiographique sur les femmes immigrées aux États-Unis ne peut être complet sans que soient discutés d'importants textes littéraires, généralement écrits par les immigrantes elles-mêmes. Les femmes auteures de fiction sont appréciées car elles ont transmis l'histoire des immigrantes bien avant le XXe siècle. Actuellement, la plupart des cours d'histoire des femmes incluent des textes littéraires et de nombreux historiens utilisent, dans leur classe, les meilleurs d'entre eux comme des équivalents d'histoire sociale. Le roman contemporain sur l'immigration plaît beaucoup et il a eu un bien plus grand impact sur la conscience publique que toutes les interventions académiques.Conclusion : nouvelles directions de recherches
Notes
[1]Oscar Handlin, The Uprooted: The Epic Story of the Great Migration that made the American People (Boston, Little Brown, 1951), p, 3.