Jacques BOTTIN et Donatella CALABI (éd.),
Les Étrangers dans la ville. Minorités et espace urbain du bas Moyen Age à l'époque moderne

Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1999, 486 p., 190 F.

Livre lu par Nicole Fouché, CNRS

Juin 2000

Cet ouvrage rassemble une trentaine de communications présentées au cours de deux colloques (Paris [1995] et Venise [1996]) soutenus par l'Institut universitaire d'architecture de Venise (IUAV), l'Institut d'histoire moderne et contemporaine (IHMC) du CNRS et l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) sur le thème de l'histoire des étrangers dans la ville . Ces colloques ont volontairement réuni des chercheurs issus de l'histoire sociale avec des spécialistes de l'histoire des formes. Ils s'intéressent à la question du croisement des problématiques concernant le territoire, les représentations et l'histoire sociale. Avant que les problématiques au sujet des immigrés et des villes aient pris l'ampleur qu'on leur connaît aujourd'hui, on chercherait en vain une ville qui n'ait accueilli, durablement, des minorités venues d'ailleurs, et des chercheurs qui, s'interrogeant sur l'espace investi, ne trouveraient à faire des observations sur le rôle, la place et le statut de ces étrangers. La raison de ces colloques était de voir si, du bas Moyen Age à l'époque moderne, il était possible d'établir des modèles d'interactions entre l'espace urbain et les groupes sociaux minoritaires, ou encore s'il était possible d'entrer dans le sujet à partir de la forme, pour ensuite l'articuler au social.

Les Introductions (de Jacques Bottin [IHMC] et Donatela Calabi [IUAV] ; de Maurice Aymard [EHESS]), les Proposition et avertissement (de Bernard Lepetit [EHESS]) et la Postface (de Daniel Roche [Collège de France]) sont des essais de problématisation de l'hybride espace urbain/étrangers , mais ils viennent a posteriori , c'est-à-dire après les colloques (ils ont été rédigés pour la publication), et les communications sont, pour beaucoup d'entres elles, bien éloignées de leurs propositions. Bernard Lepetit fait d'ailleurs remarquer le caractère encore expérimental des résultats.

Si on suit les éditeurs, on peut isoler un certain nombre de questions  : 

1. capacité d'accès de l'étranger à l'espace (liberté totale ou confinement) ;

2. formes et lieux investis et sur quels critères (distribution et modalités spatio-sociales de la présence étrangère) ;

3. impact matériel de la présence étrangère sur la ville (appropriation et influence étrangère sur l'espace et le bâti urbains).

Prenons quelques exemples.

En ce qui concerne le confinement ou la dispersion libre des étrangers, on observe que, par exemple, dans l'Italie des XVe et XVIe siècles, la constitution de quartiers juifs en quartiers séparés procède de mesures qui hésitent entre expulsion, tolérance ou accueil ; que la colonie castillane à Bruges était dans la ville un corps autonome, avec ses privilèges exclusifs contrairement aux Juifs de Saint-Esprit-lès-Bayonne, qui, au bout du compte, sont les moins étrangers de la population de la ville (fin du XVIIIe - début du XIXe siècle).

Dans le cas de la distribution étrangère et de ses critères , on constate qu'entre le XVIe et le XVIIe siècle, les Grecs s'établissent en Italie. Ils arrivent, accompagnés de leur famille et de leurs prêtres, et se constituent en communautés (conservation identitaire) autour de leur église. À Bordeaux, étrangers et autochtones cohabitent, mais on observe une attraction de certaines paroisses, etc. À la fin du XVIIIe, les stratégies spatiales qu'adoptèrent, par exemple, les Français de Tunis s'expliquent par la vision qu'ils avaient d'un Orient arriéré qui, d'après eux, pouvait être entraîné sur les chemins du progrès ouverts par la Révolution. À Smyrne, du milieu du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, l'Empire ottoman sollicite, officialise et intègre les Européens et les modalités d'appropriation de l'espace sont négociées. À Paris, au début du XVIIIe siècle, les artisans étrangers du faubourg Saint-Antoine ne semblent pas si différents des Français du textile ou des Auvergnats de la rue de Lappe. En fait, pour ce type de population, c'est la variable métier qui compte, plus que celle d'étranger.

En ce qui concerne l'influence des étrangers sur le bâti urbain   :  plus que dans toute autre ville italienne, l'architecture fut produite, à Rome, ville commune et universelle , par les étrangers  :  Florentins, Vénitiens y participent à la réorganisation de l'espace urbain (influence architecturale) au cours de la Renaissance ; puis les étrangers ré-interviennent fortement à la fin du XVIIe siècle. À Venise, au XVe et au XVIe siècle, les Albanais sont fortement visibles, à travers des éléments d'architecture et de peinture. Les étrangers de Madrid et de Tolède ne modifient ni le plan ni l'architecture des villes (XVIe -XVIIe). Leur condition, des plus modestes, ne le leur permet pas. A Damas, les chrétiens et les Turcomans marquent l'espace topographique et architectural du faubourg Midan (XVIIIe-XXe siècle).

Des modèles plus complexes  : 

À Venise, aucun parcours n'est linéaire ni univoque  :  le sestiere de Cannaregio, par exemple, est une zone de transit où les nouveaux arrivés tissent des liens. Entre le XIVe et le XVIe siècle, Venise naturalise ceux qui ont intérêt à devenir vénitiens  :  pas les gens du commun. Dans cette ville où la présence étrangère s'est incarnée dans des monuments qui rendent l'étranger particulièrement visible, une bonne partie de la population étrangère se dissout dans l'ensemble urbain, selon les mêmes critères que les habitants en place. D'autres étrangers se regroupent de manière délibérée. Nous sommes donc en présence de deux modèles de distribution. En ce qui concerne les ghettos de la terre ferme, ils ressemblent à celui de Venise, forme canonique de ce type d'habitat. Par opposition, les étrangers qui s'établissent sur la terre ferme semblent suivre une dynamique aléatoire de dispersion. Marseille est une ville de transit et suscite une multitude de réponses (parfois éphémères) aux parcours diversifiés des visiteurs ou habitants étrangers qui s'inscrivent dans son espace. En Angleterre les Aliens ont toujours constitué un élément notable de la population urbaine  :  l'enclave allemande et son économie morale (XIIe-XVIIe siècle) est un cas particulier dans un modèle général de dispersion, ni regroupement autour des églises ni assemblées étrangères (XVe siècle), mais émergence de districts plutôt étrangers dans la cité et sa banlieue.

Une grande variété caractérise toute cette information. Bien. que les interventions aient été réparties en deux grandes aires  :  le pourtour de la Méditerranée (Italie, Damas, Madrid, Tolède, Smyrne, Tunis, Rome, Venise et Gênes) et le Nord (Paris, Prague, Amsterdam, Londres, Norwich), on ne peut déceler dans cet ensemble aucun modèle géographique. Ce paramètre ne semble pas pertinent.

Le problème, évidemment, c'est qu'avec plus de trente études de cas qui reposent sur des ressources documentaires différentes, sur des types de ville différents (ports, métropoles culturelles, économiques et/ou politiques), au cours de périodes historiques très différentes (situation, contexte, intervention différenciée du politique, degrés de développement économique, culturel, social diversifiés), selon des chronologies variées (du bas Moyen Age à l'époque moderne), la comparaison et la synthèse ne sont pas évidentes, pas données. Il serait vain de les chercher dans cet ouvrage dont l'intérêt fondamental est de contribuer, par plus de trente études de cas, à la question de la territorialisation-spatialisation de l'histoire sociale des villes européennes avant l'industrialisation.

Nicole Fouché, CNRS

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