A.P.T.I.R.A.,
Mémoire de migrations à Trélazé

Éditions Ivan Davy et A.P.T.I.R.A, Vauchrétien, 1996, 202 pages, bibliographie de 48 titres, index, 90 francs.

Lu par P. Rygiel

Septembre 1998.

L'A.P.T.I.R.A est une association angevine d'aide à l'insertion des populations issues de l'immigration. Ses membres ont recueilli, au cours d'entretiens effectués en 1994 et 1995 les propos de membres de soixante familles de migrants, venues de Bretagne, d'Espagne, du Portugal, du Maroc, de Turquie ou encore de Lorraine, et installées à Trélazé, commune ardoisière aujourd'hui prise dans la banlieue d'Angers. Ce volume propose de larges extraits de ces témoignages, classés par thèmes, précédés d'une étude sur la mémoire de l'immigration, saisie au travers de ceux-ci et suivie de quelques pages retraçant, à l'aide des données des recensements, l'histoire de la population de Trélazé.

Carolina Benito dans son travail introductif insiste, après d'autres auteurs (1) . et à juste titre, sur la dimension collective de celle-ci. Pour elle, la plupart de ces récits possèdent une structure similaire. On évoque longuement la vie au pays d'origine, les raisons du départ. Le récit du trajet, décrit avec un grand luxe de détails, prend souvent une dimension épique, ce que beaucoup d'historiens ont déjà noté (2) . Le travail tient lui aussi une large place. On se souvient aussi des difficultés d'adaptation, des quiproquos nés de l'ignorance de la langue, de la difficulté à faire transcrire son nom à obtenir des papiers, remarque l'on retrouve chez plusieurs auteurs (3) . Enfin l'entretien fréquemment évoque les liens conservés avec le pays d'origine, l'espoir du retour souvent pour ceux dont l'arrivée est encore récente, trait lui aussi souvent relevé (4) , le constat que le pays d'origine n'est plus le leur pour les plus anciens.

Tous les récits ne sont cependant pas semblables. Ceux des femmes ont souvent pour cadre la vie privée et évoquent la perte des repères et des liens affectifs que provoque l'immigration. Dans ceux des enfants des immigrants, centrés sur leur enfance et leur jeunesse, l'école est très présente, ce qui là encore est noté par d'autres auteurs (5) et l'interprétation du départ des parents, qui ne retient que les facteurs économiques, diffère de celle que proposent les immigrés eux-mêmes, qui fréquemment font intervenir des motifs politiques ou le souhait d'accéder à la modernité en plus des déterminations économiques, ce qui si l'on songe aux raisons données par un émigré célèbre à son départ pour les États-Unis, semble là encore tenir de la constante (6) . De plus, si les migrants eux-mêmes assument parfois avec fierté leur condition passée d'ouvrier ou de mineur, non sans ambiguïté d'ailleurs puisque cela peut s'accompagner d'une conscience aiguë de l'exploitation dont ils furent victimes et d'un refus farouche de voir les enfants occuper une position similaire, les enfants retiennent surtout la pénibilité du travail, l'usure des parents et leur exploitation, attitude que l'auteur de ces lignes a fréquemment rencontrée lors d'entretiens avec des enfants d'immigrés polonais (7) . Leur rapport au pays dont la famille est originaire se dit aussi de façon sensiblement différente. Beaucoup des enfants d'immigrants témoignent d'une identité dormante ou résiduelle, qui n'informe que peu les comportements quotidiens mais se traduit par des échanges maintenus sur la longue durée avec la famille restée au pays, des séjours, un intérêt pour les événements s'y déroulant, la conservation des pratiques culinaires, le choix de quelques objets de décoration voire, en période de crise, par des engagements allant au delà de l'anecdote, tel celui de ce descendant d'une famille polonaise conduisant en Pologne un camion de médicaments au début des années 80, exemple, qui ne constitue pas un cas isolé (8) . D'autre part la fonction assignée au récit, ou son message implicite, peut varier. Celui-ci, chez les immigrants surtout, peut prendre une coloration nostalgique et évoquer un âge d'or perdu dont on tente de conserver ou de recréer des lambeaux. Chez certains enfants, la construction d'une mémoire, qui peut tenter de redonner sa dignité à un immigrant à laquelle elle fut déniée, peut être un moyen de conjurer ou d'expier la honte de ses origines que beaucoup ont ressenti.

Reste enfin des variations selon les familles et les individus que l'on ne peut rapporter au sexe ou à l'appartenance générationelle. L'auteur propose quelques principes, qui apparaissent pertinents permettant d'ordonner cette diversité. Elle note d'abord que ces récits sont insérés dans des contextes variés. Certains replacent systématiquement le récit familial dans une perspective plus vaste, celle de l'histoire de l'immigration, et les comparaisons avec les autres nationalités sont alors extrêmement fréquentes, celle de la formation du monde ouvrier ou celle d'une histoire nationale ou communautaire. Le récit pour d'autres s'inscrit dans le cadre étroit d'une histoire familiale qui évoque le destin des membres d'une famille restreinte. Certains enfin ne parviennent pas à élaborer de tels récits et manifestent alors une volonté d'oubli ou un refus de parole qui témoigne d'une impossibilité de trouver à leur mémoire un "point d'ancrage positif" (page 29.).

Les extraits présentés offrent un riche choix de documents, d'autant plus maniable qu'un index permet de rassembler les extraits d'un même discours, qui intéresseront tous les spécialistes de l'histoire de l'immigration.

Le choix de regrouper des récits produits par des familles d'origine étrangère et d'autres émanant de familles venues de Bretagne ou de lorraine rend leur lecture particulièrement intéressante. Si l'on peut discuter longtemps sur ce qui sépare l'immigrant du migrant de l'intérieur, force est de constater que la possibilité qu'offrent les extraits présentés de comparer des membres des deux populations se révèle précieuse. On y lit le souvenir d'un déracinement que l'inscription du point de départ dans les limites de l'hexagone ne rend pas nécessairement moins douloureux, des difficultés similaires à s'adapter aux normes et aux rythmes de la société industrielle, une économie familiale comparable, qui permet de réinvestir les savoir-faire des anciens ruraux dans l'élevage de petits animaux et l'entretien d'un jardin, l'attachement persistant à certaines des coutumes, en particulier alimentaires, du lieu d'origine, ou le récit mythifié du grand départ et du trajet de l'exil, et l'on songe alors aux souvenirs d'un autre descendant de migrants bas-bretons (9) .

On regrettera cependant que ne soit pas présenté le dispositif de recueil des entretiens. Nous ne savons pas qui les a menés, comment ont été choisies les familles interrogées, quelles questions furent posées, puisque les extraits ne proposent que des fragments des discours recueillis. Cela affaiblit certaines des conclusions du travail introductif de C. Benito, tenant à la structure récurrente des récits, qui peut être en partie produite par le dispositif d'enquête.

On aurait également souhaité que les écarts mis en lumière dans les récits faits par les immigrants et leurs descendants soient rapportés, au moins sous forme d'hypothèses, les effectifs disponibles ne permettant sans doute pas plus, aux origines ou au parcours des migrants. Nous restons sur le constat que ces récits divergent sans que nous soit offerte la possibilité de remonter aux principes de ces écarts.

Il convient pour conclure de faire quelques remarques quant à l'utilisation possible de l'ouvrage. Les populations évoquées ici ne sauraient être considérées représentatives des familles amenées en France par l'immigration .L'extraction de l'ardoise a attiré à Trélazé dès 1860 une importante population venue de Basse Bretagne, relayée après la première guerre mondiale par des Espagnols, que rejoindront des républicains espagnols à la fin des années trente. L'après guerre voit arriver quelques Polonais, mais le véritable essor de l'immigration étrangère date des années soixante :  Portugais, Turcs et Marocains arrivent en nombre - attirés par les ardoisières quoique beaucoup aujourd'hui n'y travaillent plus du fait de drastiques réductions d'effectifs - au point que la population étrangère, jusque là numériquement très faible, constitue depuis le milieu des années 1970 environ 10 % de la population de la commune, qui oscille autour de 10 000 habitants. De plus, nous ne sommes pas ici dans une région d'immigration de masse. Il est fort probable que la confrontation des témoignages rassemblés ici et d'autres amassés en des régions aux structures socio-économiques différentes, où la population étrangère était autrement composée et autrement structurée ferait apparaître des écarts importants.

Le travail présenté ici n'en devient pas anecdotique pour autant. La petite colonie étrangère évoquée ici, isolée dans une région peu touchée par l'immigration ne constitue pas un cas exceptionnel. Trélazé ressemble, jusqu'au début des années soixante à d'autres îlots mono-industriels de la France de l'Ouest qui, offrant un travail pénible et mal rémunéré, ont eu recours à l'immigration ne pouvant trouver sur place la main d'oeuvre nécessaire à leur développement. On pense, quoique les effectifs étrangers soient à Trélazé plus modestes, à la société métallurgique de Normandie près de Caen (10) à Couëron en Loire Atlantique (11) ., ou à Rosières dans le Cher (12) .. C'est donc, au travers du cas de Trélazé, un mode particulier d'insertion sociogéographique qu'évoquent les migrants de Trélazé et leurs descendants. Il est permis alors de penser que la mémoire de l'immigration qu'ils font partager est une forme minoritaire mais non marginale de celle-ci.

P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr

Notes

1. PONTY J., Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons , Paris, Éditions Autrement, 1995. Retour note 1

2. MILZA P., BLANC CHALEARD M.C., Le Nogent des Italiens , Paris, Éditions Autrement, 1995. Retour note 2

3. NOIRIEL G., Le creuset Français , Paris, Le Seuil, 1988. Retour note 3

4. PONTY (Janine), Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l'entre-deux-guerres , Paris, Publications de la Sorbonne, 1988. Retour note 4

5. MONTBROUSSOUS M.L., D'une intégration réussie, les Espagnols dans le Bassin de Decazeville, Éditions du Rouergue, Rodez, 1995. Retour note 5

6. LEWIS O., Les enfants de Sanchez , Paris, Gallimard, 1963, première édition1961, page 400. Retour note 6

7. RYGIEL P., Mais où sont les immigrés d'antan, Trajectoires sociogéographiques de familles issues de l'immigration européenne implantées dans le Cher durant l'entre-deux-guerres, Thèse pour le doctorat d'histoire sous la direction de J.Ponty, Université de Franche-Comté, Besançon, 1996. Retour note 7

8. PIECHOWIAK-TOPOLSKA M.B., "Manifestation des liens de la Polonia de France avec la Pologne", in GOGOLEWSKI E. (dir.), Les ouvriers polonais en France après la seconde guerre mondiale , Revue du Nord, Hors série numéro 7, Villeneuve d'Ascq, 1992. Retour note 8

9. GUEHENNO J., Changer la vie, Paris, Livre de poche, 1973. Retour note 9

10. TERRAIL J.P. , Destins ouvriers. La fin d'une classe, Puf, Paris, 1990. Retour note 10

11. BARBARA A., L'immigration en Loire-Atlantique et les Polonais de Couëron, GIRI/CNRS, Nantes 1989. Retour note 11

12. RYGIEL P., "La formation de la colonie polonaise de Rosières", Cahiers d'archéologie et d'histoire du Berry, numéro 129, mars 1997. Retour note 12

[ Retour à l'index de la rubrique ]