TEMIME (Emile), DEGUIGNÉ (Nathalie)
Le camp du grand Arénas. Marseille, 1944-1966
Autrement, Paris, 2001, 157 pages, 14,94 Euros.
Livre lu par Philippe Rygiel
Mai 2003
Les lieux de l'immigration sont souvent des lieux transitoires. Des hommes, des familles, ont traversé camps, baraques et abris provisoires avant que ceux-ci ne soient remodelés et réaffectés, et que ne s'effacent les traces de ces passages. Cela explique sans doute en partie que nous connaissions mal, jusqu'à ces dernières années, la géographie historique de l'immigration, d'autant que les historiens furent longtemps plus soucieux de suivre le parcours d'une population que d'étudier l'organisation et le fonctionnement des espaces dévolus au transit d'immigrants et d'étrangers de diverses provenances.
Plusieurs travaux récents comblent aujourd'hui cette lacune[1], et
parmi eux l'ouvrage d'E. Temime et Nathalie Deguigné. Ceux-ci se
sont proposés de retracer l'histoire d'un lieu, de son organisation
de son fonctionnement, et non seulement de saisir en ce lieu une population,
sans négliger pour autant les mémoires de ces habitants successifs.
Cela conduit fort logiquement les auteurs à consacrer une première
partie à l'histoire de l'implantation, du bâti et des affectations
de ce camp. L'éloignement du centre urbain, la médiocrité
originale de baraques à l'allure de tonneaux renversés, la
clotûre de l'espace y manifestent la position marginale, au sens propre
du terme, assignée aux populations passées par ce camp.
Celles-ci sont diverses, et le corps du texte évoque successivement
différents moments de l'histoire du camp qui correspondent de fait
aux transformations de la composition de sa population. Durant l'immédiat
après guerre le camp abrite des travailleurs vietnamiens en attente
de rapatriation, Marseille, port d'embarquement pour l'Indochine constituant
pour eux un aimant. Le lent rétablissement des liaisons maritimes,
la priorité donnée aux transports de troupes ont pour effet
de prolonger leur séjour. Beaucoup trouvent place au grand Arènas,
qui se transforme presque en une enclave vietnamienne autogérée
par des cadres proches du PC indochinois. Le pouvoir de ceux-ci n'est cependant
pas accepté par tous et l'année 47 est marquée par
de violents affrontements, trostkistes, communistes et administration se
disputant le contrôle du camp, jusqu'à ce que l'amenuisement
progressif de la population vietnamienne ne fasse cesser le combat.
Le camp n'a cependant jamais été un camp vietnamien. On y
trouve, dès l'immédiat après guerre, des Juifs d'Europe
centrale et d'Allemagne, dont beaucoup sont décidés à
gagner la terre promise, légalement ou non, ce que les autorités
françaises choisissent souvent d'ignorer. Durant les années
cinquante, ceux-ci ont laissé la place à des Juifs d'Afrique
du nord, souvent venus du Maroc, dont les itinéraires sont complexes
et changent au gré de la conjoncture quoique "pour la plus grande
partie d'entre eux, le voyage passe par Marseille, et, pour un très
grand nombre, par le grand Arènas" (page 71) qui jouera jusqu'au
milieu des années soixante le rôle d'un sas entre l'Afrique
du Nord et la Palestine. Les auteurs consacrent deux chapitres à
l'organisation de l'enclave juive au sein du camp et à la vie des
familles qui y séjournent, plus longtemps parfois qu'elles ne l'imaginaient.
La présence des organisations juives, puis d'agences israéliennes
au coeur même de l'enclave juive, qui dispose de ses propres services,
apparaît comme l'élément le plus original de cette période.
De même d'ailleurs qu'apparaît original le fait que le camp
du grand Arènas n'abrite pas durant cette période que des
étrangers. A partir des années cinquante, une population de
mal logés, de démunis, y fait son apparition, certains y squattent
des baraques, d'autres y sont provisoirement logés par les pouvoirs
publics dans des conditions d'hygiène et de promiscuité épouvantables.
Le chapitre consacré à ceux-ci évoque surtout, à
l'aide d'entretiens et de clichés d'époque, la sociabilité
du lieu, ainsi que l'action des structures associatives et religieuses (Cimade
et soeurs dominicaines en particulier), avant de retracer la fin du camp.
En 1966 l'agence juive cesse d'utiliser celui-ci qui est détruit
en 1973.
Un chapitre final renoue les fils du propos initial en confrontant les mémoires,
plurielles et diverses du camp. Celle des voisins de celui-ci qui se souviennent
d'un endroit défini comme un enfer - on y mange dit-on les petits
enfants et on y viole les vierges -, celle des responsables de l'agence
juive pour lesquels le camp demeure comme une étape d'un parcours
religieux, celle des habitants eux-mêmes qui expriment fréquemment
la nostalgie tant de leur jeunesse que d'une sociabilité affirmée
solidaire et peu conflictuelle malgré les différences d'origine,
tonalité que l'on retrouve d'ailleurs souvent au gré d'entretiens
menés tant en France qu'ailleurs auprès d'anciens habitants
de "ghettos" sociaux.
Bien menée, et clairement écrite, illustrée d'abondance comme tous les volumes de la collection, cette monographie apparaît donc pleine d'intérêt. Elle a le mérite d'évoquer deux populations migrantes pour lesquelles nous disposons de fort peu d'études, tout en offrant un éclairage précis sur le fonctionnement d'un lieu qu'il est possible de considérer typique de l'immigration contemporaine. Le lecteur pourra parfois regretter, mais ce n'était ni l'objet ni le projet des auteurs, que ne soient pas introduits quelques éléments de comparaison, tirés de travaux consacrés à des espaces du même type, ce qui aurait permis de mieux situer l'originalité de l'objet. Pour ne prendre qu'un exemple, l'intense vie politique du camp vietnamien n'est ainsi pas sans évoquer, en un contexte similaire, celle des soldats russes présents en France durant la première guerre mondiale et conduit à s'interroger sur l'incidence sur la politisation d'une population en exil des conditions de vie très particulières qui lui sont faites.[2]