Gérald et Silvia Arlettaz

La Suisse et les étrangers

Antipodes et Société d'histoire de la Suisse Romande, 2004, Lausanne, 164 pages.

Livre lu par Philippe Rygiel

Février 2005

Gérarld et Sylvia Arlettaz ont publié depuis une quinzaine d’années bon nombre d’articles consacrés à l’histoire de l’immigration vue de Suisse. Ils nous donnent ici pour la première fois une synthèse consacrée aux politiques suisses en matière d’immigration et de naturalisation durant la période qui va du milieu du XIXe siècle à 1933. Ils justifient le choix de cette période en écrivant qu’elle voit l’élaboration puis l’institutionalisation de dispositifs juridiques et administratifs qui ont peu changé jusqu’à nos jours. Il s’agit en somme de présenter ici la genèse de la manière suisse d’appréhender l’immigration et les étrangers. Ce souci justifie le choix des bornes chronologiques. La Suisse est durant la première partie du XIXe un pays d’émigration, les immigrants sont peu nombreux. Les choses changent à partir de 1850 environ, les révoltes libérales et nationales conduisent en Suisse de nombreux exilés, avant que les besoins de l’économie suisse n’attirent un nombre croissant de migrants, venus souvent d’Italie ou d’Allemagne au point qu’à partir des années 1880 le solde migratoire devienne positif. Nous entrons donc le domaine suisse au moment où le pays devient un pays d’immigration, et nous le quittons quelques décennies plus tard, après le vote d’une loi fédérale, la première du genre, toujours en vigueur, qui fixe les principes de la gestion par les autorités du pays des entrées, de l’établissement et du statut des étrangers.

Sept chapitres retracent la formation de cette politique, suivant un ordre chronologique et se proposant de montrer que cette histoire se comprend en référence à la construction d’un état nation, les auteurs posant que les deux processus sont indissolublement liés : les exigences de la construction nationale déterminent dans une large mesure le sort fait aux étrangers cependant que la présence étrangère et son appréhension par la société et l’état suisse affectent « le tissu de la formation nationale » et les systèmes de représentation nationaux. Le lecteur aura reconnu des thèmes proches de ceux de Gérard Noiriel impression que la structure même du récit ne fait que renforcer.
La présence étrangère, encore modeste, fait peu débat jusque durant les années 1880. La période suivante est marquée à la fois par la construction d’une nouvelle citoyenneté suisse - la constitution de 1874 implique l’intégration de la population suisse dans le cadre d’un espace sociopolitique et culturel de dimension nationale, posant en particulier le principe que l’identification des personnes est de compétence fédérale et non plus cantonale et renforçant la protection des Suisses établis en dehors de leur canton d’origine – et l’émergence d’une question des étrangers. Les premiers à penser la présence étrangère en terme de problème à gérer sont les statisticiens du bureau fédéral de statistique, crée en 1860, avant que le thème ne devienne une figure permanente du débat politique. Si les débats sont parfois violents et la xénophobie virulente, qui se traduit à la fin des années 90 par de violentes chasses à l’Italien à Zurich et à Berne, une forte proportion, sinon la majorité, des politiques de l’époque, refusent de fermer les frontières aux migrants et considèrent que la solution au « problème étranger » est l’assimilation à la vie nationale, par le biais de la naturalisation, conçue comme le moyen d’attacher les étrangers à la vie de la nation. Plusieurs projets visant à introduire dans le droit de la naturalisation des éléments de jus soli voient alors le jour, sans pour autant se traduire par de véritable réforme, les débats étant interrompus par la guerre.
Celle-ci constitue pour les auteurs une véritable rupture. La composition de la population étrangère se transforme profondément. Une partie de la population installée quitte alors la Suisse cependant qu’arrivent des déserteurs, des objecteurs et des prisonniers blessés. Alors même que les effectifs de la population étrangère diminuent considérablement durant le conflit, l’immigration se transforme en « obsession de la classe bourgeoise » et les thèmes xénophobes connaissant un réel succès alors qu’émerge une nouvelle morale patriotique.
Les mesures prises alors rompent radicalement avec les pratiques antérieures. Il ne s’agit plus d’assimiler les étrangers, mais de les surveiller et de les contrôler, tâche confiée à un office de police des étrangers qui voit le jour en novembre 1917. De même les débats relatifs à la présence étrangère diffèrent de ceux d’avant guerre. Il ne s’agit plus d’éviter la formation d’une population exclue de la vie de la nation en lui proposant l’assimilation, mais de protéger le travail national, de lutter contre l’Überfremdung, forme suisse de la peur du métissage et de la perte de la substance nationale, et de préserver la sécurité du pays, menacée pense-t-on alors d’une invasion en provenance de tous les points d’une Europe ruinée. Si cela conduit à repenser le contrôle des entrées, cela conduit aussi à l’abandon du projet d’introduction du jus soli dans le droit de la naturalisation. Celle-ci après guerre est conçue non plus comme le moyen d’une possible assimilation à la communauté nationale, mais comme la sanction d’une assimilation déjà opérée, reconnaissance en somme par la nation de ce que le naturalisé est déjà devenu suisse, signe, parmi d’autres, pour les auteurs, du passage d’une conception civique à une conception ethnique de la nation.
L’entre-deux-guerres est vue comme une période durant laquelle les mesures d’exception prises durant la guerre sont peu à peu institutionalisées, voire constitutionalisées. L’adoption, le 1925 octobre 1925 de l’article 69 ter de la constitution permet ainsi à l’état fédéral de légiférer sur entrée la sortie et le séjour des étrangers, retirant aux cantons l’essentiel de leurs prérogatives en ce domaine. Il permet l’adoption d’une loi fédérale sur l’entrée et le séjour des étrangers en 1931 qui vise à concilier, la protection du marché national, dont la construction est selon les auteurs la grande affaire de l’entre-deux-guerres en Suisse, les intérêts de la Suisse (il convient de laisser entrer les touristes et de permettre aux entrepreneurs suisses de disposer de la main d’œuvre qui leur est nécessaire), et l’identité suisse, le nombre des entrées ne devant pas excéder la « capacité de réception » du pays. L’état fédéral est chargé de décider des autorisations de séjour de longue durée, la règle étant de concéder aux travailleurs étrangers des autorisations de courte durée permettant leur renvoi en cas de mauvaise conjoncture. L’administration du séjour est confiée à un office central de police des étrangers, créé durant la guerre, dont la mission première était le repérage des étrangers indésirables.
Durant la même période, l’accès à la nationalité suisse devient plus difficile et les autorités fédérales recommandent aux cantons la plus grande vigilance, et en particulier de ne pas accepter d’éléments hétérogènes à la nation de par leur culture ou leur appartenance ethnique.
Cette évolution n’est pas pour les auteurs une simple réponse au traumatisme né de la présence d’insoumis et de déserteurs, souvent socialisants ou anarchistes durant la guerre, elle s’inscrit dans un évolution plus globale des modes de régulation de la société suisse. La guerre a mis en lumière à la fois la fragilité de la construction nationale, en attisant les différends entre francophones et germanophones. Elle a aussi illustré le potentiel révolutionnaire des masses ouvrières. Les grands partis suisses proposent dans l’immédiat après-guerre des projets similaires, malgré des différences de tonalité. L’enjeu premier en est de proposer une réponse nationale à la question du travail, ce qui fait de la formation du marché national un « objectif stratégique de la formation nationale durant l’entre-deux-guerres » (page 113).
Les réformes inspirées de ces projets et de ces débats se révéleront durable, la conclusion, qui survole les sept décennies qui nous séparent de l’adoption de la loi de 1931 s’attache à le montrer, tout en notant que la période actuelle semble propice à un amendement ou à une remise en question de tout en partie des dispositifs hérités de cette période.

Le récit proposé par Gérald et Silvia Arlettaz est à la fois clair et riche de précisions et d’exemples. Il est extrêmement précieux pour le lecteur francophone, qui dispose ainsi d’une synthèse - qui a le défaut d’être unique en son genre mais on ne saurait en faire grief aux auteurs - de qualité consacrée au versant suisse de l’histoire du contrôle des migrations dans le monde occidental. Sa lecture présente d’autant plus d’intérêt que le thème suscite actuellement beaucoup de travaux, qui tous mettent en évidence la nécessité d’une comparaison des histoires nationales du contrôle de l’entrée et du séjour des étrangers, dont l’un des enjeux est de comprendre et d’apprécier le sens de la coupure de 1918, traditionnellement conçue comme marquant la fin de l’époque des "migrations libres" (on verra par exemple sur ce sujet Andréas Farhmeir, Olivier Faron, Patrick Weil (dir), Migration control in the North Atlantic World, Berghan Books, New-York/Oxford, 2003). En ce sens, l’ouvrage, en plus de son intérêt dans le cadre suisse, est une pièce, de qualité, versée à un dossier en cours.
Le lecteur cependant ne doit pas s’attendre à lire une histoire des immigrants présents en Suisse. Quelques données statistiques précisent les formes de la présence étrangère à différentes époques, mais peu de chose nous est dit ici de leurs expériences, ou de leurs travaux. C’est là plus un regret qu’une critique d’ailleurs, le choix thématique des auteurs est explicitement affirmé et défendu, il ne pouvait du reste être étendu sans dommage dans le cadre d’un ouvrage de cette taille, même si cela conduit à donner l’impression d’une histoire de l’immigration qui se fait sans les migrants eux-mêmes.
Plus gênant, si l’ouvrage est heureusement pourvu d’une bibliographie et d’un choix de documents, ce qui est si rare de nos jours qu’il convient de le saluer, il ne comporte pas d’appareils de notes, ce qui aboutit à ce que ne soit pas indiquées les références complètes des documents cités.

 

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