Klaus J. Bade


L'Europe en mouvement. La migration de la fin du XVIIIe siècle à nos jours,

Paris, éditions du Seuil, 2002. "Faire l'Europe". Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni (Europa in Bewegung. Migration vom späten 18. Jahrhundert bis zur Gegenwart, C.H. Beck, Münich, 2002)

Livre lu par Marie Claude Blanc-Chaléard

Mai 2004

Le livre de Klaus J. Bade constitue un phénomène unique dans la littérature historique en français sur l'immigration. En quelque 600 pages d'un texte dense, accompagné d'une riche bibliographie, l'auteur offre un bilan de longue durée de l'histoire européenne des migrations. Saluons ici l’effort des éditions du Seuil qui, en ces temps où l’édition n’est guère ouverte aux sciences sociales, nous permettent de lire en français, pour la première fois , ce spécialiste allemand de l’histoire des migrations. L'Université d'Osnabrück, où il enseigne, abrite un important institut de recherche sur les migrations et les études interculturelles (IMIS).

Le livre est d’abord ce qu'il est convenu d'appeler une somme. Afin de permettre au lecteur d’en mesurer l’ampleur, on tentera de donner une idée de la masse de connaissances et de la diversité des questions que recèle l’ouvrage. Le découpage en cinq parties suit une progression chronologique, quelque peu incontournable. Le choix de la très longue durée donne toute sa place à la " préhistoire " moderne des migrations européennes, tout en consacrant une place exceptionnelle à la période postérieure à la Seconde guerre mondiale (les deux dernières parties).
La première partie s’intéresse donc au passage des formes de migrations préindustrielles aux mouvements démultipliés qui se produisent à partir du dernier tiers du XIXe siècle. En s'appuyant notamment sur les travaux de Jan Lucassen , le "moderniste" qu'est Klaus J. Bade rappelle l'existence de mobilités régulières dans l'Europe des XVIIe siècle et XVIIIe siècles. Commerce itinérant et colportage certes, mais aussi courants saisonniers de migrations du travail (récoltes en East Anglia, dans les rizières de la plaine du Pô, la Castille ou le Bassin parisien) , voire systèmes beaucoup plus complexes comme ce "système de la mer du Nord" qui a drainé pendant près de trois siècles des paysans d'Allemagne du Nord vers les Pays-Bas pour le fauchage et fanage, l'extraction de la tourbe ou la vie de matelots ou de pêcheurs. Les activités ont varié, et peu à peu certains de ces "Hollandais" ont prolongé leur séjour loin de leur terre allemande, puis ont mis fin à la migration (p. 35-49) avec l’attraction nouvelle de l’industrie. Le deuxième chapitre évoque la mise en mouvement (interne et externe) des premières masses européennes en relation avec les mutations économiques et démographiques du continent après 1815, et s'attarde sur quelques cas, les Auvergnats de Paris, la diversité allemande dans ce même Paris avant 1880, et les "Ruhrpolen", migrants internes du 1er Reich (p.90-102). Moins inédit dans le détail, mais innovant par le rapprochement de ces histoires segmentées.
La deuxième partie, jusqu'en 1914, correspond à la première époque des mobilités de masse, à la fois à l'intérieur de l'Europe (chapitre 1 Migrations du travail et voyages d'entrepreneurs) et hors d'Europe (chap. 2 Exode de masse vers le Nouveau monde et chap.3 Migrations eurocoloniales). Pour les mouvements intra-européens, une géographie se dessine , avec études de cas exemplaires, entre "bassins d'origine" (Italie, Pologne) et "zones cibles" (France, Allemagne). Le tableau des diverses formes du travail émigré (agricole et industriel, techniciens exportateurs de savoir-faire ou espions industriels) suscite une réflexion globale sur les fonctions de cette main-d’œuvre dans les économies d'accueil: appoint dans certains secteurs où il, permet "d'augmenter la flexibilité du facteur coût" (p.136), création d'une " strate de main-d'œuvre étrangère " dans des travaux repoussés par la main d'œuvre locale même en temps de crise (bâtiment, travaux sales ou dangereux), rôle de tampon en cas de crise, toutes fonctions destinées à perdurer dans l'avenir. Dans la foulée, le chapitre 4 (Les Etats-nations et la migration internationale) marque une étape dans l’autre ambition du livre, qui est de proposer une réflexion de fond sur les rapports entre les Etats européens et immigration. Dans la 4e partie du livre (" Migrations au cours de la Guerre Froide "), un chapitre s’intéresse, en écho à celui-ci aux "Etats-nations sociaux et la migration transnationale du travail". Pour cette première grande époque des migrations, ce qui est en cause, c’est la construction des Etats-nations entre révolutions européennes, libéralisme et élaboration de la nationalité légale. On retrouve bien des thématiques soulevées par Gérard Noiriel. Bade s’intéresse à l'exilé politique, figure nouvelle produite par les révolutions européennes, refusant l’éloignement (aux Amériques) pour agir dans son pays d'origine et y retourner, alors que les victimes de persécution religieuse recherchaient plutôt un asile définitif, même lointain. L'asile, la gestion des affrontements xénophobes sont autant de questions nouvelles. Dans ces temps de libéralisme, la palme est remporté par l'Angleterre, seul Etat où aucune loi ne permettait d'expulser un réfugié et où aucune entrave n’est opposée à la liberté du travail ou à la circulation des hommes… jusqu'à l'Alien's Act, signe du déclin irrésistible de l'Angleterre libérale et de la montée d'un Etat d'intervention national (David Feldman).
On retrouve le flux de la chronologie avec l'étude des migrations transatlantiques. On remonte jusqu’à l’histoire méconnue des travailleurs sous contrats émigrés d’Europe du Nord-Ouest, bétail humain à peine plus libre que les esclaves dont le travail était vendu aux enchères dans les plantations des Caraïbes ou du Sud américain ou des redemptionners (une petite amélioration du système) jusqu'aux années 1820. Puis vint l’immense mouvement, difficile à évaluer (du débat sur les chiffres, on retiendra une fourchette entre 50 et 60 millions de départs entre 1820 et 1930, avec un quart de retours), qui fut bien le fait majeur pour l’Europe. Les réseaux de migration, les conditions de voyage font la synthèse de cette histoire qui demeure marginale en France.
La troisième partie est intitulée " L'époque des deux guerres mondiales : fuites expulsions, travaux forcés ". On reconnaît une problématique du type " guerre de trente ans " du XXe siècle et on entend que les guerres comptent plus que les deux décennies qui les séparent. De fait, l'étude de la "consommation en hommes" des économies de guerre s'approche de l'exhaustivité, qu'il s'agisse des migrations eurocoloniales issues des Empire anglais ou français ou des formes diverses du travail forcé expérimentées au cours des deux guerres par l'Allemagne occupante : on voit comment la première guerre prépare la seconde. L'autre versant de l'étude concerne les populations en fuite et les exils. Pour l'auteur, la Première guerre mondiale inaugure "le siècle des réfugiés" et ceux-ci occupent une bonne place dans le chapitre sur l'entre-deux-guerres, de même qu’à l’issue du chapitre sur la Seconde guerre mondiale. Entre changements de frontières, persécutions, déportations, extermination, ce sont en effet ces mouvements-là qui représentent les chiffres les plus énormes dans cette séquence historique. Klaus J. Bade en fait une comptabilité serrée, étape par étape, qu'il serait vain de reprendre ici, mais où les transferts humains se chiffrent par millions (ainsi en 1946, aux 10 millions de réfugiés et expulsés souvent évoqués pour l'Europe centrale, il faut ajouter 11 millions de displaced persons, pour la plupart travailleurs forcés en Allemagne, et encore 10 millions de personnes évacuées des villes bombardées). En regard de ces mouvements d'hommes titanesques et dramatiques, dont l'Allemagne semble souvent l'épicentre, les migrations d’entre-deux-guerres vers la France, qui tiennent tant de place dans notre historiographie, sont vite " expédiées ". Plus décisive semble à l'auteur la fin du libéralisme en matière de circulation des hommes provoqué par la Grande guerre, et la mise en place des politiques de contrôle en Europe ou de quotas outre-Atlantique : l'émigration vers les Etats-Unis connaît un coup d'arrêt, pour reprendre à un rythme soutenu après 1945.
Ce " cap hors d’Europe " prend moins de place dans la suite de l’ouvrage, qui montre comment le continent se change en espace d’immigration pour le reste du monde. Mais cela intervient bien plus tard qu’on ne l’imagine de façon gallo-centrée : le solde migratoire demeura négatif pour l'ensemble de l'Europe jusqu'en 1960 et faiblement positif jusqu'en 1970. C'est selon l'auteur 1970 qui constitue le tournant pour l'Europe. Dès lors, le continent enregistre des gains migratoires considérables 1,9 millions entre 1970 et 1979, 2,1 millions entre 1990 et 1995 et compte à la fin du millénaire plus d'immigrants que les Etats-Unis.
Les deux dernières parties ne s'articulent pas tout à fait autour de cette chronologie (avant/après 1970), ni sur celle qui oppose classiquement en France croissance des trente glorieuses et crise fin de siècle (avant/après 1974). Pour Klaus J. Bade, le moment signifiant bascule avec la fin de la Guerre froide. Sous le titre " Migrations et politique migratoire au cours de la Guerre froide ", la 3e partie distingue trois types de migrations. Les migrations "coloniales et post-coloniales" résultent selon l'auteur du contexte de la décolonisation. La démonstration est convaincante pour les rapatriés chassés vers les anciennes métropoles (Indiens du Kenya vers le Royaume-Uni, Moluques d'Indonésie vers les Pays-Bas, Pieds-Noirs et Harkis vers la France), elle l’est moins en ce qui concerne l’utilisation des travailleurs coloniaux comme main-d’œuvre bien avant la décolonisation, comme les Algériens en France : le chapitre traite de ces migrations comme d’un épisode limité dans le temps alors qu’elles constituent une forme de la mondialisation en cours des " bassins d’origine ". Dans les chapitres suivants, l’accent est mis sur le développement des migrations du travail et de leur gestion par les Etats-nations sociaux, le chapitre 4 étant consacré aux migrations de fuite et de refuge. Dans tous les cas, la crise des années 70 est intégrée au développement. Sans nier son rôle de rupture, Bade semble y voir surtout une accélération des tendances en cours dès le début de la décennie. La principale s'organise autour du regroupement familial qui conduit, selon une formulation très germanique, à la "transformation des séjours de travail en situation d'immigration". A l'échelle macro de l'Europe, où l'Allemagne pèse d'un grand poids (7,7 M d'immigrés en 1990 sur un total de 16 M pour l'UE plus la Suisse), la formule est opératoire, à l'échelle nationale un peu moins surtout dans les cas français et britannique. Dans le détail de l’étude, la présentation juxtaposée des différentes politiques menées en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Suède, en Suisse permettent des comparaisons extrêmement utiles car il est rare de trouver autant d'informations dans un même ouvrage. Il est impossible de rendre compte ici de la richesse des informations concernant les politiques nationales à l’égard des différents types d’immigrés. Ici encore, l’ouvrage tend à l’exhaustivité.
Les tendances à l'œuvre avant la fin du rideau de fer ouvrent sur la dernière période : " l'Europe continent d'immigration à la fin du siècle ". Période singulière, où dans un contexte de crise et de restriction affichée à l’immigration, l'Europe est devenue le principal continent d'immigration (encore que seules soient en jeu 5% des migrations mondiales, l'essentiel se situant dans le tiers-monde). Quatre chapitres déclinent les formes diversifiées de la pression migratoire, résultant pour l'essentiel de bouleversements politiques. Ceux de l'Europe de l'Est en premier lieu : Aussiedler, Juifs, Roms (chap.2), réfugiés et expulsés de Yougoslavie, Albanie, Kosovo (chap.3), ceux du monde extra européen ensuite (un court dernier chapitre). Ces mêmes chapitres témoignent de l'accueil différencié qui a été fait à ces immigrés (particulièrement favorable pour les " Allemands ethniques ", ce qui n'empêche pas des problèmes importants de cohabitation avec les germano-russes derniers arrivés), mais l'idée principale est celle de "l'Europe citadelle". Inscrite dans la logique de la construction européenne, l'évolution initiée avant même la crise, puis consolidée avec elle, les restrictions à la circulation étant imposées aux Etats d'Europe du Sud en voie de devenir des pays d'accueil (Italie, Espagne). Les restrictions communes à l'immigration aggravées par la mise en place de l'espace Schengen, la réforme du droit d'asile induisent des comportements : la nécessité pour le migrant de se forger une identité conforme aux règles qui permettent de franchir l'étroite porte d'entrée (être un réfugié politique " acceptable " alors que la notion de réfugié économique serait aussi adaptée au monde contemporain), le développement des circuits clandestins (Bade en fait une typologie très intéressante). Comment comprendre, dans ce contexte de restriction, la place de l'Europe comme pôle attractif ? L'auteur ne répond qu'indirectement à cette question. Il est certain que les migrations liées à la fin de la Guerre froide (qui ont touché surtout l'Allemagne), ont pesé leur poids. Mais l'essentiel provient de la politique d'accueil des familles qui s'est amplifiée depuis les dernières décennies. Reprenant l'expression de James F. Hollifield , Klaus J. Bade évoque le "paradoxe libéral" des pays européens, contraints de donner pour des raisons de liberté et d'humanité ce qu'ils tentent de refuser par ailleurs, poussés par des opinions publiques xénophobes. Ainsi le regroupement familial conduit à un accroissement de population étrangère qui ne sont plus des travailleurs, mais de vrais immigrés destinés à rester. Le paradoxe libéral conduit à l'intérieur à accorder des droits sociaux équivalents à ceux des nationaux à tous ceux qui sont en situation régulière. Ainsi, au sein des Etats-nations sociaux, le critère de la nationalité s'efface peu à peu devant d'autres distinctions, ressortissants de l'Union européenne d'abord, étrangers en situation régulière dans un deuxième cercle, et, à l’extérieur, les autres en situation précaire (demandeurs d'asile, clandestins).
On aura aperçu dans le cours de ce résumé à la fois long et sommaire, les traits dominants d’une histoire globale de " l’Europe en mouvement ". Mouvements organisés autour de réseaux et d’activité saisonnières au départ, appel de l’outre-mer supposant des formes d’organisations plus contraignantes ensuite, continent d’immigration pour finir. Mais surtout, vastes mouvements de peuples déportés, réfugiés, déplacés, de la Première guerre mondiale à nos jours : le mouvement des Européens à l’intérieur de l’Europe semble résulter avant tout de l’affrontement des nations. Ce regard différent, lié à la nationalité de l’auteur, ajoute aux apports de ce livre. L’effort pour analyser une " nouvelle donne " dans la dernière partie, après la Guerre froide, nous semble aussi assez inédite.

Faisons part, pour terminer, d’une interrogation et d’une remarque sur la forme. L’interrogation porte sur l’étonnante absence de l’historiographie française dans la riche bibliographie de référence qui complète l’ouvrage. Cela se retrouve dans les choix problématiques. On l’a dit, l’adoption d’un point de vue allemand est d’un grand intérêt car il renouvelle notre lecture des migrations européennes tout en étant justifié par la place exceptionnelle de l’Europe centrale dans les mouvements qui ont touché le continent. Il existe pourtant une singularité du cas français qui n’est interrogée qu’en matière de nationalité et de politique d’immigration, questions qui ont intéressé les chercheurs allemands et américains qui servent de référence à l’auteur. Pour le reste, la présentation est pauvre voire un peu " décalée " dans bien des domaines (entre-deux-guerres, Polonais, Algériens, Portugais à peine évoqués). En outre, face à la tendance de l’ouvrage à une lecture " macro " de cette " Europe en mouvement ", le regard français, souvent plus sociologique, aurait pu apporter des compléments (semblables à ceux que l’on trouve dans les chapitres d’histoire moderne). La remarque vaut ici pour les historiens français plus que pour l’auteur. Si les recherches françaises sont méconnues, c’est qu’elles sont absentes des revues anglo-saxonnes. En revanche, on ne peut passer sous silence la lourdeur de l’ouvrage en matière de présentation, d’où est évacuée toute forme de document : pas une carte, alors qu’on détaille chaque mouvement d’un lieu à l’autre, pas un tableau, alors que quantités de chiffres émaillent chaque chapitre, pas un graphique alors que l’auteur choisit des tournants et signale des tendances. Le résultat est que l’on se perd un peu dans la masse du récit, où manque également la respiration des intertitres (pas plus de trois par chapitre de vingt pages écrite serrées). Cela nuit à l’utilisation de ce livre, lequel est pourtant d’abord un outil de travail. Il suffira au lecteur à la recherche d’une information sur l’histoire des mouvements européens de le consulter pour le reconnaître comme irremplaçable..

 

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