Bloch-Raymond Anny

Des berges du Rhin aux rives du Mississippi : une culture recommencée. Migrants juifs du xixe au xxe siècle,

thèse de doctorat sous la direction du professeur Freddy Raphaël, université Marc-Bloch, Strasbourg-II, novembre 2006, 2 volumes, 409 p. + 219 p)

Livre lu par Nicole Fouché

mai 2006

L'auteur entend, par vallée rhénane, les régions, départements et länder bordant le Rhin : sur la rive gauche, l’Alsace (Bas-Rhin et Haut-Rhin) et le département de la Moselle ; sur la rive droite, les länder actuels du Palatinat et du Bade-Wurtemberg. Les migrations juives issues de ces régions (jamais étudiées pour elles-mêmes) se répartissent très nettement en deux vagues successives : 1830-1860 et 1880-1930. Ces régions ont, de chaque côté de la frontière (populations juives et non-juives), les mêmes traditions migratoires vers les États-Unis : raisons économiques, démographiques, sociales, et leur lot d’antisémitisme qui revêt parfois des formes violentes d’émeutes anti-juives (années 1830 et en 1848).

En 1871, on compte 40 000 Juifs en Alsace-Lorraine, c’est-à-dire la moitié des Juifs français. De 1872 à 1918, cette région est allemande et les populations concernées ont, au regard de la loi allemande, la nationalité allemande. Outre ce phénomène géopolitique, l’auteur émet l’hypothèse très intéressante de l’existence d’une « culture de frontières » qui réunirait les populations juives issues des bords du Rhin. Elle serait le résultat de la proximité géographique de ces deux groupes, de leur appartenance religieuse commune, d’un statut professionnel de petits intermédiaires commun, des alliances conjugales transfrontalières et de la ressemblance des langues. Les Juifs, très nombreux dans ces deux régions, souffrent précisément de la perte de leur statut d’intermédiaires dans l’économie rurale qui se modernise trop vite.
Ce ne sont pas les plus pauvres qui partent : il faut en effet payer les agences, le voyage jusqu’au Havre, la traversée et l’installation. Les premières générations de juifs franco-allemands se retrouvent dans les mêmes lieux, dans les mêmes communautés, se marient souvent entre eux et dépendent des mêmes réseaux. Leurs récits et les témoignages de leurs descendants, réunis pour cette thèse, posent les questions de leur transplantation, de leur mobilité et de leur capacité d’adaptation.
Ils s’installent en Amérique du Nord, à la Nouvelle-Orléans, dans un territoire riche en opportunités économiques, et surtout au nord de cette ville le long du Mississippi. On y parle le français. 210 000 migrants environ  sont concernés par cette étude qui s’étend sur cinq générations. Ces deux populations appartiennent en grande majorité au secteur tertiaire du négoce et de l’artisanat et représentent, pour la majorité d’entre elles, des avant-gardes de l’économie rurale. Le commerce en développement permet aux arrivants de retrouver des positions d’intermédiaires entre, d’un côté, les marchands en gros des villes importantes, et de l’autre, les consommateurs des petits villages ruraux. Leur mobilité est un gage de succès (ils sont des « oiseaux de passage »). Grâce au colportage, ils réussissent et peuvent même acheter des terres. S’ils ont un peu de capital à investir, ils trouvent un partenaire dans la famille. Certains finissent par revenir en ville et par s’offrir un magasin, ou deviennent négociants en coton (broker ou factor) ; ceux-là sont les aristocrates du colportage (peddler aristocracy). Les villes du Sud de la Louisiane accueillent leur minorité juive entre 1870 et 1930 et les juifs font là l’expérience de la sédentarisation. L’embourgeoisement, par la possession de belles demeures se manifeste surtout à partir de la deuxième et troisième génération. On conserve les signes antérieurs (mobiliers, objets décoratifs,  etc.) de la migration. 
Les migrants juifs et leurs descendants, dans le Sud des États-Unis, sont extrêmement minoritaires et se doivent d’intégrer les usages locaux. Ils subissent une pression plus importante que ceux des grandes métropoles de la côte Est. Cependant les Juifs forment des communautés et s’identifient à celles-ci : achat d’un lot de terre pour enterrer leurs morts, collecte d’argent pour bâtir une synagogue, fonder une école ou créer des associations sociales et charitables. La culture dominante est chrétienne. Les familles de migrants adoptent les valeurs du Sud, ses codes, respectent la séparation entre Blancs et Noirs tout en l’atténuant. Le migrant possède quelques esclaves et se bat pour la Confédération pendant la Guerre civile. Cette dernière et les périodes de guerre en Europe ont été des occasions de se poser des questions de fidélité nationale ou identitaire, qui se soldèrent dans la grande majorité des cas par l’adoption de la citoyenneté américaine. Cela ne veut pas dire que la communauté juive fut homogène.
Le fossé entre Juifs franco-allemands et Juifs de l’Europe de l’Est (russes, particulièrement) arrivés en majorité depuis les années 1880 a été très visible, religieusement, culturellement et socialement. Le migrant « parvenu » a du mal à accepter le miroir que lui renvoie « l’homme du ghetto ». Malgré cela, l’accueil est organisé et des réseaux créés pour prendre soin des Juifs russes. La Seconde Guerre mondiale et ses horreurs permirent de surmonter l’ambivalence des familles pionnières et de parachever  le modèle de « l’israélite américain » qui a le libre choix de ses allégeances. Enfin, à l’intérieur de la diaspora juive, l’étrangeté et l’ignorance entre les mondes juifs du Sud et du Nord se manifestent encore au sujet de l’esclavage qui reste un sujet difficile chez les juifs du Sud, et la déségrégation, un véritable dilemme.
La dispersion des Juifs leur permet d’être acceptés par une société sudiste sectaire qui a donné jusqu’aux années 1960, la priorité aux Blancs enracinés depuis plusieurs générations. Les juifs participent à leur manière à ce sectarisme tout en subissant eux-mêmes des discriminations dans les plus grandes villes. Comme les Noirs, les migrants juifs ou leurs descendants étaient exclus des clubs de golf, du carnaval, des activités de l’élite blanche chrétienne jusque dans les années 1990. Cette barrière, « borderline » n’a pas empêché leur réussite professionnelle grâce à une éthique de la frugalité et à une rationalité économique. Un petit nombre de familles juives sont devenues des notables connus et reconnus, propriétaires de grands magasins à Bâton Rouge, Alexandria, La Nouvelle-Orléans, industriels du sucre, banquiers, membres de professions libérales, et ceci, dès la fin du xixe siècle. Pour autant, tous, loin de là, n’ont pas accédé à la prospérité. Épreuves et tribulations, insécurité, ou succession d’échecs furent les caractéristiques de l’« accommodement » au nouveau pays pour une bonne partie d’entre eux.
Le judaïsme libéral a trouvé là une terre d’expérimentation et de développement : la synagogue est un lieu spirituel, culturel et social ainsi qu’un espace de mémoire. La judéité qui recouvre une grande latitude de pratiques (absence d’expression rituelle, pratique traditionnelle, pratique libérale ou pratique orthodoxe) trouve toujours à s’exprimer dans la société postmoderne américaine faite de pluralité d’appartenances, de liberté, de mouvement voire, à la limite, d’instabilité. À partir de la troisième génération, un mouvement de réaffectation identitaire se manifeste, redessinant les relations du judaïsme libéral avec Israël, désormais plus proche. Le judaïsme ne sera plus uniquement transmis par filiation mais de génération en génération grâce au « porteur de mémoire » qui justifie d’un savoir susceptible de retisser les liens entre les deux continents et de transmettre l’héritage juif aux générations futures.
Malgré l’attachement des familles à la langue de leurs parents ou de leurs grands-parents, à la France, ou à l’Allemagne, les impératifs de la langue anglaise qui donnait accès aux universités ont dominé. L’anglais a donc été la voie prioritaire pour l’intégration. Les modes de vie ont subi de profondes transformations. On observe par exemple une évolution en matière de cuisine ou l’éclectisme s’est imposé, débouchant sur la « cuisine cacher créole » ... !!!
Le développement des sociétés laïques (loges maçonniques) est allé de pair avec l’investissement progressif des migrants dans la vie civique : maires, législateurs, magistrats et représentants syndicaux au plan local, national ou international, telles sont les responsabilités prises par les familles de migrants, jusqu’à la génération actuelle, obligeant à une reconfiguration lente des appartenances. Les femmes sont présentes dans la vie politique mais se sont surtout investies dans l’action caritative avec une grande efficacité.
De nombreuses familles ont fait le voyage de retour sur les traces de leurs ancêtres mais un tout petit nombre seulement est rentré au pays. Ces familles reviennent dans des lieux précis, le village, non pour découvrir le pays dans sa globalité, mais par attachement au pionnier et à sa famille dans un désir de compréhension de leur histoire. Le voyage de retour est une manière de produire de la continuité entre l’existence passée et présente, de reconstruire des liens mais aussi de pouvoir confronter le pays imaginé et le pays réel.

Recomposition des identités des groupes transplantés, importance de la mémoire (collective ou personnelle), pluralité des allégeances, adaptation et innovation religieuse, engagement communautaire et responsabilisation civique, et en dernière étape, réaffiliation puis retour, apparaissent comme les traits fondamentaux de la sociologie des migrants franco-allemands et de leurs descendants étudiés dans cette thèse. Elle est essentiellement un travail de sociologie. Ses outils théoriques, le recours à l’idéaltype, comme possibilité objective de connaissance, le questionnement sur la mémoire collective, l’interrogation sur les changements sociaux, l’américanisation et l’acculturation, la méthode des récits de vie et leur compréhension sociologique en témoignent.
Selon les besoins de son étude, l’auteur a utilisé différents types de documents :

  1. listes de migrants, demandes de passeports, recensements (afin d’évaluer la population concernée et les métiers) ;
  2. les manuscrits autobiographiques et les lettres de migrants ont aidé à appréhender le parcours de la première génération de migrants ;
  3. les journaux ont donné la perception des nouveaux migrants par les anciens ;
  4. enfin, les récits de vie, collectés auprès d’une centaine de familles sur plusieurs générations en 1992 et 2000, ont permis de connaître l’aboutissement des trajectoires familiales.

Cette thèse enrichit les débats sur l'immigration aux États-Unis : quel devenir pour les migrations régionales issues de deux pays européens frontaliers ? de ce point de vue, existe-il un cas juif ? comment s'intègrent les émigrés juifs en milieu rural dans le Sud des États-Unis ? l'Israélite américain  existe-il ? et toujours cette permanence paradoxale, pour les immigrés juifs de l'assimilation et de la discrimination.

 

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