Bruno (Anne-Sophie), Zalc (Claire) (éd.)

Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers en France (xix-xxe siècle),

Actes des journées détudes des 23 et 24 octobre 2003, Paris, Publibook Université, 2006, 275 pages

Livre lu par Nicole Fouché

Septembre 2006

Claire Zalc a ouvert la problématique croisée de l'immigration et des petits entrepreneurs avec sa thèse, soutenue en 2002 : Immigrants et indépendants. Parcours et contraintes. Les petits entrepreneurs dans le département de la Seine, 1919-1939. Le sujet est très porteur mais encore peu exploré. La petite entreprise est la grande absente de l'histoire des migrations encore focalisée sur le travail salarié, alors qu'il est de notoriété publique qu'une partie de l'immigration des villes est établie à son compte, dans des entreprises de tailles diverses qui lui permettent de vivre, voire de s'intégrer.

On voit très bien que, jusqu'au milieu des années 1930, le libéralisme économique, auquel les Français étaient très attachés, est plus fort que leur crainte de l'étranger. Mais bientôt la question de la « nationalisation » du monde de la petite entreprise se pose, en France, tout comme celle, brûlante, de la « nationalité » des grandes entreprises, dont sont aussi victimes, par exemple, les entreprises américaines en France. Malgré ces évolutions, visibles sur le terrain dès l'entre-deux-guerres, les sciences sociales ont laissé de côté la question de l'atelier et de la boutique. Le colloque des 23 et 24 octobre 2003 et ses actes, édités par Anne-Sophie Bruno et Claire Zalc, n'ont pas l'ambition de combler totalement cette lacune, mais de faire bouger la recherche et aussi de rapprocher les champs et les disciplines susceptibles de traiter de ces thématiques. Le champ chronologique, très ouvert (deux siècles), laissait la place à des sujets très variés. Pour le XIXe siècle : les entreprises piémontaises en Côte d'Or et les entrepreneurs Anglo-calaisiens sur le marché français ; Pour le XXe siècle : les marchands ambulants et forains étrangers (Seconde Guerre mondiale), la petite entreprise juive, les Italiens, les Tunisiens, les Juifs d'Afrique du Nord, les Sénégalais, les migrants subsaharien (de la Seconde Guerre mondiale à nos jours). Toutes ces études empiriques, passionnantes en elles-mêmes, mêlent les approches disciplinaires, que les éditrices ont recentrées, sous quatre problématiques, selon un plan extrêmement clair : la règle, la trajectoire, l'espace et la pratique. La règle (introduction d'Alexis Spire) : avec la question de la « naturalisation » des commerces ou des entreprise, on voit le droit venir à la rescousse de l'intégration ou de l'exclusion et jouer un rôle dans les questions d'identité sociale attribuées à l'outil de travail et à ses propriétaires. Il y a manifestement une contradiction entre les principes de liberté, constitutifs du libre marché ainsi que de la richesse du pays, et le contrôle administratif producteur de relégation... La trajectoire (introduction Marie-Claude Blanc-Chalérad) : l'entreprise est de toute évidence un laboratoire dont l'échelle est particulièrement bien adaptée aux études de trajectoires sociales. C'est bien le lieu des contraintes et surtout des initiatives, mais elle n'est pas systématiquement un lieu de mobilité sociale, ni de réalisation personnelle, ni d'intégration, qui restent en partie affaires de représentation. L'espace ou le territoire (introduction d'Emmanuel Ma Mung) : il ne s'agit plus de se situer au niveau de la boutique mais à celui de la ville ou de l'espace public de référence, il s'agit de se poser la question de l'offre et de la demande à satisfaire dans un lieu déterminé parfaitement bien identifié par les entrepreneurs étrangers. Il semble que ceux-ci s'inscrivent dans le mouvement de mondialisation, du fait de leurs capacités et de leur rapidité à relier le local et le global. Autre point intéressant : c'est l'habileté des entrepreneurs étrangers à subvertir les limites réglementaires et normatives locales en les retournant en leur faveur et en manipulant les frontières de la règle et de la norme. Ils construisent des lieux éphémères (qui disparaissent avec eux) où la règle est marchandée en permanence pour faciliter l'échange. La pratique (introduction Michel Lescure) : l'échelle de la pratique pour les entrepreneurs étrangers est-elle spécifique ? existe-t-il une genèse de leurs compétences ou de leurs ressources sociales ? Les entreprises sont-elles ethniques ? Il faut signaler que ces questions peuvent être traitées, en partie, grâce à l'étude d'un fonds d'archives confié par la famille « Sc », au Laboratoire de sciences sociales de l'ENS, dans le cadre de l'atelier « Du local au national : histoire sociale des appartenances ». Ce fonds d'archives est exploité pour répondre aux besoins d'une enquête collective « Trajectoires familiales, rapports sociaux et relations économiques : jeu d'appartenances au carrefour des immigrations polonaises à Lens entre 1938 et 1995 ». De l'ensemble de ces remarques, il ressort que le besoin de comparaison avec les petits entrepreneurs de souche est indiscutable. La prise en compte de l'ethnicité ne doit pas occulter les autres réseaux auxquels peut participer la petite entreprise étrangère. Un choix de possibles lui est offert...

On peut dire que l'objectif que s'étaient fixé les deux organisatrices-éditrices est atteint : contribuer à l'émergence de ce champ, faire dialoguer les différents courants de recherche qui peuvent se saisir de la petite entreprise étrangère : l'histoire de l'immigration, l'histoire du travail, les spécialistes de l'ethnicité, de la sociologie et de la géographie des villes, de l'anthropologie urbaine, de la sociologie économique...etc. Tous travaillent sur des sources et des matériaux différents susceptibles de s'enrichir mutuellement. Il est clair qu'aucune synthèse ne peut, aujourd'hui, être proposée mais, ce terrain, qui commence à produire, est très prometteur, comme le prouve ce livre. Espérons avec Anne-Sophie Bruno et Claire Zalc, que ce volume suscitera d'autres travaux, dont les leurs, attendus avec impatience. Anne-Sophie Bruno est ATER à Paris-X et membre de l'IDHE. Elle rédige une thèse sur les trajectoires professionnelles des Tunisiens, en région parisienne, dans la seconde moitié du XXe siècle. Claire Zalc est chargée de recherches au CNRS et membre de l'IHMC. Elle a soutenu sa thèse sur les petits entrepreneurs étrangers à Paris pendant l'entre-deux-guerres, en 2002.

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