Cabanel (Patrick),
Cadets de Dieu. Vocations et migrations religieuses en
Gévaudan, XVIII-XIX siècle.
Cnrs Éditions, Paris, 1997, 389 p.
Bibliographie de
155 titres, index des noms de lieu et des noms de personne.
Lu par P. Rygiel
Septembre 1999.
Cet ouvrage reprend l'essentiel d'une thèse consacrée par l'auteur aux prêtres et aux enseignants lozériens, qui furent nombreux tout au long de la période étudiée à quitter leur petite patrie. Le travail de l'auteur, qui voit dans ces hautes terres surplombant le monde méditerranéen des chateaux d'hommes fournissant aux plaines alentour des bras et des prêtres, s'inscrit explicitement dans la tradition braudélienne, ce qui le conduit à faire d'emblée le choix de la longue durée, puisque si son enquête explore avec une grande précision le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, elle fournit également de nombreux aperçus sur les deux siècles précédent cette période. Son exposé, thématique, présente d'abord la terre et la population des Lozères, ainsi que les structures sociales et familiales de ces régions de montagne, au principe selon lui des migrations religieuses, avant de décrire le recrutement et la formation des prêtres puis celles des missionnaires.
Il peut ainsi mettre en évidence les mécanismes qui conduisent à l'exil nombre d'enfants de ces montagnes. Terres pauvres, mais riches en hommes, les Lozère sont aussi des terres de partage inégalitaire. L'unité socioéconomique de base est ici l'ostal qui sera transmis à l'un des fils, généralement l'aîné. Les cadets ne se marient pas, sauf à épouser une héritière ou à faire leur fortune au loin. Rester vieux gars auprès de l'héritier, ou partir, est donc le sort qui leur est promis. S'ils appartiennent à une famille de paysans aisés, partir signifie souvent embrasser Dieu, ou, pour les protestants sous la troisième République, le service de la République, beaucoup choisissant l'enseignement. Les généalogies reconstituées témoignent du nombre, parfois invraisemblable, de religieux et de prêtres fournis par certaines familles. L'autent en rend compte en soulignant que ces terres de foi vive, renforcée encore par la présence de l'hérésie voisine, bénéficient également d'un encadrement religieux très présent. La Lozère catholique accumule durant tout la période des records nationaux, que l'on s'intéresse au nombre de prêtres par habitants ou au nombre de prêtres formés, prédications, pélerinages, missions sont fréquents fort avant dans le vingtième siècle. De plus, le clergé local a la constante préoccupation de "faire" des prêtres et met en place très tôt un appareil et des pratiques, minutieusement décrites, lui permettant d'atteindre ce but. La réputation de la Lozère est telle d'ailleurs que certaines congrégations extérieures à la région y ouvrent des écoles et y envoient des sergents recruteurs afin de capter à leur profit une part de ces vocations, concurrence qui provoque parfois des tensions entre les différentes agences catholiques. Ces efforts sont longtemps couronnés de succès, d'autant qu'elles rencontrent les préocuppation et les stratégies des familles terriennes qui voient dans la prêtrise des cadets et des cadettes, tant le moyen de leur assurer un état que celui de s'assurer de leur célibat et d'attirer sur la maison toute entière la protection divine
Ce système va cependant rencontrer ses limites au cours de notre siècle. L'émigration, la fin de l'enclavement lozérien, la baisse de la natalité tarissent peu à peu les vocations. Et les efforts faits par les congrégations pour recruter des enfants de paysans pauvres ne font que retarder l'échéance. Après la seconde guerre mondiale, la Lozère devient peu à peu un désert et ne peut plus remplir sa fonction de grenier à prêtre. De plus, les prêtres lozériens, malgré leur nombre, proviennent d'un nombre de plus en plus restreint de familles spécialisées dans l'élevage de religieux et de religieuses. De véritables lignées cléricales, l'apostolat se transmettant d'oncle à neveu, se mettent très tôt en place.
Certaines familles auront donc à chaque génération leurs prêtres et leurs missionnaires que leur vocation entraine parfois fort loin. Le nombre de prêtres que fournit la Lozère est en effet bien supérieur tant à ses besoins qu'à ses possibilités. P. Cabanel nous permet de suivre les pérégrinations de ces hommes, s'ingéniant à retrouver la trace des missionnaires et des prêtres lozériens.
Le tableau de la Lozère protestante n'est pas fort différent. Celle-ci fournit, et depuis fort longtemps, un fort contingent de pasteurs, là encore d'ailleurs il semble que les vocations se transmettent héréditairement puisqu'une spécialisation sacerdotale des familles est assez tôt en place. Mais à la différence des terres catholiques, les zones protestantes vont embrasser avec enthousiasme la République et l'instruction publique. Fervents utilisateurs du primaire supérieur et des cours complémentaires, les populations protestantes accèdent ainsi en nombre à la fonction publique et particulièrement à l'enseignement qui prend parfois ici le relais des vocations religieuses. Là encore, cela implique souvent que l'on quitte sa région d'origine.
Ce livre, riche, n'est pas, ou pas seulement une monographie locale, parce que, outre que les analyses que l'auteur poursuit fournissent des conclusions probablement valables pour d'autres montagnes chrétiennes, ainsi que le souligne la conclusion, il offre des éléments de réflexion précieux à quiconque veut comprendre la vocation religieuse, le fonctionnement des institutions catholiques dans la France contemporaine ou bien l'hérédité professionelle. L'auteur consacre ainsi quelques pages fort intéressantes aux mécanismes permettant la transmission héréditaire du sacerdoce dans les familles protestantes. Il est de plus plaisant à lire, offrant de nombreux exemples et très écrit, P. Cabanel cherchant manifestement à produire quelques belles pages autant que quelques bonnes pages, même si l'on peut lui reprocher une structure d'ensemble qui ne fait pas toujours très clairement apparaître les inflexions chronologiques.
Son travail offre de plus l'intérêt, pour l'historien de l'immigration, de proposer l'étude fine d'une terre d'émigration et de montrer le rôle déterminant que jouent tant les structures familiales que les structures agraires lorsqu'il faut rendre comtpe des départs, confirmant ainsi les conclusions d'autres études (1). Il contribue de plus à la compréhension des mécanismes présidant à la sélection des émigrés, attirant en particulier l'attention sur le fait que la place au sein de la famille et de la fratrie définit un statut social qui détermine des chances spécifiques de départs, ce qui est rarement souligné même si quelques auteurs l'ont déja remarqué (2). Enfin il souligne que le départ est pour partie motivé par la fascination pour l'ailleurs, proposant quelques belles pages sur l'attrait des sables de Kabylie pour les enfants des neiges lozériennes, que fait naître et entretient un imaginaire socialement construit et diffusé, piste qui a été jusqu'ici peu suivie par les historiens de l'immigration.
Philippe Rygiel rygielp@imaginet.fr
Notes