Antonio Canovi
Cavriago ad Argenteuil. Migrazioni Comunità Memorie

Cavriago, ISTORECO, 1999, 365 p.

Argenteuil Creuset d'une petite Italie-Histoire et mémoire d'une migration, Pantin, Le Temps des Cerises, 2000. Traduit de l'italien par Marie-Pacale Travade.

Livre lu par Marie Claude Blanc-Chaléard

Janvier 2001

Le livre d'Antonio Canovi se situe à la rencontre de l'histoire et de la commémoration locale, avec le projet affirmé d'une réflexion sur la mémoire des migrants. L'auteur, qui appartient au centre d'histoire de la Résistance financé par la commune de Reggio Emilia ( Istituto per la Storia della Resistenza e della Società Contemporanea in provincia di Reggio Emilia , Emilie-Romagne, Italie), a vécu plusieurs années à Argenteuil. Il a donc enquêté et travaillé "aux deux bouts" d'une chaîne migratoire singulière, qui lie encore aujourd'hui les restes d'une petite Italie de la grande banlieue parisienne au village de Cavriago, situé près de Reggio Emilia. Chaîne singulière puisqu'elle s'est consolidée dans l'entre-deux-guerres autour de l'exil antifasciste  :  la dimension politique a fondé l'identité de la communauté italienne d'Argenteuil, communiste au départ, dans le seul village d'Italie qui ait élevé une statue à Lénine, communiste à l'arrivée, dans une municipalité entrée dans la banlieue rouge en 1935. Les historiens du fuoruscitisme (exil politique italien) en région parisienne connaissaient l'existence du pôle antifasciste d'Argenteuil, qui avait animé notamment l'une des associations communistes les plus vivantes des années 1930-1940, la Fratellanza Reggiana . C'est dire l'intérêt du sujet.

Le livre s'appuie sur des recherches en archives, aussi bien du côté italien que du côté français  :  archives municipales de Cavriago et d'Argenteuil, archives départementales de Versailles ou régionales de Reggio Emilia, sans oublier le fichier de la police fasciste, le fameux Casellario politico centrale , conservé à Rome. Dans un certain nombre de chapitres intitulés "Répertoires", Canovi a choisi de reproduire ces documents (on trouve même en annexe une transcription complète, pour les Italiens, des listes nominatives d'Argenteuil de 1877 à 1931). L'autre grande source s'alimente aux nombreux témoignages recueillis dans les deux pôles de l'espace migrant, en Italie, auprès de ceux qui sont revenus ou ne sont jamais partis, en banlieue parisienne, chez ceux qui ne quitteront pas Argenteuil et ceux qui y sont nés. Le voyage dans le temps s'ouvre par une pérégrination sur les hauteurs d'Argenteuil, dans le quartier de Volembert où se sont regroupés les Italiens  :  Marino Gianferri, natif de Reggio Emilia, ancien FFI, ancien conseiller municipal, raconte ses souvenirs (il mourra l'année suivante). Les larges extraits des témoignages prennent une place croissante au fur et à mesure que le livre avance.

La volonté de confronter sans cesse histoire et mémoire donne à l'ouvrage l'apparence d'un album où se trouvent collés, selon une trame relativement chronologique, des morceaux composites où les documents bruts ont donc une grande place, mais dont l'auteur propose une sorte de mode d'emploi, à travers des chapitres plus analytiques. Disons-le d'emblée, l'historien n'y trouve pas tout à fait son compte. Les références historiographiques (françaises comme italiennes), sur l'immigration italienne en France, sur la banlieue, sur les problèmes identitaires du migrant, sont abondantes, mais elles semblent mal maîtrisées et la réflexion sur les rapports entre histoire et mémoire, sur le sens de la mémoire migrante semblent davantage importées qu'issues du travail réalisé dans les archives et auprès des témoins. Le style trop jargonnant tend à limiter le caractère opératoire de ces passages.

Pour autant, les apports du livre ne sont pas négligeables et les historiens de l'immigration italienne en France trouveront là de quoi alimenter le débat sur les rapports entre immigration politique et immigration économique, de quoi nourrir la réflexion sur le rôle intégrateur (ou non) des communautés regroupées en petites Italies, sur les rapports entre communauté de départ et communauté dans l'émigration.

Antonio Canovi a retrouvé l'histoire oubliée du XIXè siècle. La chaîne migratoire entre Cavriago à Argenteuil remonte à ces lointaines origines. Avec ses carrières de plâtre, Argenteuil vient au premier rang de l'emploi étranger en Seine-et-Oise dès les années 1880. Les Italiens y supplantent très vite les Belges. Et on voit se constituer dans la commune un quartier à part, à Mazagran, marqué par le cosmopolitisme et la mobilisation ouvrière (grève de 1909). Or, c'est ce quartier qui deviendra le berceau de la petite Italie antifasciste. Et du côté italien, les archives témoignent de la présence de ressortissants de Cavriago à Mazagran, même si à l'époque c'est vers la Lorraine qu'émigrent la plupart des Cuariaghin. Déjà, il est question d'exil politique  :  les frères Pivi, présumés anarchistes, ont l'honneur de la première mention faite d'émigrés de Cavriago à Argenteuil, dans un article du Corriere della sera daté de mai 1894. L'histoire de la communauté s'inscrit dans le temps long de la présence italienne en région parisienne, comme à Nogent-sur-Marne [1] . Mais, à la différence de ce qui se passe pour la Ritalie nogentaise, ce passé, peu présent dans les sources, est absent des mémoires municipales et communautaire. La période fondatrice viendra plus tard.

Elle vient avec l'entre-deux-guerres, moment où l'émigration antifasciste se polarise sur Argenteuil et transforme Mazagran (devenu Volembert) en haut-lieu de l'émigration politique des Reggiani. Les gens de Cavriago y donnent le ton, tels les originaires de Ferriere à Nogent, mais les ressorts ne sont pas ici le travail communautaire dans le bâtiment et les liens familiaux avec le village des Apennins. Plus qu'une Piccola Italia , c'est une Piccola Patria Internazionalista qui s'est mise vivre sur les collines d'Argenteuil. Il ne s'agit pas d'un surnom, mais d'un mode de fonctionnement qui s'appuie sur des représentations puissantes. Les effets de construction identitaire sont particulièrement forts  :  Cavriago, on l'a dit, s'est mise dès 1919 sous le signe de Lénine. A partir de 1921, puis de 1924, la répression fasciste imposait d'aller construire ailleurs un territoire où l'on pourrait continuer à porter les valeurs du soviétisme, fer de lance de la Révolution universelle. Le passage obligé par la vie clandestine, le sectarisme de ces militants traqués et du communisme d'alors ne pouvaient qu'accentuer la tendance. Argenteuil offrait les conditions d'installation, l'espace à la marge des carrières rendait possible l'autoconstruction communautaire, à la mode plus ou moins légale des lotissements incertains dans la banlieue d'alors. L'ambiance antifasciste rencontre très vite les dynamiques communistes locales qui finissent gagner les élections municipales en 1935. L'histoire officielle d'Argenteuil commence alors, modernité y rime avec communisme, et la vitalité politique des Transalpins contribue à la transformation. L'héroisme du jeune Rino Della Negra, résistant du groupe Manouchian sacrifié au Mont Valérien constitue le point d'orgue de cette rencontre entre deux sociétés à haute densité politique.

Antonio Canovi tend à montrer à travers le parcours de son ouvrage les conséquences de cette identité forte sur la mémoire des survivants. Intransigeante dans le passé, cette identité fondée sur le communisme soviétique a conservé l'esprit de résistance qui l'a fait naître et qui faisait son efficacité. Il en résulte aujourd'hui une fossilisation qui fait peser sur les lotissements vieillissants de Mazagran une certaine nostalgie. Antonio Canovi dit avoir eu beaucoup de peine à faire parler des témoins. La commune d'Argenteuil, conformément à la représentation qu'elle se fait de sa propre histoire, a elle-même réduit à la seule dimension politique le souvenir des Italiens qui ont pourtant participé depuis longtemps à la vie de la commune. Le livre ouvre ainsi sur beaucoup d'interrogations concernant les formes de l'intégration en banlieue communiste dans l'entre-deux-guerres et sur la façon dont rejouent les problèmes d'identité devant les aléas de l'histoire  :  l'effondrement du communisme soviétique, les difficultés d'une banlieue où l'on était intégré face à l'immigration contemporaine ont rendu obsolètes les projets et les espoirs du passé.

Les questions abordées sont donc du plus grand intérêt, mais il manque un vrai travail d'historien pour mesurer avec rigueur l'importance de cette évolution. Les représentations tiennent une place majeure dans ce travail, mais ne sont pas assez mises en question  :  ce sont les représentations les plus envahissantes qui guident la démonstration. La mémoire se veut collective, mais sur qui repose cette représentation collective ? Entre le mythe de la tête de pont universelle dans l'entre-deux-guerres et la mémoire sélective d'aujourd'hui, plusieurs générations ont grandi à Argenteuil. Certains natifs de Mazagran ont fait leur chemin en France. D'autres sont retournés en Italie. On les rencontre dans les témoignages. On ne voit guère les trajectoires ni les logiques de celles-ci. Rien n'est dit enfin sur la longue période entre 1945 et 1975, qui a donné des conseillers municipaux à Argenteuil. Le livre porte en fait le poids d'un ambiguïté, dont Antonio Canovi ne se défend pas  :  il a accompli un énorme travail de recherche historique, mais l'ouvrage final apparaît lui-même comme une contribution à la construction de la mémoire collective. Les qualités d'analyse et la sensibilité de l'auteur devraient lui permettre de prendre sans difficulté une posture plus historique dans la poursuite de ses travaux sur cette forme particulière de "double localisme".

Notes

[1] Cf. P. Milza, M-C Blanc-Chaléard, Le Nogent des Italiens, Paris, Autrement, 1995.

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