Marie Cegarra
La mémoire confisquée. Les mineurs marocains
dans le Nord de la France
Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1999, 149 pages
Livre lu par Philippe Rygiel
Janvier 2001
Le principal mérite de cet ouvrage est d'attirer l'attention sur une migration assez peu connue et étudiée, qui présente de plus nombre de traits originaux. L'auteur le fait en présentant d'abord le double contexte dans lequel s'inscrit cette migration, celui de l'immigration marocaine en France et celui du passé migratoire de la région. Ce dernier est rapidement abordé à partir de travaux d'historiens déjà anciens, ce qui permet de montrer que le recours à la main d'oeuvre marocaine s'inscrit dans une longue tradition, puisqu'ils succèdent aux Belges, Italiens, Polonais et Algériens mais que cette immigration présente de fortes spécificités, nées en partie de ce que, contrairement à leurs prédécesseurs, ils sont recrutés alors que la production et les effectifs des mines déclinent déjà.
L'analyse de l'histoire de l'immigration marocaine est menée à partir de travaux, là encore parfois anciens et aurait gagné à mettre ceux-ci en parallèle avec ceux menés sur l'immigration en provenance d'autres colonies et protectorats, on pense par exemple aux travaux consacrés à l'immigration algérienne par G. Massard-Guilbaud [1] . Marie Cegarra reprend de ce fait une explication assez classique qui insiste sur la désorganisation économique provoquée par la colonisation, qui entraîne spoliation des terres et restrictions des parcours pour les éleveurs, tout en créant des besoins de numéraire nouveaux qui contraignent les membres de nombreuses familles au départ. Ce besoin d'émigration rencontre les besoins de main d'oeuvre du colonisateur qui met en place des centres de recrutement et suscite des départs en fonction de ses exigences. Les départs sont nombreux durant la première guerre mondiale, même s'ils seront suivis de rapatriements massifs, et des flux continus, quoique modestes alimentent la population marocaine de France durant les années vingt. Cette immigration reprend vigoureusement après 1936. La guerre stoppe cette immigration, qui reprend entre 1947 et 1950 à l'initiative des houillères, qui par l'intermédiaire souvent de l'ONI recrutent quelques milliers de travailleurs. Le véritable essor date des années 60. Un accord concernant l'immigration est signé en 1963 entre la France et le Maroc, un bureau permanent de l'ONI s'implante au Maroc. Les travailleurs qui arrivent alors sont en majorité de jeunes ruraux célibataires, qui proviennent souvent du sud marocain et dans une moindre mesure du nord est du pays et du littoral atlantique, avant que ne s'ouvre une période d'arrêt de recrutement de travailleurs et de regroupement familial après 1973.
Les troisième et quatrième parties de l'ouvrage sont consacrées à la politique de recrutement des houillères, l'auteur s'interrogeant sur la logique d'une politique de recrutement intervenant dans une période de recul de la production et d'augmentation de la productivité, avant de décrire les modalités de cette politique de recrutement. Elle répond à la première question en mettant en évidence le fait que les mineurs marocains recrutés par les houillères le sont sur la base de contrats de courte durée. Cela permet à l'entreprise de se doter d'une main d'oeuvre flottante permettant de faire face aux à-coup de la production, le déclin programmé des mines étant en effet entrecoupé de courtes périodes de relance, voire de substituer à la main d'oeuvre bénéficiant d'un statut une main d'oeuvre au statut précaire dans la perspective de l'extinction de l'activité. Les travailleurs marocains, facilement révocables, mais à la mobilité réduite puisque leurs contrats leur interdisent de rester en France et de s'y employer à l'expiration du contrat de travail, présentent alors l'avantage de constituer une main d'oeuvre aussi flexible que disponible. La liquidation de la main d'oeuvre marocaine sera cependant plus coûteuse que prévue, ceux-ci ayant obtenu en 1980, à la suite de grèves soutenues par les syndicats, l'accès au statut de mineur; certains pourront bénéficier des plans de reconversion et de reclassement mis en place dans les années 80.
L'étude des modalités du recrutement des travailleurs marocains est conduite à partir d'un entretien donné par son responsable sur le terrain, Félix Mora, à Alain Coursier et publié en 1988 dans la revue Horizon. Il n'est pas sans rappeler dans ses formes le recrutement des Polonais par les mêmes houillères [2] .
La cinquième partie de l'ouvrage revient sur les difficultés de la reconversion des mineurs marocains, qui malgré des grèves très dures ne parviendront pas à obtenir la mise en place de dispositifs permettant à tous de partir dans des conditions acceptables. Beaucoup, malgré l'obtention du statut de mineur ne peuvent bénéficier des politiques mises en place, soit parce qu'ils n'ont pas assez d'ancienneté pour prétendre à une retraite, soit parce que ces procédures ne sont ouvertes qu'au seuls Français, soit que les dispositifs prévus ne soient guère adaptés à leur situation, qu'il s'agisse de l'aide au retour ou des stages de reconversion. L'aide au retour en effet ne peut guère convenir à ceux qui sont depuis longtemps en France et y ont élevés des enfants qui y sont nés et la reconversion n'est dans bien des cas guère efficace pour des ruraux illettrés.
Les dernières parties du volume sont consacrées aux familles des migrants, soit à leurs femmes et à leurs enfants, aux rapports entretenus par ces familles migrantes à leur pays d'origine et à une rapide comparaison entre immigration polonaise et immigration marocaine. Les données fournies se révèlent cependant difficile à manier. D'une part parce que le discours sur ces points est constitué pour partie d'affirmations très générales qui nous sont livrées sans qu'un dossier documentaire ni même un exemple ne viennent les soutenir. On peut ainsi se demander quel est l'intérêt historique ou ethnologique d'affirmations telles que : la femme marocaine " pense (...) à ses enfants, et espère que leur sort ne ressemblera pas au sien (page 108) " ou " la réussite scolaire ne garantit pas la réussite affective et familiale (page 111) ". On ne pourra donc glaner dans cette partie que quelques exemples, sans parvenir à une vue synthétique de l'expérience de ces familles.
C'est là d'ailleurs l'illustration des limites de l'ouvrage, qui évoque une histoire fascinante - attestant de la permanence, très avant dans le vingtième siècle, de formes de migrations qui projettent des ruraux pauvres au sein du monde industriel - et peu connue parce que les ouvrages permettant de l'aborder sont rares et difficilement accessibles. Ce livre se révèle cependant difficile à utiliser, parfois ardu à lire et propose peu de données ou d'idées nouvelles. Le style en est en effet souvent peu soigné. Les sources utilisées sont pour l'essentiel tirées d'autres ouvrages, pas toujours récents, de travaux de recherches non publiés, de la presse locale et de quelques entretiens. Il n'est pas rare de plus que les références des citations ne soient pas rappelées. Quant aux entretiens utilisés, qui ont parfois été réalisés et publiés par d'autres, nous savons très peu de choses des conditions de leur réalisation ou de l'identité des témoins rencontrés, ce qui affaiblit considérablement la portée des conclusions qu'ils soutiennent. L'histoire des Marocains du Nord reste donc à faire.