Henriette Asséo
« Circulation et cosmopolitisme en Europe »
Revue de synthèse, n° dirigé par Henriette Asseo, cinquième série, 2002, t. 123, 346 p.
Livre lu par Nicole Fouché
Juin 2005
Fondée en 1900, la célèbre Revue de synthèse inaugurait en décembre 2004, la cinquième série de sa très longue histoire. Le choix de se consacrer, comme se promet de le faire la Revue, à une œuvre internationale de synthèse collective, a rarement été plus bienvenu qu’aujourd’hui. On nous annonce, pour le futur proche, un dossier sur l’Édit de Nantes, un autre sur Géométrie et cognition et un dernier sur la transformation des rapports entre Archive et historiographie…
Le premier volume de cette
cinquième série, celui qui nous intéresse ici, a pour
sujet une enquête de longue durée sur « la circulation
des personnes et des savoirs, sur le cosmopolitisme, dans l’Europe
moderne et contemporaine ». Henriette Asseo, directrice de ce numéro,
y présente les fruits de son séminaire de l’École
des hautes études en sciences sociales (Centre de recherches historiques)
sur l’« Histoire des minorités migrantes en Europe ».
Son hypothèse est qu’en Europe, la construction des identités
nationales, celle des frontières, ainsi que tous les usages et pratiques
– y compris ceux et celles des historiens – fondés sur
le principe des nationalités, ont réussi à occulter
une autre caractéristique, en apparence concurrente et antagoniste,
mais en fait complémentaire de l’histoire des Européens,
celle d’une culture européenne de la circulation, du déplacement
et du cosmopolitisme. Ce qui est très original, c’est de réussir
à mettre en lumière une conception de la mobilité qui
soit propre à la civilisation européenne. Nous sommes très
loin des études familières sur les migrations, focalisées
sur les arrivées et les départs des immigrants, à partir
de leur identité et de leur appartenance nationales. Renversant les
propositions habituelles sur les rapports entre mobilité et identité
nationale, ce livre montre bien comment se résolvent les contradictions
entre deux principes complémentaires : d’un côté
enracinement, de l’autre mobilité et circulation.
Daniel Roche ouvre les débats (et la période chronologique)
avec un texte sur « Voyages, mobilité, et Lumières ».
Pierre-Yves Beaurepaire analyse la « République universelle
des francs-maçons entre “culture de la mobilité”
et “basculement national” (XVIIIe-XIXe siècle) ».
Enzo Traverso étudie le cas des juifs allemands : « Cosmopolitisme
et transferts culturels ». Henriette Asseo s’attache à
montrer (relations entre langue et nation – exemple du tziganer) l’échec
de l’indianisme comme mythe (ou idéal) transeuropéen.
Philippe Joutard présente le cas des huguenots : « Réseaux
et espace européen, XVIe-XXIe siècle ». Caroline Legrand
s’interroge sur le « Tourisme généalogique dans
l’Irlande contemporaine ». Elizabeth Gessat traite du «
Déplacement des populations et de leur reconstruction identitaire,
à Mologa (terrtoire englouti – Russie postsoviétique).
Irène Dos Santos se focalise sur les « Lusodescendants : pratiques
culturelles et circulation ». Le bel article de Pierre Hassner nous
vaut une superbe définition du cosmopolitisme : « qui consiste
à reconnaître et à apprécier l’autre en
tant qu’autre. Et cela signifie qu’il n’est, ni complètement
étranger, ni une copie conforme de soi-même. Concilier la communauté
et l’altérité, l’identité et les différences,
trouver l’universel dans le particulier et le particulier dans l’universel,
c’est là non seulement la définition de la dialectique,
mais la condition de tout dialogue authentique. P. Hassner, p. 198. »
Ce texte est suivi d’un entretien de Pierre Hassner (interrogé
par Henriette Asséo et Elisabeth Gessat), qui constitue une sorte
de conclusion du numéro.
On voit dans toutes ces pages comment peuvent se construire, se combiner,
cohabiter, dans une même population, deux principes en apparence contradictoires
– circulation et identité : Europe et nation – au point
d’en devenir constitutifs, caractéristiques, matériellement
et mentalement, de l’« habitus » européen.
Cet ouvrage, qui intéresse l’histoire des idées, l’histoire des mentalités, l’histoire de l’Europe et celle de ses populations, interpelle sérieusement les historiens de l’histoire des migrations. Il est certain qu’on pourrait retrouver dans les populations que nous étudions, la prégnance du principe de circulation propre aux Européens, mais « nous gardons une fâcheuse tendance à interroger le passé selon des angles de vues prédéterminés par une immersion professionnelle constitutive d’habitudes de pensée, en particulier la crainte partagée par les meilleurs esprits de blesser la mémoire nationale, dont en Europe, les historiens sont naturellement les gardiens vigilants. H. Asséo, p. 8. » .