Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup 

Colporteurs africains à Marseille: Un siècle d’aventures

Collection «Français d’ailleurs, peuple d’ici» (Paris: Éditions Autrement, 2004).

Livre lu par Mary Lewis, Assistant Professor of History, Harvard University

Janvier 2005

"Colporteur". On imaginerait peut-être un marchand ambulant déployant ses marchandises sur un tapis, parfois clandestinement, pour vite les ramasser afin de suivre le marché ou bien fuir les autorités. Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup, professeur en urbanisme et socio-anthropologue, respectivement, utilisent le mot pour ouvrir au lecteur un monde dont l’organisation sociale et économique est beaucoup plus complexe sans pour autant être moins mouvementée. Les colporteurs ainsi définis incluent les gérants de cafés, de meublés, de caves ou de restaurants, les marchands en gros, les détaillants, les revendeurs de marchandises d’occasion d’une énorme diversité (des voitures aux machines à coudre, des photocopieurs aux ordinateurs, ainsi que la fripe), voire les coiffeurs. Ils, et elles (car les femmes sont importantes dans cette histoire), voyagent sur de longues distances et en même temps circulent dans un monde assez clos à l’intérieur des villes portuaires de France, le port de Marseille étant exemplaire. Certains combinent plusieurs domaines d’activité. Diverses aussi sont les conditions qui les poussent à choisir ces professions. Ce sont des anciens marins profitant des connaissances acquises à bord des vapeurs (en tant que blanchisseurs, boulangers, garçons de salle) ainsi que des réseaux internationaux que la navigation leur a permis de tisser. Ce sont des femmes, dont certaines qui ont suivi de la famille en France et d’autres qui ont fui le stigma social imposé aux divorcées, répudiées ou infertiles. D’autres sont des ex-fonctionnaires, forcés par les transformations de l’économie africaine à changer de profession, ou bien des étudiants qui sont restés en France à cause de ces mêmes transformations. .

S’appuyant sur des entretiens, de l’observation, l’étude d’archives et de la littérature, les auteurs peignent un tableau complexe des relations sociales, économiques et culturelles des migrants africains à Marseille et, implicitement, à travers la France depuis plusieurs décennies. Le livre procède thématiquement avec une analyse ethnographique parsemée de récits de vie et de photos que les auteurs ont cueillis. Travaillant ainsi, Bertoncello et Bredeloup montrent que le dynamisme des "colporteurs" n’est pas uniquement fonction de la mobilité des personnes, mais aussi du capital, à l’intérieur de Marseille et à travers la Méditerranée. À Marseille, la propriété et les baux passent d’une main à l’autre rapidement, des fournisseurs deviennent du jour au lendemain des clients de leurs anciens acheteurs, des marchands des biens se mettent à vendre des services et vice versa. Des "grossistes d’appartement", par exemple, souvent profitant de réseaux mourides, transforment leurs studios en magasins qui stockent une gamme de produits qui "s’est encore élargie et modernisée au gré des opportunités, intégrant une multitude d’accessoires et de bijoux de pacotille, des produits cosmétiques, des sous-vêtements et du petit matériel électronique. …" (50). Profitant de réseaux ethniques déjà existants, ils tissent aussi de nouveaux liens à travers leurs entreprises. Un salon de coiffure, par exemple, fonctionne non seulement en tant que tel mais aussi comme espace privilégié de négoce parmi sa clientèle, et comme lieu de rencontre où les repas sont partagés, les mariages contractés, les manifestations culturelles planifiées.
Lieux de sociabilité, ces espaces peuvent devenir aussi des endroits d’exploitation; on félicite les auteurs d’avoir évité de nous donner une version romancée de la vie des colporteurs. Tout en démontrant l’habilité des migrants qui changent souvent de profession, les auteurs constatent que la mobilité peut également ouvrir des pièges. La circulation des employés d’un commerce à l’autre permet ce que Bertoncello et Bredeloup appellent une "sous-traitance en chaîne" où "les gérants jouent souvent sur la connivence des liens culturels pour profiter d’une main-d’œuvre africaine bon marché, communautaire ou familiale parfois". (83) On ne peut que louer également la subtilité de l’analyse en ce qui concerne la question de la xénophobie, car tout en montrant l’effet de la xénophobie française, Bertoncello et Bredeloup n’esquivent pas la délicate question des préjugés des migrants africains eux-mêmes.
Ainsi Brigitte Bertoncello et Sylvie Bredeloup apportent une contribution importante à notre connaissance de l’immigration africaine en France par une analyse fraîche du sujet. On ne trouve presque pas de discussion de "l’assimilation" ou de "l’intégration", et c’est une bonne nouvelle, car une telle discussion prendrait comme point de départ une France statique au lieu de l’univers beaucoup plus divers que les colporteurs fréquentent quotidiennement. Sans prononcer le mot "mondialisation", les auteurs évoquent un milieu social où la mondialisation est, et a toujours été, une réalité vécue.
Étudiant plusieurs générations de "colporteurs", les auteurs soulignent à la fois la fluidité et la continuité de leurs relations. Plusieurs, par exemple, ont suivi la même trajectoire: des matelots débutent en pratiquant le cabotage, ensuite la navigation au long cours, faisant escale souvent à Marseille puis y ouvrant des commerces. D’autres permanences: de nouveaux migrants passent souvent par les mêmes meublés, fréquemment gérés par leurs compatriotes. Pour tous, des réseaux en résultant deviennent importants, puisqu’ils permettent à la fois un ancrage dans la ville et une ouverture sur le monde extérieur.

Et pourtant, les colporteurs ne constituent pas une "communauté" dans le sens traditionnel du terme; c’est une population hétérogène. Nous y trouvons la trace de multiples générations et origines géographiques, de diverses professions antérieures, de différentes traditions religieuses, de plusieurs statuts juridiques. Les tensions entre eux sont importantes, parfois même troublantes. Surtout une concurrence pour "la maîtrise de l’espace", (55) et des divisions émergent entre les vendeurs "africains" et les commerçants "arabes" ou "Maghrébins". Les auteurs ayant démontré la diversité des premiers, auraient pu développer un peu plus en détail la conjoncture économique, sociale et surtout politique qui a engendré ces tensions, particulièrement parce que, selon les auteurs, tout migrant aurait souffert de la "reconquête" du quartier de Belsunce par la ville, d’une part, et du durcissement des réglementations nationales envers l’immigration d’autre part. Enfin, bien que nous comprenions que ce livre ait pour sujet les migrants africains et non les polémiques des partis politiques français, une discussion plus approfondie de la montée du Front National, importante et parfois violente à Marseille, aurait aidé le lecteur à contextualiser les changements que les auteurs constatent dans la vie des colporteurs africains à Marseille, si vivement évoquée dans ce livre fascinant.

 

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