Stéphane Dufoix 

Les diasporas

Paris, Puf, 2003, 127 pages

Livre lu par Philippe Rygiel

Octobre 2004

Stéphane Dufoix explore, dans ce Que sais-je? les significations et les usages d'un terme à la mode, celui de diaspora, tout en souhaitant proposer des grilles d'analyses destinées à permettre la description des phénomènes sociaux qu'il est généralement censé désigner.

L’ouvrage s'ouvre par une histoire du mot. Nom propre à l'origine, il désigne un phénomène singulier, la dispersion du peuple juif, puis par extension celle d'autres communautés religieuses. Il demeure cependant rare, et cantonné à la sphère religieuse jusqu'à la seconde moitié du vingtième siècle. Les spécialistes des sciences sociales s'en emparent alors et s'en servent pour désigner des groupes vivant hors d'un territoire servant de référence au groupe, ou des réseaux marchands fortement structurés. La notion est alors faiblement théorisée, elle ne l'est nous dit l'auteur que durant les années quatre-vingt, par des travaux que l'auteur présente, cependant que la fréquence de son usage augmente et qu'il tend à s'appliquer à des groupes toujours plus nombreux et plus divers. La période contemporaine serait marquée par son irruption dans le langage courant, celui de la politique ou des médias sous l'influence tant d'évolutions macro-sociales marquées par la multplication des flux et la nécessité de mots pour dire de nouvelles réalités que du fait de débats plus théoriques initiés par les théories du postmodernisme et les tenants des cultural studies qui prêtent une attention particulière aux phénomènes d'hybridation identitaire ou au fonctionnement d'acteurs sociaux entre les états. La multiplicité des usages et des significations qui lui sont associées conduisent Stéphane Dufoix à considérer que le terme est aujourd'hui plus nuisible qu'utile dans le cadre de l'analyse sociologique. En des pages très paretienne, même s'il n'est pas certain que Stéphane Dufoix se recommanderait de cette tradition, il plaide pour l'invention de mots nouveaux, moins surchargés des notations du sens commun, afin de dire et de décrire les liens existant entre les membres d'un groupe (entendu comme un groupe pour soi et non seulement un groupe en soi) distribués entre les territoires de plusieurs états et entre ceux-ci et un "centre référence", qui peut-être, mais n'est pas toujours, un état d'origine. Il propose à cette fin des schéma décrivant les modes d'organisation possibles de collectivités de ce type, tout en insistant sur la nécessité de comprendre celles-ci non comme des données, des conséquences fatales de la dispersion de population définie par une même origine nationale, ethnique ou religieuse, mais comme des constructions historiques et sociales, aux fondements divers - qui peuvent combiner des aspects politiques aussi bien qu'économiques ou religieux -maintenues par des acteurs et susceptibles de se transformer. Le dernier chapitre est consacré aux modes de gestion de la distance mis en place tant par les états d'origine désirant garder un lien avec leurs ressortissants à l'étranger qu'à ceux dont usent groupes et individus pour rester présents à la société d'origine ou de référence. En des pages riches d'exemples, il montre que durant les dernières décennies de nombreux états ont mis en place des politiques et des organismes dévolus à cette fin, rejoignant le souci de ressortissants de l'étranger de garder un lien avec le point d'origine voire de mener une action politique à distance. Celle-ci passe, de même que l'entretien d'un lien privé au groupe de références et à ses centres passe souvent aujourd'hui par l'usage de l'ensemble des dispositifs que l'on rassemble sous le nom de nouvelles technologies. Suivant en cela d'autres auteurs, Stéphane Dufoix voit en celles-ci le moyen, ou le facteur premier d'une transformation des relations au temps et à l'espace, et donc du rapupport du migrant tant à la société de résidence qu'à la société d'origine.

Clair, s'appuyant sur une bibliographie abondante et maîtrisée, l’ouvrage est utile et certaines des notions qui permettent d’organiser un donné foisonnant ne manquent pas d’intérêt. L’historien aura parfois de doutes cependant. Stéphane Dufoix insiste sur la nouveauté, les ruptures qui marquent la période contemporaine, qu’il s’agisse du fonctionnement, entre les états, de réseaux agissants, ou des transformations induites par les nouvelles technologies. Elles sont bien sûr à explorer. Je ne suis pas certain cependant que le rhizome ait déjà supplanté l’arbre ou que la co-présence ait supplanté la " double absence ". Plus précisément si les catégories deleuziennes font aujourd’hui partie de notre boîte à outils et permettent d’exprimer des phénomènes auxquels les praticiens des sciences sociales, durablement, en France du moins, marqués par une vision holiste du social accordaient peu d’intérêt, je ne suis pas convaincu de la radicale nouveauté de certains phénomènes. Ni les marchands italiens qui hantaient les foires de Champagne, ni les clercs catholiques du seizième siècle ne disposaient d’Internet, ce qui ne les empêchait pas d’agir à l’échelle de l’économie-monde, entre et parfois contre les États, et de se penser comme partie d’un tout malgré la dispersion, et nous savons que les migrants du dix-neuvième siècle, même ceux quittant l’Europe pour les Etats-Unis, cultivaient le lien à l’origine, qu’ils regagnaient fréquemment, tout en agissant à distance pour la destruction de l’Autriche-Hongrie et la naissance de la Tchécoslovaquie ou de l’Irlande. De même, si l’on peut soutenir, ce que ne fait pas d’ailleurs S. Dufoix, que les prérogatives des États sont aujourd’hui contestées ou rognées, ceux-ci n’en conservent pas moins de beaux restes et demeurent, pour les plus grands d’entre eux du moins, des organisations aux capacités d’action politiques sans égales, bien supérieures sans doute à ce qu’elles étaient il y a un demi siècle ou un siècle, et pour prendre un exemple pertinent au regard des thématiques évoquées, bien plus à même de contrôler effectivement l’entrée et la présence de migrants sur leur sol. En somme les choses changent, mais je ne suis pas certain que le changement en la matière puisse se dire sur le mode de la radicale nouveauté ou de la rupture.

 

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