Jean-François Dubost et Peter Sahlins,
Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres

Paris, Flammarion, 1999, 477 p., 149 F.

Livre lu par Nicole Fouché, CNRS

Juin 2000

Cet ouvrage, écrit à quatre mains par un historien français et par un historien américain de la France moderne  [1] , soulève la question des étrangers et des immigrés, en France, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. La déclaration du 22 juillet 1697, signée par le roi, précisée et renforcée par un arrêt en Conseil du 30 juillet 1697, décide de taxer les étrangers, leurs descendants et héritiers, installés dans le royaume depuis 1600. Dix nouvelles dispositions légales vont permettre d'appliquer la taxe à 9 000 personnes. Ces textes ne contiennent aucune ;"intention ni connotation raciale ni ethnique". Ils mettent simplement en place un expédient fiscal qui va permettre (espère-t-on à l'époque) de faire rentrer le plus d'argent possible dans les caisses royales, ce qui est alors une véritable obsession. Pour ce faire, on décide, entre autres, d'identifier et de ponctionner les étrangers, lesquels, pense-t-on, surtout les négociants et marchands étrangers, sont particulièrement solvables.

Les deux auteurs fondent essentiellement leurs analyses sur l'étude des textes législatifs taxant les étrangers, sur les lettres de naturalité et sur les rôles d'étrangers imposés en vertu de la déclaration de 1697.

En fait, cette mesure fut un échec financier et, à la limite, elle pourrait être ignorée, ce qui fut longtemps le cas. On manquerait alors la construction de la catégorie ;étranger" forgée par le pouvoir royal et ses représentants à la fin du XVIIe siècle ; l'image de la France étrangère à l'aube des Lumières ; la mise au jour du processus actif de négociations (modérations et exemptions) qui se développe entre les contribuables et un pouvoir obligé de composer ; la tentative de définition du Français en miroir avec celle de l'étranger.

Le pouvoir royal et "les étrangers" 

L'accueil des ressortissants de pays étrangers, en France, fut un article de propagande monarchique dont profitèrent les réfugiés, qu'il s'agisse, par exemple, des 3 000 réfugiés messinois chassés par la répression espagnole ou des 30 000 à 40 000 jacobites restés fidèles à Jacques II ; des artistes ou des scientifiques, traditionnellement attirés et reçus, pour la plus grande gloire du Roi-Soleil ; des marchands, des négociants, des manufacturiers et des marins, plus ou moins tolérés, mais néanmoins privilégiés, parce que nécessaires et utiles au développement économique du royaume ; sans compter les populations étrangères qui participèrent au repeuplement de la France ; sans compter les mercenaires du roi.

Ces populations, et particulièrement les marchands étrangers, nombreux sous l'Ancien Régime, appartenaient à la France moderne, à la France qui bouge  :  elles bénéficièrent, de la part de la monarchie, d'une politique de privilèges délibérée. Jusqu'en 1697, c'était le droit d'aubaine (enjeu absolutiste) qui, fiscalement, désignait l'étranger, mais les auteurs montrent bien que l'application du droit d'aubaine avait, au fil des temps, connu des fortunes et des pratiques inégales, lesquelles avaient dilué son efficacité et soulevé des questions de réciprocité entre pays dans le cadre d'un droit international naissant. L'invention de la taxe de 1697 résolvait en partie la question du droit d'aubaine car son paiement permettait d'échapper à l'aubaine. En 1697, une nouvelle machinerie fiscale se mit en branle  :  traitants, adjudicataires, commis se répartissent le travail et se mettent à la "recherche de l'étranger".

L'image de la France étrangère donnée par les rôles de taxés

Les chapitres V, VI, VII et VIII sont fondés sur une exploitation précise, chiffrée et cartographique des données fournies par les rôles de taxés. On voit comment, à partir du texte de 1697, les commis au prélèvement de la taxe appliquèrent, en fonction de leurs structures mentales, la catégorie "étranger". L'étude des rôles permet de mettre au jour le tableau suivant de "leur" France étrangère :  

sociologie des étrangers économiquement utiles  :  34 % de marchands, 34 % d'artisans, 11 % de travailleurs agricoles, 21 % de divers.

De nombreuses cartes de l'Europe complétées par des tableaux analytiques et récapitulatifs donnent des réponses chiffrées aux questions des origines (Savoie, Pays Bas, Allemagne, Italie), niveau de vie, profession, mobilité, génération, etc...

Géographie de l'intégration des étrangers en France  :  les chiffres et les cartes délimitent une présence étrangère "qui oppose une France septentrionale attirée par l'Europe du Nord" - courants d'émigration en pleine vitalité  :  de riches marchands dominent de haut la population ouvrière et artisanale - "à une France du Sud, dans laquelle l'immigration apparaît moins vivace [  :  ] nombreux petits marchands côtoyant de nombreux petits ouvriers ou exploitants agricoles". Le deuxième clivage est Est-Ouest, "opposant l'opulence de la classe négociante des ports atlantiques à la modestie des immigrés de l'Est ".

La taxe négociée et la déception fiscale

La taxe de 1697 n'est pas "accueillie passivement" par les étrangers, bien au contraire. Deux chapitres sont consacrés aux processus qui aboutissent à des modérations, voire à des exemptions pures et simples. On observe les procédures, les lois de la négociation, leurs aléas, mais surtout les nombreuses réussites (recours au roi, argumentation juridique ). Ces succès marquent la force de pression de la "classe" marchande étrangère. Au final, ce produit financier ne répond pas aux espoirs suscités par l'innovation que semblait constituer, en matière de prélèvement fiscal, la déclaration royale de 1697. Le projet est trop conservateur, pour ne pas dire déjà obsolète. C'est la période où la pensée économique se développe et se dégage du mercantilisme  :  la monarchie a manifestement fait un mauvais choix.

La question de l'identité nationale

L'ouvrage se termine par des réflexions plus globalisantes sur la question de la validité de la naturalisation des étrangers et sur le concept de citoyenneté. Il faut dire que fixer l'année 1600 comme date d'entrée dans le territoire et appliquer la taxe aux descendants et aux héritiers d'étrangers était faire fi de nombreuses naturalisations préalablement accordées. En creux des taxes appliquées à ceux qui ont des origines étrangères se dessine l'idée qu'il y aurait un privilège implicite possédé par toute la population liée au même territoire  :  la France, c'est-à-dire l'idée d'une citoyenneté française.

Ce livre est intéressant à plusieurs titres. Il aborde un problème délaissé par l'historiographie, celui de la taxe de 1697 dans le contexte fiscal de l'époque et surtout dans le contexte de la définition de l'étranger à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. Il détermine parfaitement les limites de ses sources (les rôles) et en tire la substantifique moelle par des procédés classiques de quantification ; donne à voir le "portrait" de l'étranger contenu dans ces sources, puis tente de conceptualiser cette représentation  :  qu'est-ce qu'un étranger, qu'est-ce qu'un Français ? Nous n'avons pas affaire à la démonstration d'un modèle théorique fixé à l'avance, mais à un ouvrage qui va prudemment de l'étude de cas à l'idée générale.

Les questions posées dans ce travail sont totalement historicisées. Ce qui est très frappant, c'est de voir qu'aujourd'hui, dans un autre contexte historique, les questions concernant l'évolution du statut des étrangers perdurent. Dans leur préface, les auteurs appellent à un dialogue entre les années 2000 et les années 1700. Je pense en effet que ce dialogue est nécessaire car si la présence étrangère en France a subi les contraintes de la révolution industrielle, elle ne commença pas avec elle. Ce livre a le grand mérite de nous permettre d'établir une des premières connexions entre l'Ancien Régime et l'époque contemporaine. Il intéressera les historiens de l'immigration de masse qui s'interrogent sur les définitions de l'immigrant, sur l'identité française, sur le statut de l'étranger, sur ses relations avec l'État ; il intéressera aussi, je crois, les historiens qui travaillent sur les mouvements de populations entre pays développés, mouvements soutenus en permanence par le mouvement du commerce et du travail, comme c'est ici, de toute évidence, le cas.

Nicole Fouché, CNRS

Notes

[1] Jean-François Dubost est maître de conférences en histoire moderne à l'université de Caen et Peter Sahlins est professeur d'histoire moderne à l'université de Berkeley (Californie).

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