Stéphane Dufoix,
Politiques d'exil, Hongrois, Polonais, Tchécoslovaques en France après 1945

Paris, PUF, Sociologie d'aujourd'hui, 2002, 314 pages, bibliographie, index, 22 Euros.

Livre lu par P. Rygiel

Mai 2002

Ce livre reprend l'essentiel des thèmes d'une thèse de sociologie récemment soutenue. L'objectif de Stéphane Dufoix est de mettre en évidence les caractéristiques des activités politiques en exil d'opposants à un régime en place, en les mettant en lien avec les contraintes spécifiques à cette situation. Il part pour ce faire de l'étude des opposants Polonais, Hongrois et Tchécoslovaques présents en France après 1945. Ce matériau lui permet de proposer, ou de reprendre, un certain nombre de concepts, et de proposer in fine un cadre qui s'apparente à un modèle.

Celui-ci se caractérise d'abord par le choix, dont l'ouvrage montre la pertinence, de ne pas se cantonner, lorsque l'on a pour projet l'étude des oppositions de l'extérieur, à l'examen des activités des seuls réfugiés ou exilés, tous en effet ne poursuivent pas d'activités politiques, alors que des hommes et des femmes venus à d'autres moments, ou pour d'autres raisons qu'eux peuvent participer aux combats de l'émigration. Le souci de marquer ce choix se traduit par l'adoption du vocable d'exopolitie pour designer le champ politique animé par les activités des opposants au régime en émigration. L'exploration de celui-ci est menée en adoptant un vocabulaire et des principes d'analyses qui doivent beaucoup à la sociologie bourdieusienne.

L'introduction et la première partie mettent en évidence ce que cette activité doit à la situation d'exil. Le champ de l'exopolitie apparaît ainsi comme un espace de concurrence non réglée, en l'absence de normes universellement admises et d'instance d'objectivation des relations de grandeur, ni la conquête du pouvoir, ni les succès électoraux ne permettent de fonder la prétention à la prééminence de l'un ou l'autre groupe. Les opposants aux régimes communistes ne constituent pas en effet un groupe, mais apparaissent profondément divisés, tant en raison de conflits idéologiques ou politiques antérieurs au départ, que du fait de la juxtaposition de générations d'exilés, et les rapports entre les pôles de l'exopolitie sont des rapports de compétition ou de concurrence, puisque tous ont la même prétention à représenter la nation en exil et que tous dépendent, pour leur survie, des mêmes soutiens, en l'occurence les puissances occidentales, ce qui se traduit par un travail constant de légitimation/délégitimation des positions des uns et des autres, qui prend souvent appui sur l'histoire des engagements et des combats passés. Trois autres principes sont mobilisés pour rendre compte de la vie politique éxilée, celui de continuité - la plupart des participants et des groupes s'efforcent d'inscrire leur activité dans le prolongement des combats ou des formes politiques antérieures à l'exil - celui de politisation - l'appartenance politique tend à structurer très fortement les réseaux de connaissance et d'interaction des invidus - celui enfin de bipolarisation - le régime en place est considéré par la plupart comme un mal absolu avec lequel on ne saurait en aucun cas pactiser ou négocier, les relations avec celui-ci sont pensées sur le mode guerrier. Les activités de ces groupes et de ces acteurs, quoique toujours marquées par ces principes se révèlent fort diverses, tant par leurs destinataires que par leurs formes, certaines visent à politiser les populations présentes en France, ce qui est particulièrement flagrant dans le cas polonais, puisque la nombreuse population présente constitue un enjeu politique majeur, d'autres sont destinées à l'opinion occidentale qu'il s'agit d'informer, certains tentent de diffuser dans le pays d'origine des informations ou des critiques du régime en place, quelques'uns enfin mènent une action de renseignement ou d'information au profit des puissances occidentales. La prise en compte des activités d'espionage, quoique malaisée, est d'ailleurs l'une des originalité de l'ouvrage, ce domaine étant souvent abandonné, ou jugé secondaire par les historiens et les sociologues.

La seconde partie de l'ouvrage réintroduit l'espace et le temps dans l'exposé. L'auteur montre d'une part que l'exopolitie s'inscrit dans un espace qui dépasse le cadre national, puisque les membres des réseaux la structurant sont fréquemment dispersés entre plusieurs pays, d'autre part que les pratiques des acteurs sont en partie déterminées par les contraintes ou les opportunités offertes par chacun des états d'accueuil. La France menant en l'espèce une politique ambigue. La règle, non inscrite dans la loi, étant, au nom de la défense de l'ordre public et des nécessités diplomatiques, un strict contrôle, voire une interdiction des activités strictement politiques, ce qui justifie à plusieurs reprises la dissolution de groupes communistes. La pratique cependant est plus nuancée, les opposants aux régimes de l'est bénéficiant selon les périodes et les exigences de l'heure d'une certaine tolérance, voire d'un soutien aussi efficace que discret.

De fait, la temporalité de l'exopolitie apparaît largement déterminée par des phénomènes qui lui sont extérieurs, qu'ils renvoient à l'évolution de la politique des puissances occidentales, ou aux transformations des démocraties populaires. La prise en compte de ces paramétres permet ainsi de distinguer une première période, courrant jusqu'au années cinquante, durant laquelle la scène de l'exopolitie est dominée par les "politiques", héritiers souvent de partis ou de gouvernements préexistant à l'exil. Ceux-ci dans un contexte de guerre froide bénéficient du soutien des puissances occidentales, et, pour certains, révent d'un retour armé dans leur pays d'origine. L'amélioration des rapports avec l'est, effectif à partir de la fin des années cinquante conduit à une remise en cause de ce soutien, d'autant que les membres des groupes d'opposants présents depuis l'immédiat après guerre, et de ce fait de plus en plus coupés des réalités des pays de l'est, apparaissent de moins en moins comme une alternative ou une opposition crédible, d'autant que, l'arrivée, en particulier dans le cas hongrois, d'une nouvelle vague d'opposants contribue à affaiblir les positions des plus anciens, tout en provoquant des conflits au sein de l'exopolitie, dont les membres sont contraints d'interpréter l'évènement, ce qui ne va pas sans déchirements, voire sans ruptures. L'exopolitie apparaissant ainsi comme une réalité dynamique, alors même que les participants à celle-ci utilisent souvent une large part de leur énergie à maintenir la fiction d'une continuité.

Les années soixante-dix seront elles le temps des intellectuels, souvent membres de générations d'exil plus récentes. Certains sont liés à la gauche au contraire de générations plus anciennes dont les membres avaient parfois entretenu des liens étroits avec les gouvernements autoritaires de l'entre-deux-guerres, ou l'occupant nazi, ce qui leur permet une insertion au sein du champ intellectuel français, par le biais d'un certain nombre d'institutions et d'individus, particulièrement l'EHESS, qui jouent le rôle de médiateurs ou de passeurs. Bénéficiant d'une double légitimité, politique, mais aussi scientifique, ils parviennent souvent à s'imposer comme les spécialistes scientifiques des pays de l'est, et sont à ce titre consultés tant par les politiques français que par les médias qui leur ouvrent souvent leurs feuilles. Les articulations de ce temps politique ne sont pas toujours celle du temps vécu par les militants de l'exopolitie. La durée de l'exil, l'âge conduisant à une modification des pratiques autant que le contexte politique.

La dernière partie de l'ouvrage est consacrée aux limites du champ aux formes d'entrées et de sorties possibles de celui-ci. Stéphane Dufoix ne part pas d'une définition préliminaire de ce qu'est l'exopolitie, mais en fixe les bornes en prenant comme guide l'activité pratique des membres de celui-ci, c'est à dire de ceux qui en affirment l'existence et en marquent les contours en signifiant qui y intervient. A cette aune, la reconnaissance de l'appartenance d'un groupe ou d'un individu au champ suppose le respect d'un certain nombre de règles, sujettes à des retouches ou des variations dans le temps. La règle principale semble être le refus de toute compromission avec le régime communiste, voire de tout contact avec celui-ci, ce qui conduit à de violents conflits dès lors qu'il s'agit de déterminer ce qui en la matière (retour privé au pays d'origine par exemple), est admissible et ce qui ne l'est pas. Ce chapitre se poursuit par l'évocation de trois parcours individuels, moyen pour l'auteur d'articuler logiques individuelles et contraintes macros, telles que mises en lumière par sa thèse. L'ouvrage se clôt par l'évocation de l'effondrement des démocraties populaires, qui pose à tous la question du retour. Les retours définitifs sont peu nombreux, tant parce qu'un nouveau départ, après plusieurs décennies d'exil n'est souvent guère envisageable que parce qu'il s'avère parfois décevant pour ceux qui tentent l'aventure, qui font l'expérience, comme tous les immigrés, que l'on ne peut retrouver le pays que l'on a quitté. Plus surprenant est le fait que l'effondrement des pays sous tutelle soviétique ne s'accompagne pas toujours de la dissolution des groupements nés de l'exopolitie. L'auteur l'interpréte en évoquant une possible hystérie des habitus, c'est à dire la difficulté à bouleverser un système de croyance ancien en face d'un changement particulièrement brutal de l'environnement, ou par la crainte d'un possible retour des communistes, on peut aussi supposer que ces groupes, qui sont des groupes de sociabilité, offrent à leurs membres une forme de reconnaissance et d'insertion sociale devenue trop précieuse pour que la disparition de la fonction avouée de ces groupements suffisent à provoquer leur dissolution.

Revenant, au terme de ce parcours sur les enjeux de l'étude, S. Dufoix insiste sur le souci qui l'animait de différencier l'immigration politique de l'activité politique en immigration, ainsi que sur sa volonté de montrer que des règles propres, éventuellement généralisables, structurent celle-ci. Le lecteur lui accordera sans hésiter le premier point, tant la justification proposée que l'exemple choisi suffisent à convaincre de la nécessité de différencier les deux objets. Le second pose plus de problèmes.

Les distinctions opérées, les principes descriptifs mis en place sont incontestablement pertinents dès lors qu'il s'agit d'étudier les activités politiques des émigrés de l'est présents en France après 1945, le traitement des nombreux et précis exemples mobilisés en atteste. Il est en ce sens tout à fait légitime de parler d'un modèle local. Il est cependant difficile de se prononcer, a priori, sur ceux de ses traits qui sont transposables ou généralisables, d'autant que les trois populations se choisies partagent nombre de traits communs, en particulier un même ennemi, de mêmes alliés, un même environnement, et une temporalité similaire. Il n'est pas certain ainsi que l'extraordinaire importance que revêt la reconnaissance de la légitimité d'un mouvement ou d'un parti par les gouvernements des puissances occidentales, et en particulier par les États-Unis, qui s'explique par l'ampleur des enjeux, se retrouve dans tous les contextes, il est possible de supposer qu'il y là en partie l'effet de relations internationales fortement bipolarisées, autant que de l'importance stratégique des pays de l'est. De même l'insistance sur le principe de continuité peut être relié au fait que le régime honni s'est imposé au prix d'un coup d'état, ou plutôt de plusieurs, ce qui permet de lui opposer la légitimité des règles qu'il a violé, il n'est pas certain que l'on retrouverait une même configuration dans le cas d'éxilés contraints au départ après une insurection écrasée dans l'oeuf, ce qui n'est pas tout à fait le cas des Hongrois venus après 1956.

D'autre part, le souci de mettre à jour des logiques génériques conduit parfois à ne pas poser explicitement la question des spécificités de chacune de ces populations. Enfin, et c'est là une remarque plus qu'une critique, le lecteur ne trouvera pas ici une histoire des émigrations politiques tchécoslovaques, hongroises ou polonaises, ou des activités politiques des membres de ces populations. D'une part les pratiques et les actions de ceux qui soutiennent ou adhérent au régime, et il y en eut, ne sont que très briévement évoquées, et plus celles des fonctionnaires de ces états que des immigrants. D'autres part les pratiques politiques étudiées constituent un matériau plus qu'un objet, et les tournants de ces histoires ne structurent pas l'exposé, même si l'on peut y retrouver tant un riche matériau que des analyses pertinentes, cela pourra parfois dérouter le lecteur historien. Ces remarques n'enlèvent rien cependant à l'intérêt de l'ouvrage, que l'on ne peut que recommander tant à ceux qu'intéresse le sort des exilés des pays de l'est que, de façon plus générale les activités politiques de ceux luttant de l'extérieur contre un régime détesté.

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