Lisa Anteby-Yemini
Les Juifs éthiopiens en Israël, les paradoxes du paradis
Paris, CNRS Editions, 532 p.
Livre lu par Fabienne Le Houérou, IREMAM, MSH Aix-en-Provence
Décembre 2006
Il est question d’un groupe de migrants volontaires juifs éthiopiens, plus généralement identifiés comme Falacha chez les Ethiopisants. Antoine d’Abbadie nous rappelait, dans ses écrits, au milieu du XIXe siècle, la racine guèze du terme falasyan (exilés). Des migrants volontaires transportés en Israël lors de deux opérations conçues par le gouvernement (opération Moïse en 1984-1985 et l’opération Salomon en 1991). Le livre ne narre pas ces évacuations spectaculaires, mais s’intéresse au débarquement et à la progressive installation de ces immigrés en Israël. Il est question d’une ethnographie d’un groupe diasporique d’origine rural, les Beta Israel originaire de la région de Gondar, déjà marginalisé en Ethiopie du nord et de ses progressives mutations au contact de leur société de réception.
Le livre et son écriture suivent ainsi un itinéraire qui nous conduit d’un hôtel à Jérusalem, premier transit, en passant par un site de caravanes pour finalement déboucher sur des installations dans des appartements définitifs achetés grâce à des aides conséquentes de l’Etat israélien. De la précarité du débarquement jusqu’à leur consécration comme propriétaires, cette traversée de l’espace est également une traversée identitaire ou l’immigré, juif éthiopien se transforme en Israélien d’origine éthiopienne.
La mise en écriture de ce parcours suit donc cette évolution et rend compte des mille et une désillusions de ces Noirs au contact des Blancs en analysant les catégories des ethnographiés : le pur et l’impur, les nouveaux codes de commensalité, les désorientations liées à un habitat et un espace moderne, les malentendus linguistiques, les incompréhensions de la médecine moderne, de l’espace public, de l’espace rituel, de l’espace intime et les déconvenues liées à l’anthroponymie et aux manières de nommer et dénommer. Cette débâcle est soigneusement explorée, à la lumière des écrits de voyageurs sur les sociétés éthiopiennes, en faisant régulièrement des allers-retours sur ce qu’ils étaient là-bas (en Ethiopie du nord) et les ajustements contraints ici (en Israël).
L’ouvrage est un bloc de mémoire vive sur cette première génération d’immigrants et nous apporte des témoignages précieux sur l’invention de ces nouveaux espaces de transit (hôtel et caravane) à un moment donné du parcours migratoire. L’observation de ces nouvelles contraintes de l’espace (un hôtel qui ne permet pas aux femmes impures de s’isoler et des caravanes de 23 m2), sa réorganisation dans un « bricolage » (terme que j’utilise volontairement) inventif (investir le couloir de l’hôtel comme isoloir) la ré-invention des notions de Säfar (quartiers) sur le site caravanier comme lieux de production d’une identité locale et la reconstitution de la notion de voisinage et des cliques de café illustrent la thèse d’un groupe identitaire déterritorialisé contraint à l’imagination. Nous retrouvons ici des concepts développés par Arjun Appadurai (1996) sur les imaginaires migrants. Là encore, cette inventivité relève de la survie et non d’un goût inné pour l’innovation culturelle tant le principe d’innovation n’est pas une des valeurs majeures de la ruralité éthiopienne. Au contraire, Lisa Anteby livre des témoignages poignants- d’une grande qualité humaine- sur les interprétations « désorientées » que font ces migrants volontaires de la réalité israélienne. Le nouveau contexte heurte le sens du pur et de l’impur ainsi qu’un nombre important de conduites sociales liées à l’idée de décence et d’honneur chez les Falacha. On y lit ainsi des passages savoureux sur toutes une série de déconvenues sur la propreté : la notion de qochacha qui demeure le coeur des malentendus.
L’intérêt de cet ouvrage ne se limite cependant pas à tout ce que l’on peut apprendre sur la rencontre de deux sociétés et de deux mondes, des rapports interethniques et d’une analyse fine des rituels des Beta Israel, le livre est également une mise en scène où l’ethnographe parle à la première personne.
La mise en écriture est également le produit d’une mise en spectacle du terrain ethnographique incluant dans le jeu des acteurs l’auteure comme élément clef de la pièce en train de se raconter. Le sommaire signe d’emblée les emprunts à l’univers théâtral : il se découpe en trois actes avec des chapitres articulés telles des scènes. Le début du récit est une ouverture et la conclusion un rideau. Cette scénarisation évoque les réactions subjectives, les interrogations les malaises, les joies et les embarras de l’ethnographe. Ce travail s’inscrit ainsi dans les courants actuels de l’anthropologie en valorisant les expériences du « je ». Dès le début de sa pièce, l’auteur débute par une phrase qui vient marquer une posture : « Je suis confortablement assise dans un bus », cet élément de mise en scène utilise d’emblée la métaphore du transport pour évoquer un itinéraire. Les Falacha qui sont entendus sont également scénarisés et l’auteur nous dépeint de véritables portraits attachants de Tsagay , Lemlem, Bertukan, Fantanech, Tesfayou et les autres dans leurs interactions quotidiennes. Intéressante est la progression des relations entre l’auteure et les familles avec lesquelles elle interagit. L’informatrice principale, Lemlem, est au départ une amie, au milieu de l’ouvrage, elle se transforme en sœur fictive éclairante (P.312), cette sœur fictive devient sœur tout court en fin d’ouvrage (P.356). Cette écriture nous livre ainsi la lente construction d’un rapport intime entre les « ethnographiés » et l’ethnographe. Cette intimité n’est pas sans soulever des questions d’ordre épistémologique. La familiarité entre un anthropologue et ses sources est-elle une entrave ou au contraire un élément indispensable dans la démarche scientifique ? Nos témoins peuvent-ils être nos camarades ?
Délicates questions, toujours actuelles.
Cet itinéraire se tisse dans la poursuite d’une progressive intimité entre l’auteure et ses « amis » ; se construit par petites touches impressionnistes (entre les lignes) en s’imbriquant aux éléments de connaissance. Chaque fin de chapitre rappelle que l’exercice universitaire n’a pas disparu au profit de la mise en scène. En effet, des synthèses partielles viennent nous livrer les éléments essentiels à retenir sur la manière dont les Falacha évoquent leurs rituels.
Les termes pour dire et penser le monde des Beta Israel ne sont cependant pas éloignés de ceux qu’utilisent Ethiopiens chrétiens et musulmans. On ne saurait trop souligner les influences réciproques entre l’Eglise chrétienne éthiopienne et le judaïsme des Falacha. Les Chrétiens vénèrent l’ancien testament et il existe des courants religieux qui se trouvent à mi-chemin entre judaïsme et christianisme.
Conti-Rossini nous a éclairé sur les interpénétrations dans le domaine littéraire. Minorités dispersées au nord de l’Abyssinie, les Beta Israel ont subi, ne l’oublions pas, des siècles de persécutions, ont été dispersés et parfois contraints à se convertir. Ce contexte historique nous permet d’ores et déjà de comprendre que les traditions falacha sont déjà largement hybrides et métissées avant même de « débarquer » en Israël. Exilés déjà, chez eux en Ethiopie, la venue en Terre promise est déjà la consécration d’un second exil. L’originalité de leur débarquement sur la Terre Promise réside dans la rapidité de leur confrontation avec l’altérité. Le processus d’acculturation se met en place par une opération coup de poing, assez brutale, en rupture avec les longues adaptations qui se sont échelonnées sur plusieurs siècles, là-bas en Ethiopie. Avec les opérations Moïse et Salomon c’est du jour au lendemain que les Beta Israel sont plongés dans un monde nouveau. Cette brutalité-là est un élément essentiel de la migration et explique en partie la longue liste de désillusions de ces migrants volontaires. Ces longs siècles d’acculturation expliquent également la perte de leur propre langue et l’adoption du guèze et de l’amharique. Il aurait été également intéressant d’apporter des éléments de comparaison avec les autres communautés rurales musulmanes et chrétiennes qui forment également les cliques de café. La prise de café en commun étant un rituel partagé par toutes les communautés abyssines en exil dans d’autres pays. Au Caire, au Soudan et ailleurs, les Abyssins tissent des sociabilités complexes autour du rituel du café. Le déracinement de ces communautés en exil ne les sépare pas de certaines traditions liées à la commensalité « éthiopienne » d’autres univers ruraux confrontés aux sociabilités citadines. N’importe quel Amhara des campagnes profondes éthiopiennes pourrait connaître les déconvenues des Falacha face à un monde urbanisé postmoderne ou tout est insolite. Du bouleversement social à la reconstruction identitaire Lisa Anteby a exploré deux axes de recherche très féconds dans l’étude des migrations (que celles-ci soient forcées ou extrêmement volontaristes) qui peuvent se conjuguer sur différents terrains de la migration. Là, la comparaison aurait été heuristique afin d’ouvrir le champ des migrations sur des approches moins émiettées afin d’échapper au communautarisme. Le dialogue des différentes formes que peuvent prendre les phénomènes de déconstruction/reconstruction liées à la migration est certainement une piste de recherche féconde ; il serait alors intéressant de comparer ce très beau travail avec les travaux d’autres anthropologues ayant exploré les adaptations des diasporas abyssines aux Etats-Unis ou dans d’autres pays du monde afin de retenir ce qui est réellement spécifique à la migration Falacha.