GREEN Nancy,
Du Sentier à la Septième Avenue. La confection et les immigrés, Paris-New York, 1880-1980

Editions du Seuil, coll. "Univers historique", 1998, trad. anglaise, 462 p.

Livre lu par Claire Zalc

Mise en ligne mars 2002

Compte rendu publié dans Jean Jaurès Cahiers trimestriels , n°152, avril-juin 1999.

Le comparatisme en histoire fait toujours figure de défi. Car si, depuis Marc Bloch, la plupart des historiens appellent de leurs voeux une approche comparée, rares sont encore ceux qui osent s'y risquer. La démarche de Nancy Green en est d'autant plus ambitieuse. Et le résultat particulièrement réussi. Chercheuse américaine enseignant à Paris, à l'EHESS, l'auteur porte son regard sur les deux rives de l'Atlantique et embrasse plus d'un siècle d'histoire de l'industrie de la mode. Elle mène l'étude d'un secteur longtemps négligé par l'historiographie. En marge des grandes organisations fordistes, l'industrie de la confection a d'abord été accusée pour son retard, avec ses multiples structures (domicile, atelier, usine), ses statuts divers et concurrents (du travailleur en chambre au fabricant) et son système de sous-traitance à plusieurs niveaux. Aujourd'hui, grâce à ces caractéristiques, elle fait l'objet de l'éloge des adeptes de la flexibilité.

L'étude débute au dix-neuvième siècle, quand la démocratisation de la demande associée à la standardisation des styles et des méthodes de production donnent à la confection son visage contemporain. Le tailleur devient un ouvrier du vêtement, le "prêt-à-porter", "ready-to-wear" est né. Après avoir analysé l'opposition qui structure les discours des observateurs de la mode des deux côtés de l'Atlantique - goût contre confort, art contre industrie -, l'auteur s'attache à détailler les structures industrielles des deux métropoles. La production parisienne semble plutôt tournée vers l'exportation, la couturière de quartier gardant un rôle déterminant jusqu'au milieu de ce siècle, alors que l'industrie new yorkaise, privilégie le vaste marché national, préférant s'implanter au sein de structures plus importantes. Il est peut-être dommage que l'auteur passe si vite sur l'analyse spatiale des phénomènes décrits :  le Sentier et le Lower East Side, qui donnent pourtant, en forme d'accroche, son titre au livre, restent comme les cadres figés du tableau. On aurait aimé que le livre montre l'évolution des quartiers sur le siècle en expliquant, surtout, la pérennité des localisations de la confection. Cependant Nancy Green met l'accent sur les similitudes entre les deux villes  :  ici comme là-bas, l'industrie de la confection est caractérisée par la flexibilité. Discontinuité des rythmes de production due aux "caprices" de la mode et des saisons, morcellement du processus de production, de la coupe à la presse, mais également mobilité des structures et diversité des statuts de la main d'úuvre (indépendant, salarié aux pièces, ouvrier...)  :  l'industrie du vêtement est, à Paris comme à New York, le secteur d'emploi privilégié des femmes et des étrangers. L'analyse des rapports sociaux dans la confection s'articule donc nécessairement avec l'histoire des femmes et l'histoire de l'immigration ; Nancy Green croise les acquis les plus récents de la recherche dans ces domaines, qu'elle connaît parfaitement. Elle montre ainsi la variation des catégories de "travail féminin" ou de "travail immigré" selon les contextes et les espaces, prouvant une nouvelle fois l'intérêt heuristique de l'approche comparée. Les stéréotypes de la "couturière-aux-doigts-de-fée" ou encore du "tailleur juif" sont minutieusement déconstruits. La machine à coudre change de sexe pendant le siècle, qualifiante et réservée aux hommes à ses débuts, elle devient au tournant du siècle l'attribut féminin par excellence. De même, le repassage longtemps réservé à l'homme (que l'on se souvienne du presseur, seul ouvrier masculin de L'Atelier de Jean-Claude Grumberg) devient, dans les années soixante, l'apanage des ouvrières. Quant aux propriétés attribuées "traditionnellement" à tel ou tel groupe d'étrangers - rapidité des uns, docilité des autres -, elles varient selon le temps de la migration. Les vagues d'immigrants se succèdent mais les mécanismes d'emploi restent les mêmes  :  importance des réseaux, "niches économiques", forte mobilité.

Enfin, le livre évoque l'histoire des mouvements sociaux dans l'industrie de la mode. A première vue, l'antagonisme est flagrant entre le très puissant syndicat new yorkais du vêtement pour dames, l'ILGWU, et la Fédération parisienne de l'habillement. Néanmoins, l'auteur nuance l'interprétation classique qui oppose le réformisme américain au romantisme révolutionnaire français en avançant d'autres explications  :  la division politique du mouvement syndical français explique sa faiblesse alors que les insuffisances de l'Etat-providence aux Etats Unis déterminent pour une large part les forts taux de syndicalisation, l'ILGWU fournissant à ses membres une couverture sociale. Mais les difficultés à articuler, dans les revendications, l'identité de classe et l'identité ethnique se retrouvent de part et d'autre de l'Atlantique. Le travail de Nancy Green sur les très riches archives de l'ILGWU, permet de mieux comprendre les rapports complexes, dans les interactions sociales, entre les luttes ouvrières et les luttes d'hégémonie entre groupes immigrés. Fondé par des ouvriers juifs qui restent à la tête du mouvement jusque dans les années soixante, l'ILGWU oscille entre la prise en compte des immigrants (en proposant des cours et des activités destinés aux immigrés de fraîche date) et le refus des différences ethniques perçues comme une menace pour l'unité syndicale (le syndicat est d'ailleurs accusé de discrimination par un coupeur noir en 1961). Chez les syndicalistes français, le discours de classe prévaut et s'accompagne souvent, surtout au début du siècle, d'attaques contre la concurrence étrangère. Jaurès lui-même proteste contre "l'invasion des ouvriers étrangers qui viennent travailler au rabais". Pourtant, en pratique, les conflits et les solidarités dans le secteur de la confection dépendent, à Paris comme à New York, autant de la position sociale que de l'origine ethnique. L'auteur conclut au rôle intégrateur des luttes ouvrières pour les femmes et les immigrés.

Le livre de Nancy Green innove et passionne  :  il nous plonge dans l'univers de ces sweatshops "qui bruissent de multiples langues", de ces appartements où les inspecteurs du travail n'osent s'aventurer par peur des piqûres d'épingles, morsures et autres griffures. Les descriptions sont vivantes, imagées, allègent une traduction parfois maladroite et ne nuisent en rien à la rigueur scientifique du propos. Car cette étude se distingue par l'attention constante que l'auteur porte aux sens de la démarche de l'historien  :  les catégories employées, les points de vue adoptés font eux-mêmes l'objet d'un travail de réflexion. Ces précautions de méthode sont essentielles lors d'une approche comparée. Car si Nancy Green conclut à la prédominance des similarités entre l'industrie de la confection à Paris et à New York, elle rappelle que "la mesure de la différence dépend de l'échelle utilisée". Le pari est gagné  :  encourager les vocations comparatistes!

Claire Zalc

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