Nacira Guénif Souilamas
Des "beurettes" aux descendantes d'immigrants nord-africains,

Paris, Grasset/Le Monde, 2000

Livre lu par Philippe Rygiel

novembre 2002

L'ouvrage de Nacira Guénif est construit à partir d'entretiens menés avec des filles d'immigrés nord-africains vivant en France. Il a pour enjeu autant l'exploration de leurs projets, de leurs identités, de leurs modes de vie que la déconstruction d'une catégorie spontanée du discours journalistiques, voire sociologique [1] , qui vise tant à rappeler la diversité des expériences vécues par les filles ainsi classables, qu'à dénoncer une vision culturaliste des milieux populaires qui explique parcours et discours en référence à une origine réifiée et largement mythique et permet ainsi d'occulter les dysfonctionnement des institutions autant que les phénomènes de domination.
L'ouvrage n'aboutit pas pour autant à conclure à l'impossibilité de tout discours prenant ces jeunes femmes pour objet, car, refusant de les constituer en groupe sur la seule base d'une culture génétiquement transmise, l'auteur les présente comme occupant un ensemble de positions spécifiques dans la société française contemporaine qui définissent une communauté d'expérience. Elles sont en effet confrontées à un triple système de domination, sexuel, culturel et social dont il s'agit d'explorer ici plus que les déterminants, la réflection dans les consciences individuelles et les effets. Constatant la très grande diversité de celle-ci l'auteur propose cependant un schéma d'ensemble permettant de les unifier. Elle note, à partir du matériau retenu, le fait que les normes et les prescriptions aboutissant à dévaluer ces femmes en tant que femmes, maghrébines et jeunes des milieux populaires sont souvent, du moins en partie intériorisées par celles-ci, alors même que les transformations sociales et économiques du moment (engorgement du marché du travail, dévalorisation des diplômes, voire banalisation ou institutionnalisation des pratiques discriminatoires) aboutissent à l'impossibilité pratique, pour le plus grand nombre du moins, de réaliser nombre d'aspirations ressenties comme normales, (indépendance financières, réussite scolaire et professionnelle, hédonisme comportemental). Les conduites, extrêmement diverses de ces filles - dont est exploré le rapport à l'école, aux garçons, à la famille, au mariage, à la religion - peuvent dans cette perspective se comprendre comme des formes d'accommodement ou d'adaptation à des injonctions à la fois irréalisables et contradictoires, faisant écrire au sociologue que ces filles se trouvent parfois prises " (...) en étau entre l'assignation à la conformité sociale au prix d'un reniement de soi et des siens et l'assignation à une conformité coutumière au risque de l'abolition de soi dans une communauté fictive" (page 333). Le renvoi à plus tard de la satisfaction des attentes, pour celles par exemple qui pratiquent le surinvestissement scolaire, l'autolimitation des désirs, qui peut conduire certaines, en l'absence de perspectives d'emploi à un repli sur le privé et à la valorisation de la figure de la mère de famille, ou le retournement du stigmate apparaissent alors comme quelques'unes des figures possibles de ces accommodements. Toutes cependant ne parviennent pas à inventer ou à bricoler une identité stable ou à inventer des aires de "liberté tempérées", pour reprendre les termes de l'auteur, l'aliénation, la dérive vers la haine de soi et des siens guette nombre de ces jeunes.
Ce parcours conduit l’auteur à revenir en une dense section finale sur les notions et les mécanismes d’acculturation, d’intégration et d’assimilation en en proposant un examen contextualisé et historicisé.
C’est là d’ailleurs l’un des mérites de cet ouvrage, riche, souvent bien écrit, qui n’est pas au détour d’une page sans faire souvenir de quelques pages d’ Abdelmalek Sayad [2] , auquel les historiens seront particulièrement sensibles, parce qu’il replonge ces filles dans un environnement social et un contexte historique qui est celui de la déstructuration des classes populaires et s’applique à montrer ce que les tendances à l’éthnicisation des rapports sociaux doivent aux mutations internes de la société française . [3]
On pourra regretter cependant une lecture parfois difficile, liée en partie au fait que l’auteur, maniant avec virtuosité, et un certain éclectisme, les références de la tradition sociologique, propose de temps à autre des cheminements difficiles à suivre pour qui n’est pas familier des références mobilisées. D’autre part quelques données de cadrage concernant les femmes nées de parents maghrébins - même si le lecteur pourra trouver des données de ce type ailleurs [4] - et surtout le rapport des jeunes femmes étudiées à ce groupe - soit leur représentativité - auraient été utiles. Il est, en leur absence, un peu difficile à la lecture de repérer quelles sont, parmi les multiples possibles, les voies habituelles ou moyennes - pourtant chères à l’auteur - empruntées par ces jeunes femmes.

Notes

[1]Voir LACOSTE-DUJARDIN (Camille), Yasmina et les autres de Nanterre et d'ailleurs, filles de parents maghrébins en France, Paris, Éditions de la découverte, 1992, ou BOUAMAMA (Saïd), SAD SAOUD (Hadjila), Familles maghrébines de France, Desclée de Brouwer, Paris, 1996, 169 pages. Renvoyer à ces deux études n’est pas ici les disqualifier, on ne peut en effet accuser ces auteurs d’être prisonniers d’un culturalisme génétique et fixiste, ils ont cependant en commun de postuler l’existence en soi du groupe étudié.
[2] On pourra lire pour une introduction à l’oeuvre de Sayad, SAYAD (Abdelmalek), L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck Université, Bruxelles, 1991.
[3] On pourra voir aussi à ce sujet, CHIGNIER-RIBOULON (Franck), L’intégration des Franco-Maghrébins. L’exemple de l’est lyonnais, Paris, L’Harmattan, 1999.
[4] Par exemple TRIBALAT (Michèle), De l'immigration à l'assimilation. Enquête sur les populations d'origine étrangère en France, La Découverte/INED, Paris, 1996.

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