Smaïn Laacher 

Après Sangatte... nouvelles immigrations, nouvelles questions

Paris, La Dispute/Snédit, 2002, 121 pages, 10 euros

Livre lu par Philippe Rygiel

Juin 2004

Ce livre reprend les conclusions, d’une enquête menée par un sociologue et un cinéaste à l’invitation de la direction du centre de Sangatte entre septembre 2001 et avril 2002.

A l’origine ouvert dans l’urgence pour faire face à l’afflux des Kossovars, le centre devint un lieu de passage pour des hommes et femmes de toutes provenances dont le séjour fut souvent court. Smaïn Laacher n’en étudie pas le fonctionnement mais le considère comme un lieu de transit, d’où observer, à partir d’une cinquantaine d’entretiens et d’environ 300 réponses à des questionnaires distribués, les tendances récentes des migrations vers l’Europe de l’ouest.
Ces données font selon lui apparaître quelques traits majeurs des systèmes migratoires actuels et d’abord la présence et la circulation en Europe de personnes sans droits, liée à l’impossibilité pour les états d’Europe de l’ouest d’empêcher, malgré les priorités affichées, l’entrée de nouveaux migrants, fait que l’auteur lie à l’érosion du pouvoir de contrôle des états, grignoté par de multiples acteurs, des passeurs aux employeurs et à l’importance toujours plus grande de normes internationales qui tendent à s’imposer aux responsables politiques.
Ces enjeux posés, l’ouvrage s’organise autour de quelques thèmes. Le premier concerne les dénominations à appliquer aux hommes et aux femmes de Sangatte, le second leurs caractéristiques démographiques et sociologiques et leurs parcours. Beaucoup sont des Kurdes, ou des Tadjiks, jeunes, majoritairement de sexe masculin, ils sont la plupart du temps dotés d’un bagage scolaire important. Les hommes de Sangattte n’étaient pas, au regard des sociétés de départ, les moins bien dotés scolairement, ce qui pour Smaïn Laacher est pour partie le fruit de la politique des pays d’Europe qui a pour conséquence l’augmentation du coût du départ (il faut passer par des systèmes clandestins onéreux, pouvoir vivre des ressources accumulées un certain temps), qui le rend impossible aux plus pauvres.
Beaucoup invoquent comme raison du départ la guerre ou les persécutions, l’impossibilité aussi de se projeter dans l’avenir dans une société de départ en crise. Cela amène le sociologue à proposer de voir en ces départs le prolongement de trajectoires de mobilité sociale interrompue par la dégradation des conditions locales. Les trajectoires dont il s’agit ici sont familiales, les entretiens révèlent le rôle des familles dans la mobilisation des ressources nécessaires, l’organisation de l’absence (prise en charge des enfants, des épouses), voire dans la prise de décision menant au départ.
Celui-ci, de plus en plus, suppose le recours à un réseau de passeurs. Le texte souligne la puissance et l’organisation de ceux-ci et l’importance du moment qu’est le voyage, tant pour la destination ultérieure du migrant que pour son influence sur les représentations de ceux-ci. Pour beaucoup le trajet est expérience de la brutalité des pouvoirs d’état et de l’inhumanité des relations humaines, les passeurs traitant et gérant leur stock comme une marchandise. Il semble de plus que c’est souvent au cours du voyage que se décide la destination finale. Beaucoup ont une connaissance assez vague de l’Europe et ne savent rien ou peu de choses des procédures d’asile et de séjour, même si une importante minorité vise des le départ l’Angleterre, la plupart du temps parce des liens familiaux les y rattachent. Pour la majorité l’objectif est de trouver un pays sûr (le terme revient semble-t-il avec une grande fréquence lors des entretiens) et c’est en cours de route, soit par le biais de l’entrée en contact avec des réseaux familiaux ou des réseaux d’originaires, soit sur la base des informations stratégiques recueillies que se prend la décision finale.
Le dernier thème abordé est celui de l’organisation et du fonctionnement du centre, de ses fonctions aussi, envisagées du point de vue du migrant. Il fonctionne pour eux comme un lieu de réparation des corps avant de reprendre la route, comme un espace aussi de circulation d’informations et de construction de croyances collectives, celles en particulier tenant à l’hospitalité anglaise. Plusieurs éléments la nourrissent. Le premier est que la plupart ont traversé l’Europe et y ont expérimenté refus et/ou brutalités. D’autre part les possibilités d’obtention d’un titre de séjour et de travail sont jugées relativement bonnes au regard des informations recueillies auprès de ceux qui ont déjà effectué la traversée, ainsi que les conditions d’accueil, en particulier la mise à disposition d’un logement décent dès le dépôt de la demande d’asile. En somme ils jugent sur la base des informations disponibles, que la période de traitement du dossier se déroule dans des conditions décentes, et permettant de sortir de l’abandon de soi aux autres qui marque le voyage.

L’ouvrage, quoique court, est riche d’information, précis dans ses formulations et repose sur une méthodologie qui a l’immense mérite d’être explicitée et précisée en quelques pages d’annexe. Il est très évidemment utile à tous ceux qui étudient les migrations contemporaines ou souhaitent en connaître, même si bien sûr certaines de ses conclusions prêtent à discussion. S’il est ainsi certain, qu’étudiant les hommes de Sangatte, celui-ci observe les pionniers, les premiers de nouvelles migrations, ce qui explique certains aspects de leur parcours, il n’est pas sûr, comme l’auteur le suggère parfois, que nous soyons en présence de migrations d’un nouveau type. Bien des traits, de l’hésitation gyrovaque des premiers migrants à l’importance des processus familiaux, ou au fait que les partants disposent souvent de ressources non négligeables au regard de la société de départ, évoquent les premiers temps de migrations plus anciennes. La réserve, d’historien, n’enlève rien cependant à l’intérêt de l’ouvrage.

 

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