Jean Laloum,
Les juifs dans la banlieue parisienne, des années 20
aux années 50
Cnrs Éditions, 1998, 447 pages
Index.
Livre lu par P. Rygiel
Mai 1999
Jean Laloum consacre un fort volume, très richement illustré, à la population juive de trois communes de la banlieue parisienne, Vincennes, Montreuil et Bagnolet, qu'il étudie des années vingt au début des années cinquante. Ce travail s'appuie sur l'exploitation patiente et méthodique de sources nombreuses et variées (150 témoignages oraux, les fichiers du CGQJ consacrés à l'activité économique des juifs, les listes nominatives des camps de déportation, les dossiers d'aryanisation) qui lui permettent de reconstituer itinéraires familiaux et individuels.
Il peut ainsi décrire la population juive présente en ces lieux avant la seconde guerre mondiale. Celle-ci est forte en 1936 d'environ 3500 personnes dont les origines sont assez diverses. Si beaucoup viennent d'Europe centrale ou orientale, Vincennes abrite une population de juifs francisés depuis longtemps.
Beaucoup, quelle que soit leurs origines, vivent dans des conditions matérielles précaires, s'entassant dans des logements de mauvaise qualité et sont de petits artisans (tailleurs, cordonniers, travail des peaux et fourrures), de petits commerçants (brocante, marchands forains), ou des ouvriers de l'artisanat qui souvent travaillent pour un patron juif. Il existe cependant en ces lieux une bourgeoisie juive à la tête d'entreprises de taille respectable.
Jean Laloum décrit cette population comme une communauté, que structure l'activité d'associations, nombreuses et actives, d'institutions religieuses -- il existe une synagogue à Vincennes dès 1907 et un oratoire à Montreuil dans les années trente-, d'organisations politiques, pas toutes exclusivement juives, souvent de gauche, voire d'extrême gauche. Ces institutions offrent à la population juive des lieux de rencontre et de réunion, auxquels s'ajoutent ce que les auteurs américains appelleraient des commerces et des restaurants ethniques, voire les rues, les immeubles, où les familles juives sont nombreuses. Il semble cependant que subsistent de forts clivages en fonction de l'origine. Juifs d'Europe centrale et juifs d'Afrique du nord se fréquentent peu, même s'ils habitent les mêmes quartiers, voire les mêmes immeubles et ce sont surtout les juifs d'Europe centrale qui apparaissent étroitement liés entre eux.
Cette communauté sera à la fois dispersée et décimée par la guerre. Jean Laloum nous propose, en ce qui est la partie la plus neuve de l'ouvrage, un récit précis et détaillé de cette période. Celui-ci combine toujours le rappel et l'analyse de la législation et de la réglementation mise en place par le régime de Vichy, la description de l'appareil administratif chargé de l'appliquer, et du fonctionnement de celui-ci, et une étude de l'impact de ces mesures sur la vie et les attitudes de la population juive qui, passé le choc et la surprise des premiers temps se partage entre l'attente patiente de temps meilleurs pour les nombreuses victimes d'une illusion, entretenue avec soin par l'occupant qui se révélera souvent fatale, la fuite et pour quelques-uns, les plus jeunes souvent, l'entrée en résistance, qui se fait souvent par l'intermédiaire d'organisations d'obédience communiste.
L'organisation, le déroulement et l'impact des rafles sont ainsi soigneusement étudiés, de même, et c'est sans doute ce qui était le moins connu, que les mesures d'aryanisation de l'économie. Les biens juifs, recensés dès 1940, sont ainsi confiés à des administrateurs provisoires, nommés, à partir de 1941 par le CGQJ. Leur tâche est de préparer la vente de ces biens à des non juifs ou de liquider ceux-ci, afin d'éteindre les créances en cours. Les motivations et les origines de ceux-ci sont fort diverses. Si certains prétendent participer à une entreprise de redressement national, d'autres semblent surtout attirés par l'appât du gain, la fonction étant rémunérée et permettant aux plus malhonnêtes de disposer à leur guise des actifs de l'entreprise, quelques-uns enfin semblent bloquer sciemment le processus d'aryanisation, en s'efforçant de préserver les entreprises ou les biens dont ils ont la charge le plus longtemps possible.
Cette politique, qui aboutit de fait à la spoliation économique d'une large partie de la population juive, n'a pu, selon Jean Laloum, être aussi efficace que parce que, outre l'appareil administratif qui en fut chargé, dont les fonctionnaires paraissent appliquer sans état d'âme la législation de l'époque, de larges pans de la société y ont de fait prêté la main. La correspondance adressée au CGQJ lui permet ainsi de fournir moult exemples de dénonciations mais aussi de lettres de créanciers ou de concierges, plus soucieux sans doute de percevoir ce qui leur est du que des conséquences possibles de leur démarche, demandant au CGQJ l'adresse de l'administrateur provisoire responsable des biens de juifs dont ils fournissent les coordonnées, et que parfois l'appareil d'état n'avait pas encore repéré. Beaucoup aussi profitent de la liquidation des biens juifs, sans d'ailleurs nécessairement adhérer aux valeurs de la révolution nationale.
Jean Laloum propose aussi d'utiles mises au point sur la formation et le fonctionnement du CGQJ, et en particulier sur l'élaboration par ses experts de schèmes de classification destinés à permettre de reconnaître juifs et non juifs, l'influence de Georges Montandon étant en ce domaine particulièrement importante, ainsi que sur la mise en place de l'UGIF (Union générale des israélites de France), organisation suscitée par Vichy, dont la fonction, sous couvert d'aide sociale à la population juive, est de faciliter le repérage et le contrôle de ses membres. Elle est présente à Montreuil par le biais d'un foyer d'enfants juifs, minutieusement étudié, qui a pour vocation l'accueil des enfants juifs isolés, avant souvent que ceux-ci ne soient déportés.
L'ouvrage se termine par quelques chapitres consacrés à la période d'après guerre, qui, outre, un bilan de l'impact démographique des déportations, qui ont provoqué la disparition d'un quart environ de la population étudiée, soit d'une proportion comparable à celle enregistrée pour la France entière, étudie les efforts des rescapés confrontés à trois tâches prioritaires, la recherche des disparus, l'accueil des orphelins de guerre, et la reconquête de leurs biens.
Montreuil constitue pour cela un bon cadre d'observation puisque, grâce à la mobilisation de la population et au soutien des associations juives américaines, deux centres d'accueil pour jeunes juifs y sont ouverts peu après la guerre. Ceux-ci se veulent à la fois centre d'hébergement et d'éducation. Des juifs progressistes tentent d'y mettre en place, avec des succès inégaux, une éducation juive progressiste et laïque. Ils ne survivront pas cependant au durcissement de la guerre froide, les associations américaines retirant progressivement leur soutien aux organisations hébergeantes, jugées trop proche du parti communiste.
Obtenir la restitution des biens juifs ne sera pas non plus tâche aisée. Si une ordonnance du CFLN de novembre 1943 pose en principe la nullité des lois et règlements d'inspiration hitlérienne, donc de celles réglant l'aryanisation de l'économie, l'application des ces principes allait se révéler difficile et lente. Plusieurs raison y contribuent. Il est parfois malaisé de retrouver les ayants droits, et ceux-ci, dont certains sont dépourvus de titres de propriété peuvent avoir du mal à faire valoir leurs droits. Certains, enfin, effrayés par le coût et la lenteur des procédures à engager, peuvent renoncer à le faire. De plus, les services chargés de la restitution des biens juifs souffrent d'une insuffisance chronique de personnel. Enfin, les textes et décrets organisant la restitution des biens juifs ont multiplié les exceptions et les délais, pour "ne pas heurter de front et brutalement une communauté nationale dont une large frange avait pu bénéficier sous une forme ou sous une autre des répercussions ou des conséquences des lois et mesures prises à l'encontre des juifs [page 339]. De plus, même dans les cas les plus favorables, la réparation du préjudice commis n'est que partielle puisqu'aucune indemnité n'est prévue pour la perte des biens mobiliers, dispersés, ou confisqués par les allemands. Il faudra, pour que ces préjudices soient en partie compensés, attendre la loi Bug, de 1957 par laquelle la RFA institue un fonds destiné à l'indemnisation des victimes des spoliations nazies.
L'examen de cette période conduit Jean Laloum à proposer deux conclusions majeures. L'une que les témoins, qu'il distingue des bourreaux, furent singulièrement passifs et indifférents, voire pour certains, sans même que cela suppose une adhésion à l'antisémitisme officiel, objectivement complice de la politique menée alors, qu'ils en bénéficient, ou que leurs actes contribuent à son efficacité. Les actes de soutien ou d'aide aux victimes sont rares, ceux d'opposition active à cette politique plus encore.
De cette conclusion, qui fait de son texte une contribution au débat, loin d'être clos, sur la nature du régime de Vichy, il déduit que, si "près des trois quart des juifs échappèrent au dessin programmé par les nazis, c'est moins en raison de l'aide apportée par la société française, ou de la protection mise en place par les organisations de Résistance que des atouts nés du hasard et de la débrouillardise" [page] 346.
Cette analyse laisse assez voir que le livre de Jean Laloum est un livre utile, qui apporte, sur des phénomènes parfois peu connus encore, une riche moisson de données et de faits, au prix d'un travail de fourmi. C'est aussi un beau livre, au sens où on le dit parfois des livres d'art, doté d'une maquette luxueuse, qui offre à la multitude de photographies qui l'illustrent toute leur place, on regrettera cependant qu'un livre d'un tel volume, publié par un éditeur scientifique, ne propose qu'une bibliographie de deux pages, le reste de celle-ci étant dispersé dans les notes. C'est enfin un livre émouvant, parce qu'il narre une tragédie bien sûr, surtout peut-être parce nous percevons celle-ci au travers du destin d'individus, dont les noms, les destins, les visages souvent, les paroles ou les lettres parfois, nous sont connus.
Cependant, ce qui fait la beauté de ce livre est aussi ce qui rend son propos et le projet qui l'anime ambigu. Jean Laloum se veut en effet à la fois le mémorialiste et l'historien de ces Juifs de la banlieue parisienne. Il compare en effet son livre à ces "livres du souvenir, élaborés à partir des témoignages, photographies et documents rassemblées [par les survivants des villages russes ou polonais anéantis, qui constituent] en quelque sorte les héritages spirituels et culturels des communautés disparues". Il se propose également de faire oeuvre d'historien, s'inscrivant dans les débats de la discipline relatifs aux années noires, prolongeant les débats initiés par Michael R. Marrus et Robert O. Paxton (1)), voire dans un courant historiographique, qui à l'étude des structures préférerait celle des individus aux prises avec celles-ci, ce qui d'ailleurs n'a rien de blâmable.
Je ne suis cependant pas certain que l'on puisse sans dommage, en un même ouvrage, tenir les deux positions. Et ce parce que le rapport aux sources et le mode d'écriture de ces deux histoires ne me paraît pas de même nature. La tentation du mémorialiste est de rendre la parole aux personnages qu'il rencontre, ce que fait Jean Laloum quand il retranscrit de larges extraits d'entretiens, sans traiter leur propos comme des sources, c'est à dire sans le soumettre à l'analyse ou à la critique. Il arrive ainsi à Jean Laloum de nous proposer un extrait d'entretien long de 3 ou 4000 signes qui n'est ni précédé ni suivi d'une analyse (page 23). De plus, les sources proposées sont ici parfois traitées comme des reliques. C'est particulièrement flagrant dans le cas des quelques 1500 photographies recueillies par l'auteur, qui illustrent ce travail. Chacun des personnages y figurant est, au prix d'un travail de bénédictin, identifié. Jamais cependant elles ne sont exploitées comme source, au point que l'on a parfois plus l'impression, dans la première partie de l'ouvrage en particulier, de feuilleter un album de famille que de lire un ouvrage d'histoire. Et ce ne sont pas seulement les extraits d'entretiens et les photographies qui sont ainsi accumulées sans être exploités. Dans une certaine mesure, c'est aussi le cas de sources dont l'on supposerait volontiers que la charge émotionnelle est moindre, telles les listes nominatives de recensement, reproduites (page 29 et suivantes), sans faire l'objet d'une véritable analyse.
Si c'est là faire oeuvre de mémoire, ce n'est pas faire oeuvre d'Historien, si du moins, fidèles aux principes des fondateurs de la discipline, nous considérons que la particularité de celui-ci est d'interpréter les vestiges du passé et non seulement de les exhumer (2)) et entretenir la confusion entre les deux genres pose problème. En effet, si l'historien ne se distingue guère du collectionneur de souvenirs, ou du journaliste, alors on ne voit pas très bien ce qui pourrait justifier l'existence de l'histoire en tant que champs scientifique, ni la légitimité propre du discours de l'historien. L'exemple des pères fondateurs de la discipline, qui ne parviennent à arracher son autonomie qu'au prix d'une rupture avec ce que Marc Ferro nommait la conscience de l'Histoire, (3)) l'a assez montré.
Enfin si je n'ai guère la compétence permettant de discuter toutes les conclusions de l'ouvrage, qui se comprennent en référence à l'historiographie de la période de Vichy, certaines apparaissent discutables en raison des présupposés épistémologiques de l'auteur. C'est le cas en particulier de la proposition, déduite de ce constat que les Juifs qui ont survécu à la guerre ont souvent eu de la chance, qui veut que le nombre des survivants soit le produit du hasard et ne puisse être renvoyé aux particularités de l'insertion des juifs dans la société française. C'est là confondre plusieurs choses et d'abord la conscience que peut avoir l'individu des déterminants de son parcours et les déterminants sociaux de celui-ci. Le fait qu'un individu renvoie au hasard ou à la chance les péripéties de son destin ne veut en effet nullement dire que le chercheur ne puisse établir que les formes de celui-ci doivent beaucoup aux déterminants sociaux pesant sur lui. Alain Girard (4)) l'a établi avec force il y a déjà longtemps, en montrant que alors même que le nombre de conjoints possibles est pour chacun de nous extrêmement réduit, la plupart des individus interrogés conçoivent leur union comme le un produit du hasard ou d'un choix personnel.
D'autre part, c'est supposer que le destin d'un groupe n'est que la somme des parcours individuels de ses membres et que les mêmes facteurs peuvent rendre compte des deux. Or il me semble que depuis Durkheim (5)), nous savons que briser ce postulat pour traiter des faits sociaux comme des choses permet de rendre ceux-ci intelligibles et de bâtir un savoir sociologique.
Enfin, la même chose pourrait être dite de tous les phénomènes de même nature. Il y a, lorsqu'observé au niveau individuel une part de hasard dans chaque destin, que l'on examine la trajectoire géographique d'un individu, sa trajectoire sociale, son mariage, la composition de son cercle d'amis, voire ses engagements associatifs ou politiques. En conclure que l'on ne peut rien dire des faits sociaux que sont le mariage, l'engagement politique ou les trajectoires sociales, sinon qu'ils obéissent au hasard, revient à dire qu'il n'est pas de connaissance rationnelle possible de ceux-ci, et donc que les sciences sociales sont sans objet, tandis que l'Histoire ne peut être qu'une chronique, au mieux minutieuse et exacte, ce qui semble une conception bien restrictive de celle-ci.
Philippe Rygiel
rygielp@imaginet.fr