Philippe-E. Landau,
Les Juifs de France et la grande guerre.

CNRS Editions, 1999.

livre lu par Claudine Pierre, docteur en histoire

Janvier 2000.

Philippe-E. Landau présente ici un condensé de sa thèse soutenue en 1992. Son travail s'inscrit dans le contexte de recherches multiformes sur les juifs de France afin de mieux appréhender qui sont ces juifs auxquels le régime de Vichy décide d'imposer deux statuts fortement discriminatoires. Il s'appuie essentiellement sur les sources de la communauté juive (Alliance israélite universelle, Association consistoriale israélite de Paris, Consistoire central), sur un grand nombre de témoignages et secondairement sur des archives de police.

Son propos n'est pas d'analyser comment l'Etat français en vient à considérer comme parias une partie de sa population mais comment celle-ci agit pour ne pas subir une ségrégation qu'elle ne cesse de redouter.

La première guerre mondiale est un moment crucial dans l'histoire de l'intégration des juifs au sein de la nation française. Philippe Landau nous montre comment la volonté obstinée d'être pleinement français, les conduit à un patriotisme sans failles qui, sans toujours déboucher sur des comportements extrêmes, risque d'anéantir toute lucidité face au danger.

Son principal objet d'étude est l'israélitisme qu'il définit comme la synthèse, chez les juifs français entre foi républicaine et éventuellement foi religieuse en tout cas judaïsme. Cette problématique a quelque chose de stimulant pour les historiens ou les sociologues qui s'intéressent à la question de l'intégration des populations étrangères. A partir de quand est-on français mais aussi est-on considéré comme français et se sent-on français ? Est-il possible de combiner un attachement profond à la patrie française en conservant des traits culturels particuliers ?

L'attitude des juifs pendant la première guerre et le devenir de ces anciens combattants jusqu'à la deuxième guerre sont étudiés minutieusement par Philippe Landau à travers trois parties  :  d'abord, " l'expérience au front " puis " les combats à l'arrière ", enfin " la mémoire de l'israélitisme ". Il décrit une communauté hétérogène de 180 000 personnes qui partagent un profond attachement à la république qui les a émancipés par deux fois, en 1791 et 1870. Les juifs se sentent profondément redevables ; aussi la guerre leur apparaît-elle aussitôt comme " rédemptrice " puisqu'elle doit permettre de confirmer leur pleine appartenance à la France.

Partisans de l'Union sacrée considérée, non sans quelque amertume, comme le moyen d'effacer " l'Affaire " qui reste une blessure mal cicatrisée, les 16000 juifs français mobilisés sont prêts à se sacrifier pour la république. Des milliers de juifs d'Algérie dans les régiments de zouaves ainsi que 8500 juifs étrangers, à qui l'on promet la nationalité française, s'enrôlent pour défendre la France et partant leur propre cause.

L'Union sacrée atténue provisoirement l'antisémitisme, notamment au front, ainsi que les divergences idéologiques. Pourtant les volontaires étrangers et les légionnaires essuient nombre de vexations qui débouchent même sur une mutinerie en juin 1915 brutalement réprimée.

Si l'on excepte quelques juifs étrangers proches de l'internationalisme ou du bundisme - objet d'une forte surveillance - qui contesteront l'union sacrée, le patriotisme est puissant chez l'immense majorité des juifs et n'est pas exempt de chauvinisme et de forte germanophobie. On refuse toute idée de solidarité avec les juifs d'Allemagne, ou avec leurs frères alsaciens qui serviraient sous uniforme allemand, et l'on accuse la barbarie allemande d'être responsable de la guerre et même d'être l'inventrice de l'antisémitisme. De même le sionisme, soupçonné d'être une création allemande est rejeté au point que l'on préfère un Barrès à un Herzl ! A noter que les juifs allemands sont également patriotes. En revanche ceux-ci sont plus sensibles au sort des juifs polonais qui laisse les juifs français totalement indifférents, et savent rappeler que la France est alliée à l'Etat le plus antisémite alors, la Russie tsariste.

Les combattants juifs sont soutenus à l'arrière par le travail de la communauté qui ne cesse de glorifier le combat républicain et le sacrifice des siens. Des aumôniers sont désignés pour les aider à mourir. Les sermons rabbiniques mettent en avant la lutte " entre le bien et le mal " et associent habilement idéal religieux et idéal républicain, histoire du peuple juif et histoire de la nation française, mission de l'une et mission de l'autre pour le salut de l'humanité. La presse juive participe pleinement à ce combat en taisant soigneusement les sujets brûlants susceptibles de diviser la nation française, comme le sionisme ou l'antisémitisme et n'hésitant pas à se mobiliser contre le " boche ". Les intellectuels juifs s'engagent aussi tel Bergson qui parle de " lutte de la civilisation contre la Barbarie " tout en faisant l'éloge du génie français et est chargé en 1917 et 1918 d'aller convaincre les juifs américains de la justesse de la cause française, ou Durkheim qui démontre que l'Etat allemand est porteur de violence au détriment de toute morale civique. Ces intellectuels participent aussi aux oeuvres communautaires en faveur par exemple des orphelins israélites.

L'après guerre est cruel ; on compte les morts, les petites communautés de l'Est détruites, et l'on s'aperçoit que l'antisémitisme n'est pas mort  :  aussi faut-il redoubler d'effort pour convaincre du sacrifice des juifs en participant ouvertement aux manifestations patriotiques, d'autant que la foi religieuse s'estompe. Le travail de la mémoire commence par l'apposition de plaques dans les synagogues ou même la construction de monuments aux morts comme celui érigé dans la cour de la synagogue Victoire de Paris en 1923 ou celui édifié en face du cimetière national de Douaumont ; cette volonté de ne pas oublier et de faire connaître le sacrifice consenti, témoigne du paradoxe de l'israélitisme, partagé entre le souci universaliste et la nécessité de cultiver un certain particularisme. Très symptomatique de ce patriotisme est le devenir du sacrifice du grand rabbin Abraham Bloch tué en août 1914  :  cette histoire enjolivée et mythifiée ne sert pas seulement le patriotisme juif mais aussi les tenants d'un ultra patriotisme juif qui se développe face à l'orientation politique plutôt radicale de la majorité des juifs.

Contre un nationalisme rapidement antisémite mettant en doute l'engagement juif et assimilant bolchevisme et judaïsme,  la volonté d'affirmer l'assimilation réussie après l'épreuve de la guerre conduit certains juifs à penser que la dette contractée étant maintenant caduque, l'on peut s'agréger totalement aux groupements nationalistes, considérés comme les plus patriotes, tels les Croix-de-Feu. Entre 1932 et 1936, ceux-ci manifestent même dans la synagogue Victoire sur invitation du grand rabbin Jacob Kaplan. Ce choix provoque un clivage au sein de la communauté juive opposant les anciens engagés volontaires proches de la SFIO, ou de la LICA (fondée en 1928 par Bernard Lecache) et les ultra patriotes. L'expérience du Front Populaire et l'oeuvre de son leader Léon Blum divisent également les juifs qui peuvent craindre qu'elles engendrent un regain d'antisémitisme. Contre ces engagements de gauche, contre le danger communiste, des juifs ultra patriotes fondent en juin 1934 l'Union patriotique des Français israélites . Son fondateur, sans doute figure minoritaire du judaïsme français, l'avocat Edmond Bloch, admirateur du fascisme mussolinien, et membre des Croix de Feu, n'hésite pas à dénoncer les juifs étrangers porteurs de l'idéologie antipatriote bolchevique et de l'antisémitisme, sans jamais apercevoir le danger que représente le nazisme.

Ce travail présente certes les défauts des condensés de thèses, soit des redondances nombreuses comme les chapitres sur la presse, les sermons ou l'attitude des intellectuels pendant la guerre qui débouchent tous sur les mêmes conclusions, tandis que les introductions et conclusions systématiques au sein des parties ajoutent à ce caractère redondant. Mais la thèse n'en est que plus claire.

Il est émouvant de voir ces juifs de France s'évertuer, à travers l'israélitisme, à démontrer leur totale assimilation en multipliant les preuves de leur patriotisme, censé éteindre les raisons de l'antisémitisme. Mais il est terrible de constater que beaucoup d'israélites considèrent finalement que l'antisémitisme s'explique du fait d'une assimilation imparfaite et d'un impôt du sang jamais encore vraiment versé. A ce titre, la guerre fait d'eux de vrais Français. De même l'hésitation continuelle entre le besoin de se référer à leur communauté et celui de mettre par-dessus tout le patriotisme républicain est passionnant. Cela explique que ce patriotisme sera républicain, la république permettant au fond la liberté religieuse et l'assimilation.

Pourtant vouloir mettre l'accent sur les combattants et les anciens combattants à travers l'esprit ancien combattant laisse trop dans l'ombre ceux des juifs qui pour des raisons générationnelles n'ont pas fait la guerre et ceux qui participent comme nombreux autres Français au pacifisme, au " plus jamais ça ", ou qui se sont engagés à gauche. Ces comportements sont bien aussi le résultat du grand choc de la première guerre mondiale.

Il eût été suggestif d'avoir une idée de la représentativité de ces juifs engagés dans cette mouvance très patriotique - certes l'auteur nous indique le petit nombre des adhérents à l'UPFI - en étudiant par exemple si ces idées trouvent une expression électorale. On aurait mieux senti l'importance déterminante de la Grande Guerre dans leur comportement politique. N'apparaît-il pas au contraire que les juifs français ont une sensibilité politique globalement de gauche, peut-être plus marquée que celle de leurs contemporains. De même savoir plus nettement quelles sont les catégories sociales concernées par ces attitudes et établir une comparaison avec les comportements de l'ensemble des Français selon leur catégorie sociale aurait sans doute été instructif en relativisant peut-être l'ampleur de ce type d'engagement.

Landau renvoie dos à dos tous les choix politiques des juifs, qu'ils s'engagent vigoureusement dans la LICA, ou timidement dans un " comité de documentation et de vigilance ", ou qu'ils témoignent d'un tel patriotisme qu'ils croient une alliance politique possible avec les antisémites. Tous ont cru que l'importance du sacrifice les exonèrerait du soupçon de n'être pas de bons Français. Mais est-ce le cas de tous, de s'inquiéter du degré de leu intégration ? Le retour de l'antisémitisme n'est-il pas plus inquiétant ? Tous ont-ils été aussi peu lucides face au nazisme ? Landau néglige sans doute trop ceux qui ont fait preuve de plus de vigilance ou qui ont été, comme d'autres Français, s'empêtrer dans l'ultra-pacifisme.

Mais, fait terrible, nombreux ont cru qu'être juif n'était plus stigmatisant ; aussi ont-ils pu réagir comme tous les Français.

Vichy leur rappelle à tous qu'ils sont juifs, - ils demeurent pourtant pour l'essentiel respectueux de la légalité même si elle n'est plus républicaine et justifie leur mise à l'écart ; l'aveuglement de ceux qui étalent leurs décorations, rappellent leurs titres de guerre et participent encore aux manifestations patriotiques organisées par Vichy, persuadés d'être ainsi protégés de l'antisémitisme d'Etat et de la ségrégation a quelque chose de terriblement émouvant. Cependant le double statut des juifs est vécu comme un cataclysme, la preuve que les démons antisémites révélés lors de " l'Affaire " et assoupis pendant la Grande Guerre sont toujours prêts à resurgir.

Cette histoire me paraît propre à nourrir la réflexion sur les questions de l'intégration et de l'assimilation des étrangers en France.

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