Fabienne Le Houérou
Migrants forcés éthiopiens et érythréens en Égypte
et au Soudan. Passagers d’un monde à l’autre
Paris, l’Harmattan, 2004, 201 pages + cartes, 17,5 Euros
Livre lu par Philippe Rygiel
Mars 2005
Fabienne Le Houérou rend compte par ce volume de plusieurs années de recherches consacrées aux populations originaires d'Éthiopie et d'Érythrée qui, victimes de migrations forcées se trouvent aujourd'hui au Soudan ou en Égypte. Son travail, construit à partir de plusieurs terrains d'observation, est parcouru par plusieurs fils. Pour les terrains, trois sont ici essentiels. Les migrants abyssins sont d'abord observés au Caire. La ville est pour les quelques centaines d'entre eux qui y séjournent vécue comme un lieu de transit. Ils y attendent, y espèrent, l'obtention d'un statut de réfugié, visa pour l'occident. Le second terrain est la ville de Khartoum au Soudan, ou plutôt un de ses quartiers. Nous changeons en effet d'échelle quand nous descendons le Nil. Il ne s'agit plus ici d'aller à la rencontre de quelques centaines d'individus, mais de centaines de milliers de réfugiés - les autorités soudanaises comptabilisent 900 000 réfugiés, sans compter les quelque 4 millions de Soudanais déplacés par les conflits internes au Soudan -, dont une large proportion est présente depuis longtemps et urbaine. Le choix de Fabienne Le Houérou s'est porté sur un quartier de Khartoum, proche du souk el-Deim, « centre névralgique et lieu de tous les échanges pour cette communauté, marché et chef-lieu de tous les trafics en provenance de l'Abyssinie » (page 209)). Les Abyssins y sont nombreux et la vie sociale y est intense. Les camps de réfugiés de la région de Kassala-Gédaref fournissent le dernier terrain de l'anthropologue. Quelque 8 000 hommes et femmes y pourrissaient en 2002, privés d'eau et d'assistance, après que la communauté internationale, prenant acte des changements politiques survenus en Érythrée et en Éthiopie ait décidé de retirer à ceux-ci le statut de réfugié.
L'exploration successive
de chacun de ces terrains fournit à ce livre sa trame, mais ce sont
quelques thèmes et questions, souvent repris, qui en définissent
les motifs. L'une touche aux pratiques même de l'anthropologue/historien.
Fabienne le Houérou est extrêmement soucieuse de définir
sa pratique et de la justifier. Celle-ci, qui combine observation, interaction
avec les individus, questionnaires, usage d'archives et participation active
aux opération de secours et d'aide aux migrants forcés, sera
apparentée, selon les appartenances du lecteur, à la recherche-action,
ou à l'observation participante, habillée de neuf théorique
par les chercheurs anglo-saxons des Forced Migration Studies. S'il n'est
pas forcément besoin de passer autant de temps que le fait Fabienne
le Houérou à en prouver la validité, de telles approches
ont déjà, et depuis longtemps, fait de beaux enfants à
l'anthropologie, elle soulève cependant une véritable et difficile
question quand elle se demande quelles sont, ou quelles devraient être
les spécificités d'une approche de populations en extrême
dénuement ou en extrême souffrance, et on ne pourra sur ce
point la lire sans intérêt ni émotion.
Le second fil qui guide ici l'historienne/antrhopologue est le rapport à
l'histoire des populations déplacées. Le thème est
cher à l'auteur, il est à l'origine de ses premiers travaux
consacrés aux colons Italiens « ensablés en Éthiopie
». Le principe en est la conviction que le départ conduit à
des réaménagements de la mémoire personnelle et des
mémoires sociales, et en particulier nationales, dont l'individu
est porteur - selon des modalités qui ont à voir avec les
conditions concrètes de la vie en exil - et la motivation, pas toujours
explicitée, que ces transformations pèsent fortement sur les
structures des représentations des acteurs et partant sur leurs décisions.
Fabienne Le Houérou tend ainsi à lier le refus de beaucoup
d'Abyssins de rentrer en Éthiopie ou en Érythrée, alors
que gouvernements et communauté internationale les y invitent, au
fait que leur horloge nationale interne s'est arrêtée au moment
de leur départ et des traumatismes vécus alors, et que les
inciter à rentrer revient en fait à leur proposer de revivre
ces traumatismes. On permettra au lecteur de considérer que ce n'est
pas lorsqu'il aborde ce terrain que l'ouvrage est le plus convaincant. Nous
sommes prêts à admettre que la migration, et en particulier
la migration forcée, conduit à des réorganisations
spécifiques du souvenir et des mémoires collectives - d'assez
nombreux exemples corroborent sur ce point les travaux de F. Le Houérou
-, et nous ne pouvons que supposer que cela colore la perception du présent
et donc les choix, cependant, il nous semble que l'auteur, dans certaines
de ses formulations du moins, ne résiste pas toujours à la
tentation de faire de ce constat un principe explicatif premier, sans toujours
convaincre. Il nous paraît en particulier, et l'auteur elle même
le note, que la méfiance avec laquelle les nomades laissés
dans les camps du Soudan accueillent les propositions de retour, n'est pas
si surprenante qu'il faille chercher un puissant mécanisme caché
qui l'explique. La proposition qui leur est faite est après tout
de regagner un pays, l'Érythrée en l'occurrence, contrôlé
par leurs ennemis politiques et ethniques, dont la conversion au pluralisme
et à la démocratie est pour le moins récente, voire
douteuse, toujours au bord d'une guerre avec l'Éthiopie voisine,
alors que le pays est menacé par une grave crise alimentaire.
Fabienne le Houérou est plus convaincante quand, évoquant
ces mêmes populations elle écrit que la catégorie juridique
de réfugié est une catégorie abstraite que le vivant
déborde de toute part. Elle montre, après d'autres - mais
la démonstration vaut par la précision et le nombre des exemples
- d'une part que les définitions mises en œuvre ne peuvent avoir
de sens pour les migrants eux-mêmes, ni pour le sociologue qui peut
reconnaître aux éléments de définition retenus
valeur de variable permettant une décomposition analytique des facteurs
de déplacement, mais qui ne peut sur cette base classer des parcours
ou des individus. De cela découle la perméabilité des
frontières juridiques entre réfugiés et autres migrants,
un changement, même mineur, de procédure, l'identité
des acteurs chargés de l'administration de la procédure suffisent
à modifier sensiblement le taux de reconnaissance des demandes. Cela
ne conduit pas cependant à considérer que le classement ainsi
opéré est de l'ordre du contingent. Il a des effets, forts,
non seulement sur le statut des individus et leurs possibilités d'action
mais aussi sur la structure même de leur personnalité, effets
qui sont là encore, et c'est l'une des forces de l'ouvrage que de
parvenir à le mettre en valeur du fait de la diversité des
terrains d'enquête, modulés selon les parcours et les conditions
de séjour en exil. En ce sens, même si l’auteur ne le
formule pas en ces termes, la désignation juridique change l'être
même de celui qui est ainsi reconnu.
Le dernier motif qui traverse le volume est le souci de comprendre le nombre,
gigantesque, des réfugiés que produit, et qu'abrite, la corne
de l'Afrique. La question en fait se décompose en deux tronçons,
pourquoi autant, et pourquoi autant aujourd'hui. Fabienne le Houérou
montre, de façon convaincante, que la production des réfugiés
renvoie à la fois, les deux phénomènes étant
eux-mêmes liés et se renforçant l'un l'autre, à
la fragilité des systèmes politiques en place et aux chroniques
difficultés économiques de la région. La vie politique
semble pouvoir ici se résumer à de violentes luttes entre
factions rivales, dont les différends peuvent s'exprimer concurremment
en termes politiques, ethniques, et socio-économiques, les trois
se redoublant souvent, pour le contrôle de ressources et de villes,
devenues centres de pouvoir et de richesses, extrêmement fragiles.
Sans que l'on puisse savoir si cela est au principe de la violence, de telles
luttes débouchent sur la confiscation de toutes les ressources par
le clan vainqueur, les vaincus étant condamné à l'exil,
tant parce qu'il en va souvent de leur vie, que parce que leurs appartenances
les écartent de l'accès aux terres, au marché du travail,
ou aux maigres ressources dispensées par les états. La loi
d'airain, en matière économique comme en matière politique,
est ici « Malheur aux vaincus ». Et poursuit l'auteur, contrairement
à ce qu'écrivent certains, une telle situation n'est pas nouvelle,
famines, guerres et déplacements massifs de population sont endémiques
dans la région depuis des siècles. S'ils apparaissent tels,
ce n'est pas dit-elle, un produit de la mondialisation ou de la domination
capitaliste, mais celui d'un changement des normes juridiques et politiques.
Les instances internationales, comme les États de la région,
tout à la fois héritiers des découpages coloniaux et
États-Nations en constitution, partagent le souci de contrôler,
et donc de comptabiliser, les déplacements des plus pauvres et particulièrement
des nomades, et la vision d'une humanité découpée en
groupes nationaux qui transforme en réfugiés les populations
nomades qui traversent une frontière pour éviter une famine
ou une guerre, en suivant des routes séculaires. L'idée ne
manque pas de force et de pertinence. Elle écarte cependant, plus
qu'elle ne résout, une question que nous n'avons probablement pas
les moyens archivistiques d'aborder, qui est celle des éventuels
changements dans l'intensité et les directions de ces mouvements
au cours de la période récente.
Le parcours présenté ici est donc riche, même si l'écriture de celui-ci, plus enroulée que linéaire, et une édition très rapide du manuscrit, en particulier de ses notes, n'en facilite pas toujours la pleine compréhension. Plusieurs publics pourront en tirer profit. Il sera utile à tous ceux bien sûr qui étudient migrations forcées et refuges, qu'ils s'intéressent au très contemporain ou les appréhendent dans une perspective historique. Les spécialistes d'Afrique orientale trouveront ici également matière à réflexion. Enfin, il comporte nombre d'éléments plus particulièrement destinés aux travailleurs de l'aide et de l'urgence, qui trouveront là à la fois l'écho de certaines de leurs préoccupations et une porte d'entrée vers des textes et des référents anglo-saxons pas toujours connus du public francophone.