Manuel Charpy, Souley Hassane
Lettres d’émigrés, Africains d’ici et d’ailleurs
1960-1995
Nicolas Philippe, 2004, 254 p
Livre lu par Fabienne Le Houérou, Institut des Etudes Africaines, Aix-en-Provence
Janvier 2005
La réunion de ces lettres d’émigrés
et leurs interprétations forment un beau travail d’historien.
D’abord parce qu’il fabrique ses axes de réflexion sur
un matériau authentique : des lettres d’émigrés.
La démarche n’est bien sûr pas tout à fait nouvelle :
rappelons-nous des travaux de l’école de Chicago et du travail
remarquable sur les lettres d’immigrés polonais aux USA de
Wladek Wisznieski en 1919. Ce qui est innovant c’est d’avoir
recueilli des archives plurielles (institutionnelles) et privées
de familles béninoises et nigériennes.
Cet ouvrage repose donc sur un corpus de textes présenté de
manière chronologique des années 1960 à 1995 dans des
cadres de pensées qui sont réellement ceux de l’histoire
contemporaine. C’est à dire avec une boîte à outils
de concepts liés aux questionnements sur la durée.
Les lettres évoquent
des contextes migratoires variés allant des années 70 aux
années 90. Cet effort de contextualisation nous apparaît comme
un des points les plus forts de cet ouvrage.
Par ailleurs il semble également traduire un courant nouveau de l’historiographie,
un courant qui concède aux migrants de la migration (migrants volontaires,
intellectuels, étudiants) la possibilité de penser leur
propre migration. Soulignons l’originalité de cette écriture
« à deux têtes » associant un professeur
de philosophie nigérien avec un professeur d’histoire et l’intérêt
pour les africanistes de ces regards croisés.
Les thématiques abordées ne sont cependant pas nouvelles dans
la littérature « grise » il est question de
-la demande spirituelle (religieuse ou magique) du migrant comme réponse
à un désarroi ;
-la migration n’est pas le fait des plus pauvres mais bel et bien
le projet de ceux qui peuvent se lancer dans des prêts pour financer
leurs voyages. Les lettres traduisent des constants soucis d’argent
et de remboursement. Le souci de la dette tend une nouvelle fois à
prouver la nature collective de l’émigration. Le chapitre IV :
« la dette » aurait pu s’écrire dans
le prolongement des chapitre du chapitre II qui évoque les
mêmes questions.
-l’absence d’expression quant au regard sur la société
que l’émigré découvre, l’absence de jugement,
le silence
-l’usage de la photo en Afrique (dans son abondance de signes extérieurs
de richesse) versus l’usage de la photo en immigration volontairement
pauvre en signes de réussites.
-le projet de maison au pays comme promesse d’un retour : les
maisons vides, l’absence d’épargne dans le pays d’émigration..
-le corps malade, le recours au religieux. Le corps blessé
menace le projet d’émigration. Le corps comme enregistrement
des crises de l’émigration
-la solitude, l’absence de femmes, l’annonce en mariage par
lettre avec cet aveu savoureux: « Je ne veux pas de parisiennes
elles sont trop compliquées pour les Africains »(p.134).
Les mariages transatlantiques, les courriers sous forme de vidéos.
-La mort,
Les interprétations fidèles aux sources (c’est
là encore une spécificité de l’analyse historique)
reprennent des sujets récurrents dans l’analyse des phénomènes
migratoires. On ne peut s’empêcher de penser aux thèmes
développés dans les travaux sur les Comoriens de Marseille
mais également à d’autres ouvrages concernant d’autres
flux et d’autres horizons. Les migrations Sud- Sud de Subsahariens
dans le monde arabe présentent des formes de souffrance et de douleur
analogues à celles qui sont finement observées par Manuel
Charpy et Souley Hassane. L’exil forcé ou volontaire fabrique
des productions sociales qui tendent à s’uniformiser et les
observations dans des régions du globe, pourtant fortement contrastées,
présentent de troublantes analogies. Les observations recoupent ceux
d’autres chantiers de manière si évidente que l’on
serait tenté de rappeler ce que Victor-Hugo avait dit sur l’exil :
« tous les coins de la terre se valent ». Cette observation
sur les caractères universels des migrations forcées ou volontaires
devraient nous inciter à mener des études comparatives
afin d’échapper aux visions communautaires et locales. Cesser,
peut-être, de penser la migration comme le flux de telle ou telle
communauté mais réfléchir sur les contraintes des mouvements
en ayant une approche comparatiste de ces mouvements.
La problématique de la langue d’exil me semble toutefois absente dans cette étude. C’est en français que ces Africains communiquent avec leurs proches. Ils confient leurs états d’âmes les plus intimes dans une langue qui leur est étrangère : le français. Tant l’écrit demeure celui du colonisateur et maintient de ce fait une forme de domination culturelle dans le temps. Confirmant la validité des thèses de A. Sayad et de son modèle (construit à partir du phénomène algérien) sur les liens entre colonisation et migration dans un continuum inversé. Ce corpus de textes écrit dans une langue imaginaire et imaginée traduit de façon poignante l’étrangeté à soi et à sa propre culture qu’impose la logique coloniale à travers la langue. Plus loin encore, ce français des Africains est également une langue re-inventée qui grâce à la migration s’est enrichie de couleurs nouvelles. Cette invention linguistique tend également à montrer que le concept d’imagination développé par Appadurai (1996) est un outil heuristique dans l’étude des migrations afin de sortir des « souffrances de l’immigré » et d’une vision misérabiliste qui enferme l’objet migration/immigration dans une sociologie de la « pauvreté ».