Anna Mandilara,
The Greek Business Community in Marseille, 1816-1900 :
Individual and Network Strategies
398 pages, thèse inédite soutenue à l'Université Européenne de Florence, novembre 1998.
Livre lu par Erato Paris
Juin 2000
Nos lecteurs seront certainement intéressés d'apprendre l'existence de la thèse d'Anna Mandilara sur les entrepreneurs grecs de Marseille entre 1816 et 1900. En débordant les limites chronologiques du livre de Pierre Echinard, Grecs et Philhellènes à Marseille, de la Révolution française à l'indépendance de la Grèce (1793- 1830), l'auteur nous éclaire sur la dynamique économique, commerciale et financière de cette communauté active de Marseille dans le courant du XIXe siècle. Écrite en anglais, dans une langue claire mais quelque peu technique, la thèse de Mandilara mérite donc le détour.
Pour étudier son sujet, l'auteur définit trois périodes historiques : une qui précède l'année 1815, une autre qui va de la fin des guerres napoléoniennes à la fin de la guerre de Crimée, et enfin la dernière qui couvre le reste du siècle. Selon Mandilara, et les documents le montrent, les Grecs s'installent dans la ville de Marseille entre 1816 et 1825. Les raisons sont multiples : la guerre d'indépendance de la Grèce de 1821 et les nombreux bouleversements qui s'en suivent aux niveaux social, politique et économique; les massacres de Chio de 1822, qui obligent plusieurs familles commerçantes à fuir et à chercher un nouveau foyer pour leurs activités dans cette ville port; enfin, mais capitales, les guerres napoléoniennes (1801- 1815) avec leurs conséquences catastrophiques pour le commerce méditerranéen de Marseille, ont donné aux Grecs une chance en or de pénétrer ce marché occidental et de prendre en main une partie du négoce intermédiaire maritime, entre l'Ouest et le Levant, jusqu'à Odessa en Mer Noire.
Avec raison, l'auteur précise que les immigrants appartenaient déjà à de puissants réseaux d'affaires familiaux constitués de longue date. "During the period 1816-1836, explique l'auteur, the settlement of Greeks in Marseille formed a small merchant community (400 persons in 1825). "It was made up of Greeks who came mainly from big commercial centres like Constantinople or Smyrna or from those Aegian islands which had developed, in the eighteenth century, an important commercial activity. Therefore, [...] migrants already belonged to a business network with sufficient capital and know-how" (pages 15-16). Leurs maisons de commerce, fondées sur des liens familiaux très forts, s'établissent donc à Marseille avec des filiales à Smyrne, Constantinople, ou Londres. Parmi les familles les plus puissantes, signalons les Rodocanachi, Ralli, Schilizzi, Argenti etc.
Comme on pouvait s'y attendre, les Grecs se concentrent avant tout sur le commerce du blé, depuis la Mer Noire jusqu'en Europe. Ils contrôlent à un tel point les importations de blé à Marseille, qu'ils furent vite considérés comme "les rois du blé" (page 213). Un exemple éclatant de cette communauté florissante : la maison Zafiropoulo et Zarifi, dite la maison Z/Z, qui, fondée en 1852 et vouée à l'importation de blé d'Odessa, devient une des plus prospères maisons du commerce marseillais. Outre Marseille, la maison Z/Z implante des agences à Constantinople (son siège principal), à Londres, à Odessa et à Trieste.
Les années allant de 1860 jusqu'à la fin du siècle constituent la période que Mandilara définit comme celle du déclin, qui est aussi celle de l'adaptation des plus importants entrepreneurs grecs à la nouvelle donne économique : "Despite their success, the commercial practices of the Greek merchants reached their limits : new conditions in the producing areas (the extended use of telegraph, big steam-shipping companies, trains) called for a new organization of trade. Old competitors penetrated the markets. They were backed by European capital, so as to make the Greeks' traditional expertise obsolete or unprofitable" (pages 243-244). Pour relever le défi, les plus riches et les plus dynamiques se convertissent aux opérations bancaires et aux finances. L'auteur rapporte ici (parmi d'autres) trois exemples de reconversion économique. Pour compenser les pertes subies par le déclin du commerce du blé, Pericles Zarifi réoriente sa maison vers l'industie et la finance, contribuant ainsi puissamment à l'essor de Marseille. Paul Rodocanachi est introduit parmi les dirigeants de la Banque de France. Enfin, à la même époque, la Société marseillaise, avec un capital de 60 millions de francs en 1880, prend Etienne Zafiropoulo comme membre de son bureau de direction. Mais, au total, pour Mandilara, le tournant du siècle marque la fin de l'âge d'or des négociants grecs de Marseille, puisque leurs affaires, et la conjoncture internationale, les ont appelés ailleurs.
Malgré l'intérêt évident de cette thèse, celle-ci appelle quelques critiques.
Jusqu'aux années 1830, l'auteur s'appuie abondamment sur des sources de deuxième main, et notamment sur le livre clef de P. Echinard. Les archives ou les journaux de l'époque sont peu exploités. Son originalité et sa force résident dans la période allant des années 1850 jusqu'à la fin du XIXe siècle.
D'autre part elle reste strictement dans le domaine économique, et les quelques pages consacrées à la culture et à la vie sociale de cette communauté auraient gagné à être davantage approfondies.
Deux aspects importants de la vie de la communauté grecque de Marseille sont ainsi laissés dans l'ombre. D'abord la question du nationalisme grec du XIXe siècle, la Grande Idée, qui, à partir des années 1850 et 1860 et jusqu'en 1922, enflamme une bonne partie de la diaspora grecque : la Grande Idée qui, mêlant les souvenirs historiques du passé grec de l'époque classique, hellénistique et byzantine, aspire au retour du tout jeune royaume grec aux frontières géographiques de la "Grande Hellade" : les territoires peuplés par les Grecs, maintenus sous la domination ottomane, et l'ensemble des terres où avait rayonné autrefois la civilisation grecque. L'auteur y consacre un paragraphe, en tout et pour tout, où nous apprenons, sans preuve aucune si ce n'est une (autre) source de deuxième main, que l'idéologie nationaliste n'était pas aussi importante à Marseille qu'en Égypte ou à Constantinople (page 10) alors que notre recherche actuelle, sur les Grecs de Marseille, est en train de prouver exactement le contraire. De même, évoquant à l'aide d'une source de seconde main les fêtes du 25ème centenaire de la fondation de la colonie hellénique : Massalia, l'auteur manque une occasion de montrer l'importance de cet événement, s'efforçant, une fois encore à travers une citation, de montrer une culture "cosmopolite" et un sentiment d'appartenance des Grecs à la ville de Marseille. Peut-être, mais le sujet est beaucoup plus complexe. Une complexité qui aurait pu être éclairée si Mandilara avait décidé de consulter les journaux de l'époque qui couvraient abondamment le sujet, et avant tout Le Sémaphore de Marseille , ou le discours sur "l'influence de l'esprit hellénique dans l'Occident" de l'Archimandrite Grégoire Zigavinos, de l'Église orthodoxe de Marseille.
Mais on l'a dit et on le répète : le livre d'Anna Mandilara mérite d'être consulté. En élargissant sa recherche sur la presque totalité du XIXe siècle, et en utilisant, et ce pour la première fois, les archives commerciales de la famille Petrocochino (l'une des plus puissantes de Marseille), les archives historiques de la Banque de France et celles de la Banque Nationale de Grèce, elle nous apporte quelques informations précieuses et inédites sur les activités commerciales, industrielles ou financières des Grecs de cette ville port.
Erato Paris
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