Fournier (Pierre), Mazella (Sylvie) (Dir.)
Marseille, entre ville et ports. Les destins de la rue de la République,
Paris, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2004, (314 p.)
Livre lu par Alexandre Mathieu-Fritz
Septembre 2005
Située au cœur d’une ville qui occupe une place unique au sein du paysage urbain français et de son histoire, la rue de la République à Marseille constitue, pour les sciences sociales, un objet d’analyse tout à fait original, parce qu’il est à la fois très « local » et peut être conçu, de façon plus large, comme une sorte d’analyseur des mutations urbaines contemporaines. Les « destins » de cette rue envisagés par les auteurs sont ceux de ses résidents, marchands et travailleurs, qui se caractérisent par des parcours sociaux et des aspirations particuliers, par delà ceux de la rue elle-même, saisie comme espace urbain. Pour rendre compte de ces « destins » et de leurs croisements, tous les contributeurs de l’ouvrage, qu’ils soient sociologues, politistes ou anthropologues, s’inspirent de la démarche ethnographique, ainsi que de la microhistoire italienne, qui impose « de contextualiser une réalité considérée comme feuilletée, prise dans la coexistence de temps sociaux, institutionnels, collectifs et individuels, dans l’enchâssement d’échelles spatiales plus ou moins larges » (p. 12). La tâche est d’envergure car les temporalités identifiées par les auteurs sont multiples et hétérogènes : celle du cadre bâti, haussmannien, est longue, celle des politiques urbaines, plutôt « désarticulée », celle des vagues migratoires, cyclique, celle des parcours individuels au cœur de la ville, plutôt courte, etc. L’objectif de l’ouvrage est de décrypter, à la lumière de ces différentes temporalités, les rapports sociaux passés et présents au sein de cet espace particulier, c’est-à-dire aussi les rapports sociaux à l’espace et à ses contraintes, et ceux qui ont contribué (et contribuent encore) à en modifier sensiblement, et de façon plus ou moins durable, les principaux aspects.
Sur le plan méthodologique,
l’analyse repose sur l’exploitation d’archives et sur
une enquête ethnographique réalisée auprès d’habitants
de la rue. Les auteurs ont consulté notamment les recensements généraux
de la population, ainsi que les baux locatifs de la Société
immobilière marseillaise qui gère 80 % du parc immobilier,
un annuaire de notabilité locale, des archives de services fiscaux,
d’agences de travail intérimaire, de bureaux de vote, etc.
L’enquête repose également sur des récits de vie
et sur l’observation des interactions sociales se tenant au sein de
la rue de la République ; certains auteurs de l’ouvrage y ont
même résidé temporairement.
La première partie de l’ouvrage vise à saisir, d’un
point de vue sociohistorique, la dynamique urbaine de la rue dans sa dimension
politique en l’envisageant comme objet de politiques urbaines. Celles-ci
s'y révèlent comme la résultante d’un jeu d’acteurs
collectifs (Etat, mairie, investisseurs privés, propriétaires
fonciers, comités d’intérêt de quartier (C.I.Q.),
etc.) tissant entre eux des liens de nature complexe. La rue de la République
– anciennement appelée rue Impériale – a été
construite sous le Second Empire, entre 1862 et 1867, au moment où
la ville de Marseille connaît une importante croissance de sa population.
Percée dans les vieux quartiers du centre historique et populaire
afin de mieux relier la ville à ses ports, elle répond à
un mode de réaménagement urbain amorcé, au sein de
la capitale, par le préfet Haussmann. Malgré la qualité
du cadre bâti, la Compagnie immobilière, alors propriétaire,
peine à vendre, puis à louer les appartements ; la totalité
du parc de la rue de la République n'est occupé qu’en
1880. Cet échec financier s’explique principalement par le
déphasage entre les anticipations des spéculateurs et les
attentes de la population, qui préfère s’installer dans
d’autres parties de la ville. Un siècle et demi plus tard,
un vaste projet de réaménagement urbain piloté par
l’établissement public Euroméditerranée (EPAEM)
– créé officiellement en 1995 –, qui englobe une
dizaine de quartiers, concerne à nouveau la rue de la République.
L’étude effectuée au début des années
2000 par l’EPAEM révèle, pour cette zone, d’importants
taux de vétusté (de 30 % à 50 %) et de vacance (de
16 % à 33 %). L’objectif de cet établissement public,
qui est aujourd’hui partiellement atteint, est de « redynamiser
l’économie locale en diversifiant les activités portuaires
et en attirant sur le site des entreprises du secteur tertiaire, de réhabiliter
les quartiers anciens en y assurant une plus grande mixité sociale
(…) Il s’agit aussi de redonner à certains quartiers
une centralité sociale en privilégiant les fonctions d’habitat
et d’animation urbaine » (p. 40). La mise en œuvre de ce
projet de réaménagement révèle l’exiguïté
de l’espace de décision revenant concrètement à
l’Etat, qui se contente, bien souvent, de garantir les liens de confiance
tissés entre les principaux investisseurs ; elle met en évidence
également les pesanteurs exogènes liées à la
dynamique du monde des affaires (concurrence, santé économique
du groupe, etc.).
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à
une analyse de la transformation du peuplement de la rue. Cette analyse
bat notamment en brèche l’idée d’un âge
d’or de la rue de la République (qui aurait concentré
des résidents seulement aisés) et, du même coup, réinterroge
celle de son déclin. Pour rendre compte de la morphologie sociale
de la rue, les auteurs prennent en considération les parcours sociaux
empruntés et l’univers symbolique des différents groupes
qui, historiquement, ont peuplé la rue. Ils montrent comment les
habitants ou commerçants de la rue de la République, aujourd’hui
comme hier, lui confèrent un caractère prestigieux en mobilisant
des ressources de natures diverses. Les stratégies de distinction
ne se fondent pas exclusivement sur la position sociale occupée objectivement
; elles reposent également sur les représentations que les
uns se font des autres. A cet égard, une des stratégies classiques
consiste à rejeter les nouveaux arrivants, qui contribueraient, par
leur seule présence, au déclin de la rue. Dans le même
temps, habiter cette rue revient, pour des individus appartenant aux milieux
populaires, à échapper aux quartiers (réputés)
pauvres de la ville, le caractère bourgeois du cadre bâti leur
procurant un des attributs de la réussite sociale. Cette ambivalence
des caractéristiques sociales de la rue de la République semble
constituer une sorte d’exception face à certains acquis de
la sociologie. Habituellement, la segmentation des aires d’habitation,
que l’on peut appréhender sous l’angle des caractéristiques
d’un cadre bâti variables d’un espace à l’autre,
recoupe assez largement une segmentation sociale ; les bourgeois habitent
« les beaux quartiers » et les individus de condition plus modeste
logent dans les zones d’habitation des classes moyennes ou populaires.
La rue de la République se caractérise, quant à elle,
par une présence populaire importante dans un cadre bâti bourgeois,
ce qui est, au premier abord, pour le moins étonnant. Par ailleurs,
cette rue est (et a été) l’objet de politiques de réaménagement
urbain d’envergure – dont la plus récente vise implicitement
à lui donner davantage d’homogénéité en
tentant d’attirer une population nouvelle plus aisée. Aujourd’hui,
la rue de la République ne se caractérise pas par une réelle
homogénéité sociale, loin s’en faut ; les membres
des couches sociales populaires côtoient des individus appartenant
à la petite et à la moyenne bourgeoisies, qui y habitent et/ou
y exercent leur profession – à l’instar des petits commerçants
et des professionnels de santé.
La troisième partie de l’ouvrage porte sur les différentes
activités professionnelles ou commerciales de la rue de la République.
Dans un apparent désordre, cafés, snacks, agences de travail
intérimaire, magasins de vêtement bon marché, commerces
de proximité et/ou ethniques côtoient cabinets médicaux,
laboratoires d’analyse, banques, associations et sièges de
partis politiques. Se trouvent aussi, dans cet entrelacs, des magasins ayant
baissé définitivement leur rideau et des devantures dégradées
servant d’espace d’affichage. Cet abandon relatif des anciens
espaces commerciaux témoigne des transformations plus générales
ayant affecté la ville – comme le déclin de l’activité
industrialo-portuaire dans les années 1960 et l’essor de la
grande distribution dans la décennie suivante. Ceux qui, parmi les
commerçants, véhiculent le discours sur l’âge
d’or sont, le plus souvent, les représentants du commerce traditionnel,
qui a subi de plein fouet ces bouleversements ; ils sont donc, très
logiquement, les porteurs du discours sur le déclin de la rue de
la République ; les plus jeunes commerçants affichent, quant
à eux, une certaine confiance dans le projet de réaménagement
en cours – même si le volet concernant les commerces est pour
l’instant en attente. L’analyse montre bien également
comment le développement de l’activité commerciale est
indissociable d’une volonté d’ascension sociale ou d’intégration
au sein du cercle des notables communautaires locaux.
Enfin, la dernière partie de l’ouvrage traite de la circulation
sur les trottoirs liée aux activités qui ont pour siège
la rue, comme la restauration rapide, les cafés ou la prostitution.
Toutes ces activités sont envisagées comme autant de produits
de son hétérogénéité sociale. La prostitution,
au début du XXe siècle, n'y prend pas la forme traditionnelle,
visible, qu'elle a dans le « quartier réservé »
voisin, mais des formes plus discrètes dans les bars à marins,
voire à l’abri des « maisons de rendez-vous » pour
une clientèle plus élevée socialement. De la même
façon, l’organisation des snacks égyptiens présente
un double visage : ils témoignent du souci de leurs gérants
de s’ouvrir à la société locale, tout en ménageant
une forme d’attachement à leur clientèle populaire issue
de l’immigration. D’un point de vue général, l’analyse
révèle que les caractéristiques de la rue (cadre bâti,
aisance d’une partie de sa population, etc.), ainsi que les perspectives
récentes de changement liées à son réaménagement
confèrent une part importante de respectabilité aux résidents
issus des classes populaires.
À plus d’un titre, cet ouvrage collectif offre une contribution aux sciences humaines et sociales tout à fait originale et importante. D’une part, la réflexion proposée est fondée sur une perspective d’analyse de nature pluridisciplinaire, et, d’autre part, elle traite d’un objet d’étude très local, presque un cas d’école (en raison de ses caractéristiques particulières). Agrémenté de photographies (plus d’une vingtaine), de cartes et d’encadrés, l’analyse témoigne du réel effort de réflexivité consenti par tous les auteurs et répond à son objectif d’appréhender la rue de la République « au ras du sol », restituant le grain de la réalité sociohistorique dans toute sa finesse. L’analyse présente aussi, dans la mesure du possible, l’intérêt de « décoller » de la réflexion sur un objet local pour atteindre un niveau de généralisation plus poussé. Seul, parfois, le brusque changement de niveau d’analyse, en passant d’un chapitre à un autre, peut dérouter le lecteur, mais cette réserve doit être nuancée dans la mesure où les auteurs font toujours l’effort d’articuler les principaux résultats des analyses réalisées et font, finalement, apparaître nettement les ressorts des mutations observées dans toutes leurs dimensions (sociale, culturelle, économique, politique, urbanistique et symbolique), sans omettre de pointer les liens existant entre elles. A cet égard, loin d’autonomiser ce qui semble n’être qu’une question urbaine par rapport à ceux qui occupent l’espace de la rue de la République du fait de leur activité, les auteurs traitent toujours la question du travail à la lumière non seulement des aspirations des individus concernés, mais aussi des contextes de natures diverses (trajectoires socioprofessionnelles individuelles et collectives, conjonctures économiques, politiques urbaines, contraintes et ressources du cadre bâti, etc.), qui sont toujours liés à l’espace social et géographique. Cette prise en compte conjointe des activités de travail et de la dimension spatiale constitue, au même titre que les autres résultats majeurs de cet ouvrage, une parfaite illustration de l’intérêt que représente, heuristiquement, une analyse pluridisciplinaire reposant sur le recours collectif aux démarches microhistorique et ethnographique.