Aïssa Kadri et Gérard Prévost (Coordination)
Mémoires Algériennes
Paris, Editions Syllepse, 2004, 170 p. (bibliographie)
Livre lu par Marc Bernardot
Février 2005
Cet ouvrage restitue les interventions au symposium intitulé « Mémoires algériennes » organisé en hommage à Abdelmalek Sayad en novembre 2003 à Nanterre. Il est illustré par une dizaine de photographies des bidonvilles de Nanterre, réalisées par Elie Kagan, par ailleurs célèbre photographe de la manifestation du 17 octobre 1961.
Après une courte
introduction de l’adjoint au maire de Nanterre rappelant la place
de l’immigration dans l’histoire de la ville G. Prévost
s’interroge dans un avant-propos (pp. 15-30) sur la difficulté
de constitution à partir de « mémoires croisées
» d’une mémoire sociale. Difficultés du travail
socio-historique pour parvenir à l’analyse de situations complexes
où s’emboîtent des rapports sociaux, de justifications
multiples, changeantes et reformulées de la violence, des «
raisons » d’y recourir de part et d’autre du rapport colonial,
dans chaque camp des luttes de la décolonisation. La recherche historique
ne peut se soustraire à l’analyse de cette violence sous peine
d’oublier « que le présent : les divisions, le racisme,
les discriminations, etc., prolonge les effets socio-historiques inscrits
dans la période coloniale. » (p. 29). Sa responsabilité
est d’autant plus grande qu’elle est mise à contribution
pour la constitution de « mémoires publiques » et des
histoires officielles. Il n’est donc pas question de revendiquer un
« devoir de mémoire » mais un « droit de faire
histoire qui reste à conquérir ». (p. 30)
La contribution d’Aïssa Kadri a pour titre « l’histoire
des bidonvilles » (pp. 33-45). Mais elle consiste par un effet de
métonymie à retracer le « chemin », le trajet
biographique et intellectuel d’A. Sayad. De manière très
sensible il retrace quelques unes des étapes clés du parcours
du sociologue depuis sont entrée à l’école normale
des instituteurs de la Bouzereah à Alger jusqu’à son
lit d’hôpital à Tenon en passant par la rencontre «
alchimique » avec P. Bourdieu en 1959 pour la constitution d’un
« couple » intellectuel presque indissociable. Kadri mentionne
quelques textes décisifs pour la sociologie de l’Algérie
(sa participation à la recherche de terrain qui donnera l’ouvrage
collectif « Travail, travailleurs en Algérie » et son
célèbre article programmatique « Les trois âges
de l’immigration » sans oublier l’étape du «
Déracinement » où se formule la problématique
du lien entre les « structures économiques et les structures
temporelles ». De la figure du Fellah sans terre à celle de
l’immigré, A. Sayad « excelle dans l’observation
la plus fine des mondes sociaux algériens » (p. 37) liant ainsi
l’étude de l’immigration à celle de l’émigration,
valable tant pour « l’exemplaire cas algérien »
que pour d’autres courants migratoires. Kadri rappelle aussi le long
et difficile parcours institutionnel de Sayad recruté très
tardivement au CNRS malgré la reconnaissance de l’importance
de ces travaux. On notera la continuité en filigrane des recherches
sur le logement, bidonvilles de l’Algérois et de métropole,
foyers de célibataires. Kadri s’arrête pour finir sur
l’étude de Nanterre où Sayad donne à voir la
sociabilité intense et la vie politique (en lien avec la manifestation
d’octobre 1961).
Dans sa contribution intitulée « entre mémoire et histoire
: un témoignage de la politisation de l’immigration maghrébine
en France » (pp. 49-57), M. Harbi propose pour sa part une sorte de
« carte du Tendre » politique de l’émigration à
Paris notamment, de cette émigration si décisive pour l’émergence
des mouvements de la décolonisation. Déambulant de la gare
de Saint-Lazare à la rue Bisson, de la rue du repos à celle
de Bretagne, Harbi évoque les figures de Messali Hadj et de Lénine,
celle de M. Boudiaf et de K. Didouche. Puis entrant plus encore dans «
l’intimité » des courants migratoires, il montre la complexe
imbrication des alliances entre anticolonialistes, communistes français
et indépendantistes algériens et vietnamiens. Malgré
les conflits et les intérêts divergents, les syndicats ouvriers,
particulièrement la CGT, offrent la possibilité aux élites
émigrées algériennes d’acquérir «
la science des révolutions » (p. 54) débouchant sur
la perspective de l’insurrection au sein du MTLD. Cette même
insurrection dont les fondateurs du FLN voudront conserver le monopole et
qui s’accompagnera d’une lutte à mort (Harbi cite le
chiffre de 4 000 morts) entre les différentes composantes politiques
de l’émigration.
Harbi évoque à nouveau l’épisode marquant puis
occulté de du 17 octobre 1961 et il rappelle aussi l’importance
de la répression qui a suivie l’insurrection du Constantinois
en août 1955 notamment parce qu’elle provoqua la fuite vers
la métropole de nombreux cadres politiques modifiant la structure
militante de l’émigration. Le reflux vers l’Algérie
indépendante de certains de ces mêmes cadres laissant, d’après
Harbi, l’émigration « sans boussole, vaincue en quelque
sorte », (p. 57) et incapable d’assurer une transmission mémorielle
à ces enfants.
Dans le texte « la main d’œuvre algérienne dans
l’automobile ou les oubliés de l’histoire », (pp.
61-73) l’historienne Laure Pitti présente certains résultats
de son travail de thèse soutenue en 2002 sous la direction de R.
Gallissot. L’article est complété d’un riche appareil
de notes. Elle s’interroge d’abord sur le décalage entre
le registre mémoriel de l’immigration algérienne, dans
lequel la figure de l’OS occupe une place centrale, et les recherches
historiques, quasi inexistantes sur la réalité de la condition
ouvrière immigrée dans les usines. Pourtant pendant le «
deuxième âge de l’immigration algérienne »
entre 1945 et 1976, les industries, particulièrement de construction
automobile, font appel à une fort contingent de migrants «
Nords-Africains », représentant jusqu’à 10 % du
personnel dans certaines usines. Absente de l’histoire ouvrière,
c’est le sociologue qu’est A. Sayad qui le premier analyse ce
couple « ouvrier et immigré » indissolublement lié.
C’est ce lien qu’étudie L. Pitti dans la « forteresse
ouvrière » de Billancourt en reconstituant à partir
d’entretiens et de documents venant de l’encadrement de l’usine
la période 1946-1956. Libres en tant que citoyen français,
de circuler entre l’Algérie et la métropole, les Algériens
peuvent être recrutés sans contrôle de l’office
national de l’immigration. La production automobile n’a même
pas besoin d’aller les chercher car beaucoup fuient la répression
contre les nationalistes en Algérie et affluent vers le département
de la Seine.
Renault a principalement besoin de main d’œuvre peu qualifiée
pour ses ateliers les plus pénibles et les ouvriers algériens
y sont principalement affectés et même assignés car
rarement mutés ailleurs. « Le processus d’assignation
de la main d’œuvre algérienne est d’ailleurs double
: assignés aux secteurs les plus éprouvants, les ouvriers
algériens le sont aussi aux échelons les plus bas de la grille
de classification » (p. 65), et cela quelque soit leurs qualifications.
Laure Pitti démontre l’existence d’une discrimination
globale, systématique, qui vise cette population algérienne,
par comparaison avec le reste des ouvriers de Renault y compris les autres
nationalités étrangères. On peut d’abord noter
l’absence quasi complète d’évolution de carrière
justifiée par l’entreprise en raison d’un manque supposée
de expérience ou d’une instabilité chronique démentis
en bloc par les recherches de l’historienne. Elle évoque ensuite
la gestion coloniale de cette main d’œuvre encadrée par
un personnel sanitaire, social et professionnel spécifiquement «
formé ». Par ailleurs cette discrimination semble largement
avalisée par les syndicats hormis sur la question de la gestion séparée.
De manière synthétique par rapport à sa thèse,
Laure Pitti montre remarquablement l’instrumentalisation de cette
« figure » du manœuvre et de l’OS algériens,
tout à la fois recours structurel et ancien du développement
de l’industrie automobile même si passée sous silence
par le patronat, élément indispensable « de la rationalisation
de l’appareil productif » (p. 68) alors que présenté
ultérieurement comme un handicap ralentissant la modernisation du
secteur.
Dans un deuxième temps l’article s’intéresse au
« mythe de la forteresse ouvrière » et à la fracture
entre ouvriers algériens et organisations ouvrières. L’auteur
rappelle que la proximité est grande entre ouvriers algériens
et la CGT dans les années 1950 même si les revendications nationalistes
gagnent du terrain. Les Algériens entrent massivement dans le syndicat
qui fait une place à ces revendications jusqu’en 1954. Le vote
unanime des députés français de la loi sur les pouvoirs
spéciaux en 1956 marque un tournant car il est vécu par les
Algériens comme une trahison et les grèves se multiplient
autour du mot d’ordre d’indépendance. Le FLN progresse
et encadre de plus en plus les ouvriers hors de l’usine tout en ayant
une présence clandestine au sein de celle-ci. En fait petit à
petit dans ce « lieu de lutte de libération » (p. 72)
s’instaure parmi les ouvriers syndiqués un clivage entre militants
de la paix et militants pour l’indépendance. Ainsi cette étude
du cas de Boulogne-Billancourt permet à Laure Pitti de remettre en
cause deux versions officielles de l’histoire, celle de l’engagement
du PCF pour l’indépendance de l’Algérie et celle
d’une immigration cantonnée à un rôle de financeur
collectif de la lutte.
Dans sa contribution « les caractères originaux de l’histoire
de l’immigration algérienne », (pp. 77-92) René
Gallissot revient sur la question de l’exemplarité de cette
migration, objet de discussion entre Sayad et lui-même et plus généralement
point de débat dans la sociologie de l’immigration en France.
Si exemplaire elle fût, c’est pour Gallissot, de l’immigration
coloniale et post coloniale, et pour Sayad de la condition d’émigré
immigré dans le « paradoxe de l’altérité
». R. Gallissot rappelle l’ambiguïté du statut des
Antillais à rapprocher en partie de celui des Algériens et
l’équivoque terme d’émigré recréé
pour ces derniers après avoir servi à distinguer les juifs
étrangers des juifs français. En historien l’auteur
s’interroge sur les particularités de la migration algérienne.
Il note tout d’abord la double prise en charge, par le Code de l’indigénat
dans les départements coloniaux et par un dispositif policier et
sanitaire en métropole. Il rappelle ensuite que le premier grand
mouvement se situe durant la Première guerre mondiale entraînant
l’arrivée en France de près de 250 000 jeunes Algériens
au front et à l’arrière dont la démobilisation
amorce le mouvement de la « noria ». Cette dernière n’est
que marginale entre les deux guerres mondiales par rapport à d’autres
migrations européennes. Les Algériens installés dans
quelques quartiers des grandes villes développent une activité
essentiellement dans de « petits métiers urbains » plutôt
que dans les métiers ouvriers. Cette migration ne devient «
ouvrière » qu’après 1947. Pendant toute cette
première période elle est contrôlée par des brigades
spécialisées du ministère de l’Intérieur
qui ne cesseront d’être renforcées jusqu’à
la guerre d’Algérie.
Gallissot revient aussi sur cette ambiguïté de la « nationalité
citoyenneté » structurant le rapport de la France à
cette population changeant de statut d’un bord à l’autre
de la Méditerranée avant l’indépendance puis
après la procédure de « réintégration
» de la nationalité française jusqu’aux lois Pasqua.
Cette citoyenneté de façade permet néanmoins une participation
politique au sein des syndicats et des partis, essentiellement la CGT et
le PCF, qui offre la possibilité d’une sortie « du degré
zéro d’existence qu’est la misère clandestine
de l’immigration » (p. 80). Le syndicat devient, dans la participation
et la lutte, un lieu d’identification, de promotion et au final d’intégration
sociale y compris dans la revendication d’une identité proprement
algérienne. Très masculine et plus rapidement acculturée
que d’autres, « c’est par condition que l’immigration
est mixte » (p. 80).
L’auteur rappelle de même que l’islamisation est avant
tout politique, les Algériens des premiers âges étant
avant tout des urbains partageant le mode de vie du reste de la classe ouvrière.
Mais c’est aussi un « effet de retour colonial » (p .82)
de l’assignation religieuse. La colonisation débouche sur la
contradiction d’une discrimination racisée de fait et de jure
avec un discours assimilationniste non appliqué. Elle oblige la société
colonisée à se définir par opposition à l’Islam.
Les conséquences se lisent encore dans l’Algérie actuelle
parce que ce « blocage » se traduit par « l’arrachement
de la nationalité algérienne au nationalisme français
» (p. 83). Elles apparaissent aussi en France parce que les Européens
d’Algérie ont « rapatriés cette frontière
du racisme colonial » traduite jusque dans les institutions et les
politiques publiques par la désignation de « français
musulmans ». Cette appellation permet de « coaguler origine
et culture » et structure toujours le débat autour de la question
de la nationalité et de la religion.
Gallissot revient enfin, à la suite des contributions de Pitti et
de Harbi, sur l’entrecroisement du mouvement ouvrier et du mouvement
national en s’intéressant à ses suites dans «
l’après immigration » marquée par le regroupement
familial et la clandestinité. Il insiste sur le caractère
impérial français de cette émigration – immigration.
Condensé de tout parcours migratoire, elle est aussi marquée
par le non retour si ce n’est des élites après l’indépendance.
Essentialisée, communautarisée y compris dans les études
sociologiques, l’expression d’une « identité franco
maghrébine » va se voir, après la fermeture des frontières,
concurrencée par la venue « d’une intelligentsia algérienne
» composée d’étudiants portant « un discours
communautaire au nom de la religion et de l’anti-occidentalisme »
(p. 89). Pourtant Gallissot considère que cette histoire de l’immigration
algérienne « approche de la fin » (p. 90) parce qu’intégrée
et plus seulement négativement, laissant la place à d’autres
courants migratoires. Et cela même si s’affrontent toujours
l’essentialisme raciste et l’affirmation nationaliste identitaire.
G. Prévost, dans un deuxième texte intitulé «
Mémoire ouvrière, mémoire de l’immigration »
(pp. 95-114), s’interroge sur les multiples significations de l’expression
« mémoires algériennes » et considère que
« l’objet Algérie amène ses historiens à
travailler sous la contrainte d’une vérité à
construire » (p. 95). C’est ce qui rendra d’après
lui difficile la tâche du centre de mémoire de l’immigration
car il sera censé produire de la réconciliation alors que
les souvenirs restent si vivaces, que les représentations coloniales
sont si promptes à resurgir notamment dans le traitement médiatique
et cela dans un contexte de relégitimation de la colonisation. L’auteur
précise ainsi que parler de « mémoires algériennes
» entend « fixer des identités sur un territoire qui
n’a jamais été Algérie avant la colonisation
» (p. 97)
Durant la première partie de son intervention (le texte conserve
la marque d’une présentation orale enlevée voire lyrique)
Prévost se penche sur cet ancrage identitaire qui fonctionne des
deux côtés de la Méditerranée sans tenir aucun
compte de la longue durée historique qui permettrait pourtant de
saisir la variété des cultures et l’intensité
des échanges et la « profonde unité historique des configurations
politiques, sociales et culturelles des chrétiens et des musulmans
» (p. 98). S’il rappelle l’importance de la transformation
religieuse et politique du Maghreb portée par les conquérants
Almohades, initiateurs des guerres saintes contre les royaumes chrétiens,
il souligne aussi l’incessante circulation des biens et des personnes,
constitutive d’un marché entre les deux rives. Il en conclu
que les « royaumes musulmans et chrétiens ne peuvent se penser
l’un sans l’autre » (p. 100).
Evoquant à grands traits la périodes des Etats barbaresques
puis du pouvoir musulman il s’arrête sur la structure du pouvoir
marquée par un contrôle des communautés plus que celui
des territoires. La colonisation va au contraire contribuer à fusionner
ceux-ci et à délimiter des frontières en fonction des
besoins. Si l’unification est due au fait colonial, ce dernier permet
aussi de « transformer le Djihad » en l’adaptant à
la « conquête de l’indépendance nationale ».
Puis, favorisant le reclassement politique des différentes composantes
tribales, les nouveaux Etats indépendants reconduiront en fait les
divisions et les institutions coloniales propices à la violence contemporaine.
Dans un deuxième temps Prévost fait l’hypothèse
d’une « présence des effets diffus de cette histoire
» (p. 103), pour expliquer les rapports sociaux vécus en France
par les générations « issues de l’immigration
» donnant lieu à un stimulant passage sur la réapparition
des modèles du Djihad et de la Croisade, des figures du Mahdi et
du chevalier. Il considère que les structures mentales et corporelles
des jeunes issus de l’immigration résultent à la fois
de la réactivation de cette histoire ignorée mais aussi d’une
rupture mémorielle entre « les parents de la guerre »
et les enfants pris dans les remous de la recomposition économique
et sociale du capitalisme. Renchérissant sur les propos de L. Pitti,
il évoque l’immigration précaire des années 1960
et l’immigration de « déportation » (p. 105) des
années 1970 en prenant l’exemple du contrôle sans merci
des ouvriers de Sochaux Montbéliard, à la fois par les entreprises
employeuses et par les différents réseaux se disputant la
maîtrise politique de cette population. Invisibles et instrumentalisés
les migrants algériens ont été pris à la fois
dans « la discorde entre l’histoire ouvrière nationale
française et leur histoire proprement nationale » (p. 106)
et dans le double contrôle des pays d’accueil et d’origine
rendant « impossible toute lutte sociale et politique autonome ».
Incompris et rejetés ils devront rompre avec leur identité
de classe et seuls leurs enfants pourront par leurs « activités
» dans les quartiers adresser le « retournement du prix de la
dette post-coloniale à solder, adressée au colonisateur »
(p. 106) et rompre avec celui-ci sur un « mode de colère de
ressentiment et d’autonomie » (p. 107).
La « dette coloniale s’évalue par la distance qui les
sépare de choix possiblement réalisables » mais réservés
aux « nationaux » légitimes, ce qui produit une «
remise en question radicale du bien fondé des normes collectives
» (p. 108). Prévost en déduit que ces jeunes sont bien
intégrés puisqu’ils revendiquent leur autonomie mais
qu’ils le sont dans une société aux rapports sociaux
inégaux et où la violence est par conséquent consubstantielle
à cet ordre social. Dans ce contexte les activités dites «
mafieuses » des réseaux illicites naissent des besoins objectifs
non satisfaits des prolétaires de classes et « servent les
buts de tous » (p. 109). Lorsque la mobilisation de ces jeunes a pris
la forme d’un mouvement social, d’abord dans les années
post 1968, puis avec la marche des beurs, elle fut traitée par les
pouvoirs publics comme « un problème d’intégration
» à connotation normative coupant toute possibilité
d’extension du mouvement en entraînant une « balkanisation
» de cette génération et une sélection en son
sein d’élites « porteuses d’eau » attachées
à l’Etat (p. 111). Ce dernier sera d’ailleurs relayé
dans cette démarche par les municipalités d’une part
à la recherche d’un « autochtone » et par ces élites
dépendantes d’autre part ne refusant pas à l’occasion
le discours du particularisme ethnique et différentialiste (p. 113).
Prévost, en marxiste, conclu que seule la transformation de la «
proximité sociale en identité commune » permettrait
de transcender ces catégories et ces particularismes.
L’ouvrage est clos par un texte inédit de A. Sayad au titre
lapidaire : « l’immigration en France : une pauvreté
exotique » (pp. 121-153). A. Kadri précise dans une rapide
introduction les circonstances de l’écriture de ce texte que
l’auteur l’avait chargé de reprendre sans avoir le temps
avant son décès d’y mettre un point final. Certains
éléments de détail sont parfois obsolètes (le
texte a été écrit au début des années
1990) mais l’ensemble reste clairement d’actualité. Un
fois de plus l’incomparable style de Sayad fait merveille pour mettre
en évidence le double caractère de pauvreté de l’immigration.
Le texte débute par un cinglant : « Un des effets corrélatifs
de la richesse est qu’elle autorise à parler de la pauvreté…»
(p. 121). La question est abordée dans les pays riches du point de
vue moral, qu’il soit déploratoire ou accusatoire, et sur l’air
du scandale. « Mais on parle, en réalité, des pauvres
plus que de la pauvreté » (p. 122) contribuant à dépolitiser
le phénomène. Présentée comme quelque chose
d’anachronique et d’externe voire d’exotique, la pauvreté
est niée, rendue étrangère aux pays riches. Et par
une habile opération substantialiste, si la richesse est pensée
comme révélatrice des qualités de l’homme riche,
la pauvreté est la conséquence des caractéristiques
du pauvre. A partir du constat « bienveillant » qu’il
y aurait une pauvreté isolée dans les pays riches et une pauvreté
générale dans les pays pauvres, des « experts »
vont opérer une jonction entre les deux à partir de la médiation
de l’émigration en provenance des seconds. Le double processus
(émigration – immigration) introduit une pauvreté étrangère
à l’histoire nationale des pays riches (mais pas à l’histoire
de la richesse prend-t-il soin de préciser p. 123). Cette pauvreté
« importée » est « doublement étrangère
» et n’a pas à avoir de statut. C’est précisément
de cela dont il s’agit dans l’article de Sayad. Il met en évidence
la triple absence de statut social, politique et économique de cette
incongrue et « inquiétante pauvreté » à
laquelle ne sont concédés que quelques bribes de droits «
toujours révocable (s), car jamais totalement légitime (s)
» (p. 124).
Tout le phénomène migratoire est maintenant synonyme de pauvreté
(y compris politique), concernant l’ensemble de la planète,
« le monde des “pauvres’’, monde l’émigration,
et le monde riche, monde de l’immigration » (p. 125). Sayad
s’interroge donc sur la pauvreté immigrée en prenant
l’exemple (nous ne revenons pas sur la question de l’exemplarité)
de l’immigration algérienne en France, d’abord en questionnant
sa condition et son évolution puis en analysant son traitement notamment
en matière de politique sociale.
Il revient en premier lieu sur la particularité française
en matière de migrations notamment en raison de son déficit
démographique ancien et auquel les mesures « internes »
sur le marché du travail ne parviendront pas à répondre.
Le recours à l’immigration s’imposa donc et fit de la
France après la Première guerre mondiale le premier pays d’immigration
en poids relatif. Pour répondre aux besoins la France a aussi «
inventé l’utilisation à des fins industrielles de la
main d’œuvre prolétarisée des pays sous-développés
» (p. 129) et en particulier depuis sa « colonie la plus achevée
», l’Algérie. Ce recours fut exceptionnel par sa précocité
et par le statut politique des travailleurs coloniaux, si proche et si lointain.
D’après Sayad c’est cette ambivalence qui donne à
l’immigration algérienne son caractère de « banc
d’essai pour tout ce qui concerne l’immigration » (p.
130), institutions, mécanismes sociaux et procédures ayant
été testés sur l’une pour pouvoir être
généralisée pour l’autre. Au final la question
centrale réside dans les modalités de la transposition spatiale
du système colonial, inégalitaire, dans la métropole
et dans les survivances de ce système pour les enfants de l’immigration.
« La double ambiguïté de l’immigration coloniale
» se retrouve dans « le domaine des droits sociaux » qui
se caractérise par leur limitation pour les résidents étrangers
(p. 131). Profondément subordonnée au travail, la légitimité
des étrangers à bénéficier de prestations est
soit soumise à une obligation de résidence, pour celles qui
sont contributives, soit refusée, parce que fondées sur la
nationalité, pour les prestations de solidarité. A cela il
faut ajouter que les droits au travail et la participation aux syndicats
souffrent aussi de plusieurs limites, auxquelles il faut ajouter l’attitude
des syndicats ouvriers au sein desquels le « droit à “l’éligibilité’’
reste encore à conquérir » (p. 133). « En bref,
la relation du syndicalisme en général à l’immigration
n’est pas indemne des contradictions propres à l’immigration
et des contradictions que suscite l’immigration. » Sayad évoque
enfin les diverses inégalités sociales entre travailleurs
nationaux et immigrés, qu’elles soient fondées sur le
droit ou sur le fait, les unes étant renforcées par les autres.
Il décèle une série d’homologies entre l’histoire
de l’assistance sociale et l’histoire de l’immigration
et même des migrations en général. Si les immigrés,
algériens en particulier, ont été massivement concernés
par l’action sociale, cela ne tient pas seulement en raison de leur
qualité d’étrangers ou d’hommes seuls mais en
raison des présupposés idéologiques d’éduction
morale « qui habitent » l’assistance (p. 137). L’action
sociale envers les immigrés trouve son origine dans des œuvres
missionnaires coloniales adaptées à la métropole et
il en est de même des institutions laïques transposées
à partir du modèle nord-africain dans sa double dimension
de contrôle social et policier. Sayad rappelle que « la confusion
fut presque totale jusqu’en 1945 entre l’action sociale et le
contrôle policier » (p. 141) en raison de la nature coloniale
de cette immigration. Mais si le travail social est quelquefois considéré
comme une action d’ordre, c’est dans le cas de cette population
en sens inverse que s’est opérée la relation, le travail
policier devant assurer une action sociale. Ainsi la dimension sociale se
voit subordonnée à l’activité policière.
Le sociologue revient ainsi sur le développement juste après
la fin de la Première guerre mondiale de la « section des affaires
indigènes » à Paris et dans la région parisienne
mettant en place progressivement un ensemble de services (foyers, dispensaires,
cantines, etc.) destinés exclusivement aux travailleurs algériens.
Il montre aussi la volonté des pouvoirs publics d’inciter les
entreprises employeuses de main d’œuvre algérienne à
développer des solutions de logement sous la forme de baraquements
et de cantonnements réservés sur des critères «
ethniques ». « Patronat, services sociaux publics et privés,
services policiers, chacun de ces partenaires trouve en ce qui le concerne
intérêt au dispositif qui se mettait en place. » (p.
147). Les avantages existent aussi pour les travailleurs algériens
qui peuvent vivre ensemble dans « un cadre sécurisant »
(p. 149) même si ce dernier est aussi « ségrégationniste
», voire « totalitaire ». Les « centrales »,
du nom qui était donné aux foyers d’indigènes,
ont aussi une fonction de sélection entre ceux « qui peuvent
se fondre dans société et ceux qu’il faut continuer
à “protéger’’ ». Cet encadrement militaire
dans les baraquements réservés aux Algériens n’eut
finalement pas le succès escompté mais il faudra attendre
l’après Seconde guerre mondiale pour voir s’opérer
un début de séparation entre action sociale et action policière.
« En bref, le surinvestissement dont les travailleurs coloniaux seront
l’objet en matière d’assistance sociale (…), ne
s’explique que parce qu’ils sont avant tout des colonisés
et qu’à ce titre, il représentent un véritable
risque politique, un danger de subversion. » (p. 151)