Aïssa Kadri et Gérard Prévost (Coordination) 

Mémoires Algériennes

Paris, Editions Syllepse, 2004, 170 p. (bibliographie)

Livre lu par Marc Bernardot

Février 2005

Cet ouvrage restitue les interventions au symposium intitulé « Mémoires algériennes » organisé en hommage à Abdelmalek Sayad en novembre 2003 à Nanterre. Il est illustré par une dizaine de photographies des bidonvilles de Nanterre, réalisées par Elie Kagan, par ailleurs célèbre photographe de la manifestation du 17 octobre 1961.

Après une courte introduction de l’adjoint au maire de Nanterre rappelant la place de l’immigration dans l’histoire de la ville G. Prévost s’interroge dans un avant-propos (pp. 15-30) sur la difficulté de constitution à partir de « mémoires croisées » d’une mémoire sociale. Difficultés du travail socio-historique pour parvenir à l’analyse de situations complexes où s’emboîtent des rapports sociaux, de justifications multiples, changeantes et reformulées de la violence, des « raisons » d’y recourir de part et d’autre du rapport colonial, dans chaque camp des luttes de la décolonisation. La recherche historique ne peut se soustraire à l’analyse de cette violence sous peine d’oublier « que le présent : les divisions, le racisme, les discriminations, etc., prolonge les effets socio-historiques inscrits dans la période coloniale. » (p. 29). Sa responsabilité est d’autant plus grande qu’elle est mise à contribution pour la constitution de « mémoires publiques » et des histoires officielles. Il n’est donc pas question de revendiquer un « devoir de mémoire » mais un « droit de faire histoire qui reste à conquérir ». (p. 30)
La contribution d’Aïssa Kadri a pour titre « l’histoire des bidonvilles » (pp. 33-45). Mais elle consiste par un effet de métonymie à retracer le « chemin », le trajet biographique et intellectuel d’A. Sayad. De manière très sensible il retrace quelques unes des étapes clés du parcours du sociologue depuis sont entrée à l’école normale des instituteurs de la Bouzereah à Alger jusqu’à son lit d’hôpital à Tenon en passant par la rencontre « alchimique » avec P. Bourdieu en 1959 pour la constitution d’un « couple » intellectuel presque indissociable. Kadri mentionne quelques textes décisifs pour la sociologie de l’Algérie (sa participation à la recherche de terrain qui donnera l’ouvrage collectif « Travail, travailleurs en Algérie » et son célèbre article programmatique « Les trois âges de l’immigration » sans oublier l’étape du « Déracinement » où se formule la problématique du lien entre les « structures économiques et les structures temporelles ». De la figure du Fellah sans terre à celle de l’immigré, A. Sayad « excelle dans l’observation la plus fine des mondes sociaux algériens » (p. 37) liant ainsi l’étude de l’immigration à celle de l’émigration, valable tant pour « l’exemplaire cas algérien » que pour d’autres courants migratoires. Kadri rappelle aussi le long et difficile parcours institutionnel de Sayad recruté très tardivement au CNRS malgré la reconnaissance de l’importance de ces travaux. On notera la continuité en filigrane des recherches sur le logement, bidonvilles de l’Algérois et de métropole, foyers de célibataires. Kadri s’arrête pour finir sur l’étude de Nanterre où Sayad donne à voir la sociabilité intense et la vie politique (en lien avec la manifestation d’octobre 1961).
Dans sa contribution intitulée « entre mémoire et histoire : un témoignage de la politisation de l’immigration maghrébine en France » (pp. 49-57), M. Harbi propose pour sa part une sorte de « carte du Tendre » politique de l’émigration à Paris notamment, de cette émigration si décisive pour l’émergence des mouvements de la décolonisation. Déambulant de la gare de Saint-Lazare à la rue Bisson, de la rue du repos à celle de Bretagne, Harbi évoque les figures de Messali Hadj et de Lénine, celle de M. Boudiaf et de K. Didouche. Puis entrant plus encore dans « l’intimité » des courants migratoires, il montre la complexe imbrication des alliances entre anticolonialistes, communistes français et indépendantistes algériens et vietnamiens. Malgré les conflits et les intérêts divergents, les syndicats ouvriers, particulièrement la CGT, offrent la possibilité aux élites émigrées algériennes d’acquérir « la science des révolutions » (p. 54) débouchant sur la perspective de l’insurrection au sein du MTLD. Cette même insurrection dont les fondateurs du FLN voudront conserver le monopole et qui s’accompagnera d’une lutte à mort (Harbi cite le chiffre de 4 000 morts) entre les différentes composantes politiques de l’émigration.
Harbi évoque à nouveau l’épisode marquant puis occulté de du 17 octobre 1961 et il rappelle aussi l’importance de la répression qui a suivie l’insurrection du Constantinois en août 1955 notamment parce qu’elle provoqua la fuite vers la métropole de nombreux cadres politiques modifiant la structure militante de l’émigration. Le reflux vers l’Algérie indépendante de certains de ces mêmes cadres laissant, d’après Harbi, l’émigration « sans boussole, vaincue en quelque sorte », (p. 57) et incapable d’assurer une transmission mémorielle à ces enfants.
Dans le texte « la main d’œuvre algérienne dans l’automobile ou les oubliés de l’histoire », (pp. 61-73) l’historienne Laure Pitti présente certains résultats de son travail de thèse soutenue en 2002 sous la direction de R. Gallissot. L’article est complété d’un riche appareil de notes. Elle s’interroge d’abord sur le décalage entre le registre mémoriel de l’immigration algérienne, dans lequel la figure de l’OS occupe une place centrale, et les recherches historiques, quasi inexistantes sur la réalité de la condition ouvrière immigrée dans les usines. Pourtant pendant le « deuxième âge de l’immigration algérienne » entre 1945 et 1976, les industries, particulièrement de construction automobile, font appel à une fort contingent de migrants « Nords-Africains », représentant jusqu’à 10 % du personnel dans certaines usines. Absente de l’histoire ouvrière, c’est le sociologue qu’est A. Sayad qui le premier analyse ce couple « ouvrier et immigré » indissolublement lié. C’est ce lien qu’étudie L. Pitti dans la « forteresse ouvrière » de Billancourt en reconstituant à partir d’entretiens et de documents venant de l’encadrement de l’usine la période 1946-1956. Libres en tant que citoyen français, de circuler entre l’Algérie et la métropole, les Algériens peuvent être recrutés sans contrôle de l’office national de l’immigration. La production automobile n’a même pas besoin d’aller les chercher car beaucoup fuient la répression contre les nationalistes en Algérie et affluent vers le département de la Seine.
Renault a principalement besoin de main d’œuvre peu qualifiée pour ses ateliers les plus pénibles et les ouvriers algériens y sont principalement affectés et même assignés car rarement mutés ailleurs. « Le processus d’assignation de la main d’œuvre algérienne est d’ailleurs double : assignés aux secteurs les plus éprouvants, les ouvriers algériens le sont aussi aux échelons les plus bas de la grille de classification » (p. 65), et cela quelque soit leurs qualifications.
Laure Pitti démontre l’existence d’une discrimination globale, systématique, qui vise cette population algérienne, par comparaison avec le reste des ouvriers de Renault y compris les autres nationalités étrangères. On peut d’abord noter l’absence quasi complète d’évolution de carrière justifiée par l’entreprise en raison d’un manque supposée de expérience ou d’une instabilité chronique démentis en bloc par les recherches de l’historienne. Elle évoque ensuite la gestion coloniale de cette main d’œuvre encadrée par un personnel sanitaire, social et professionnel spécifiquement « formé ». Par ailleurs cette discrimination semble largement avalisée par les syndicats hormis sur la question de la gestion séparée.
De manière synthétique par rapport à sa thèse, Laure Pitti montre remarquablement l’instrumentalisation de cette « figure » du manœuvre et de l’OS algériens, tout à la fois recours structurel et ancien du développement de l’industrie automobile même si passée sous silence par le patronat, élément indispensable « de la rationalisation de l’appareil productif » (p. 68) alors que présenté ultérieurement comme un handicap ralentissant la modernisation du secteur.
Dans un deuxième temps l’article s’intéresse au « mythe de la forteresse ouvrière » et à la fracture entre ouvriers algériens et organisations ouvrières. L’auteur rappelle que la proximité est grande entre ouvriers algériens et la CGT dans les années 1950 même si les revendications nationalistes gagnent du terrain. Les Algériens entrent massivement dans le syndicat qui fait une place à ces revendications jusqu’en 1954. Le vote unanime des députés français de la loi sur les pouvoirs spéciaux en 1956 marque un tournant car il est vécu par les Algériens comme une trahison et les grèves se multiplient autour du mot d’ordre d’indépendance. Le FLN progresse et encadre de plus en plus les ouvriers hors de l’usine tout en ayant une présence clandestine au sein de celle-ci. En fait petit à petit dans ce « lieu de lutte de libération » (p. 72) s’instaure parmi les ouvriers syndiqués un clivage entre militants de la paix et militants pour l’indépendance. Ainsi cette étude du cas de Boulogne-Billancourt permet à Laure Pitti de remettre en cause deux versions officielles de l’histoire, celle de l’engagement du PCF pour l’indépendance de l’Algérie et celle d’une immigration cantonnée à un rôle de financeur collectif de la lutte.
Dans sa contribution « les caractères originaux de l’histoire de l’immigration algérienne », (pp. 77-92) René Gallissot revient sur la question de l’exemplarité de cette migration, objet de discussion entre Sayad et lui-même et plus généralement point de débat dans la sociologie de l’immigration en France. Si exemplaire elle fût, c’est pour Gallissot, de l’immigration coloniale et post coloniale, et pour Sayad de la condition d’émigré immigré dans le « paradoxe de l’altérité ». R. Gallissot rappelle l’ambiguïté du statut des Antillais à rapprocher en partie de celui des Algériens et l’équivoque terme d’émigré recréé pour ces derniers après avoir servi à distinguer les juifs étrangers des juifs français. En historien l’auteur s’interroge sur les particularités de la migration algérienne. Il note tout d’abord la double prise en charge, par le Code de l’indigénat dans les départements coloniaux et par un dispositif policier et sanitaire en métropole. Il rappelle ensuite que le premier grand mouvement se situe durant la Première guerre mondiale entraînant l’arrivée en France de près de 250 000 jeunes Algériens au front et à l’arrière dont la démobilisation amorce le mouvement de la « noria ». Cette dernière n’est que marginale entre les deux guerres mondiales par rapport à d’autres migrations européennes. Les Algériens installés dans quelques quartiers des grandes villes développent une activité essentiellement dans de « petits métiers urbains » plutôt que dans les métiers ouvriers. Cette migration ne devient « ouvrière » qu’après 1947. Pendant toute cette première période elle est contrôlée par des brigades spécialisées du ministère de l’Intérieur qui ne cesseront d’être renforcées jusqu’à la guerre d’Algérie.
Gallissot revient aussi sur cette ambiguïté de la « nationalité citoyenneté » structurant le rapport de la France à cette population changeant de statut d’un bord à l’autre de la Méditerranée avant l’indépendance puis après la procédure de « réintégration » de la nationalité française jusqu’aux lois Pasqua. Cette citoyenneté de façade permet néanmoins une participation politique au sein des syndicats et des partis, essentiellement la CGT et le PCF, qui offre la possibilité d’une sortie « du degré zéro d’existence qu’est la misère clandestine de l’immigration » (p. 80). Le syndicat devient, dans la participation et la lutte, un lieu d’identification, de promotion et au final d’intégration sociale y compris dans la revendication d’une identité proprement algérienne. Très masculine et plus rapidement acculturée que d’autres, « c’est par condition que l’immigration est mixte » (p. 80).
L’auteur rappelle de même que l’islamisation est avant tout politique, les Algériens des premiers âges étant avant tout des urbains partageant le mode de vie du reste de la classe ouvrière. Mais c’est aussi un « effet de retour colonial » (p .82) de l’assignation religieuse. La colonisation débouche sur la contradiction d’une discrimination racisée de fait et de jure avec un discours assimilationniste non appliqué. Elle oblige la société colonisée à se définir par opposition à l’Islam. Les conséquences se lisent encore dans l’Algérie actuelle parce que ce « blocage » se traduit par « l’arrachement de la nationalité algérienne au nationalisme français » (p. 83). Elles apparaissent aussi en France parce que les Européens d’Algérie ont « rapatriés cette frontière du racisme colonial » traduite jusque dans les institutions et les politiques publiques par la désignation de « français musulmans ». Cette appellation permet de « coaguler origine et culture » et structure toujours le débat autour de la question de la nationalité et de la religion.
Gallissot revient enfin, à la suite des contributions de Pitti et de Harbi, sur l’entrecroisement du mouvement ouvrier et du mouvement national en s’intéressant à ses suites dans « l’après immigration » marquée par le regroupement familial et la clandestinité. Il insiste sur le caractère impérial français de cette émigration – immigration. Condensé de tout parcours migratoire, elle est aussi marquée par le non retour si ce n’est des élites après l’indépendance. Essentialisée, communautarisée y compris dans les études sociologiques, l’expression d’une « identité franco maghrébine » va se voir, après la fermeture des frontières, concurrencée par la venue « d’une intelligentsia algérienne » composée d’étudiants portant « un discours communautaire au nom de la religion et de l’anti-occidentalisme » (p. 89). Pourtant Gallissot considère que cette histoire de l’immigration algérienne « approche de la fin » (p. 90) parce qu’intégrée et plus seulement négativement, laissant la place à d’autres courants migratoires. Et cela même si s’affrontent toujours l’essentialisme raciste et l’affirmation nationaliste identitaire.
G. Prévost, dans un deuxième texte intitulé « Mémoire ouvrière, mémoire de l’immigration » (pp. 95-114), s’interroge sur les multiples significations de l’expression « mémoires algériennes » et considère que « l’objet Algérie amène ses historiens à travailler sous la contrainte d’une vérité à construire » (p. 95). C’est ce qui rendra d’après lui difficile la tâche du centre de mémoire de l’immigration car il sera censé produire de la réconciliation alors que les souvenirs restent si vivaces, que les représentations coloniales sont si promptes à resurgir notamment dans le traitement médiatique et cela dans un contexte de relégitimation de la colonisation. L’auteur précise ainsi que parler de « mémoires algériennes » entend « fixer des identités sur un territoire qui n’a jamais été Algérie avant la colonisation » (p. 97)
Durant la première partie de son intervention (le texte conserve la marque d’une présentation orale enlevée voire lyrique) Prévost se penche sur cet ancrage identitaire qui fonctionne des deux côtés de la Méditerranée sans tenir aucun compte de la longue durée historique qui permettrait pourtant de saisir la variété des cultures et l’intensité des échanges et la « profonde unité historique des configurations politiques, sociales et culturelles des chrétiens et des musulmans » (p. 98). S’il rappelle l’importance de la transformation religieuse et politique du Maghreb portée par les conquérants Almohades, initiateurs des guerres saintes contre les royaumes chrétiens, il souligne aussi l’incessante circulation des biens et des personnes, constitutive d’un marché entre les deux rives. Il en conclu que les « royaumes musulmans et chrétiens ne peuvent se penser l’un sans l’autre » (p. 100).
Evoquant à grands traits la périodes des Etats barbaresques puis du pouvoir musulman il s’arrête sur la structure du pouvoir marquée par un contrôle des communautés plus que celui des territoires. La colonisation va au contraire contribuer à fusionner ceux-ci et à délimiter des frontières en fonction des besoins. Si l’unification est due au fait colonial, ce dernier permet aussi de « transformer le Djihad » en l’adaptant à la « conquête de l’indépendance nationale ». Puis, favorisant le reclassement politique des différentes composantes tribales, les nouveaux Etats indépendants reconduiront en fait les divisions et les institutions coloniales propices à la violence contemporaine.
Dans un deuxième temps Prévost fait l’hypothèse d’une « présence des effets diffus de cette histoire » (p. 103), pour expliquer les rapports sociaux vécus en France par les générations « issues de l’immigration » donnant lieu à un stimulant passage sur la réapparition des modèles du Djihad et de la Croisade, des figures du Mahdi et du chevalier. Il considère que les structures mentales et corporelles des jeunes issus de l’immigration résultent à la fois de la réactivation de cette histoire ignorée mais aussi d’une rupture mémorielle entre « les parents de la guerre » et les enfants pris dans les remous de la recomposition économique et sociale du capitalisme. Renchérissant sur les propos de L. Pitti, il évoque l’immigration précaire des années 1960 et l’immigration de « déportation » (p. 105) des années 1970 en prenant l’exemple du contrôle sans merci des ouvriers de Sochaux Montbéliard, à la fois par les entreprises employeuses et par les différents réseaux se disputant la maîtrise politique de cette population. Invisibles et instrumentalisés les migrants algériens ont été pris à la fois dans « la discorde entre l’histoire ouvrière nationale française et leur histoire proprement nationale » (p. 106) et dans le double contrôle des pays d’accueil et d’origine rendant « impossible toute lutte sociale et politique autonome ». Incompris et rejetés ils devront rompre avec leur identité de classe et seuls leurs enfants pourront par leurs « activités » dans les quartiers adresser le « retournement du prix de la dette post-coloniale à solder, adressée au colonisateur » (p. 106) et rompre avec celui-ci sur un « mode de colère de ressentiment et d’autonomie » (p. 107).
La « dette coloniale s’évalue par la distance qui les sépare de choix possiblement réalisables » mais réservés aux « nationaux » légitimes, ce qui produit une « remise en question radicale du bien fondé des normes collectives » (p. 108). Prévost en déduit que ces jeunes sont bien intégrés puisqu’ils revendiquent leur autonomie mais qu’ils le sont dans une société aux rapports sociaux inégaux et où la violence est par conséquent consubstantielle à cet ordre social. Dans ce contexte les activités dites « mafieuses » des réseaux illicites naissent des besoins objectifs non satisfaits des prolétaires de classes et « servent les buts de tous » (p. 109). Lorsque la mobilisation de ces jeunes a pris la forme d’un mouvement social, d’abord dans les années post 1968, puis avec la marche des beurs, elle fut traitée par les pouvoirs publics comme « un problème d’intégration » à connotation normative coupant toute possibilité d’extension du mouvement en entraînant une « balkanisation » de cette génération et une sélection en son sein d’élites « porteuses d’eau » attachées à l’Etat (p. 111). Ce dernier sera d’ailleurs relayé dans cette démarche par les municipalités d’une part à la recherche d’un « autochtone » et par ces élites dépendantes d’autre part ne refusant pas à l’occasion le discours du particularisme ethnique et différentialiste (p. 113). Prévost, en marxiste, conclu que seule la transformation de la « proximité sociale en identité commune » permettrait de transcender ces catégories et ces particularismes.
L’ouvrage est clos par un texte inédit de A. Sayad au titre lapidaire : « l’immigration en France : une pauvreté exotique » (pp. 121-153). A. Kadri précise dans une rapide introduction les circonstances de l’écriture de ce texte que l’auteur l’avait chargé de reprendre sans avoir le temps avant son décès d’y mettre un point final. Certains éléments de détail sont parfois obsolètes (le texte a été écrit au début des années 1990) mais l’ensemble reste clairement d’actualité. Un fois de plus l’incomparable style de Sayad fait merveille pour mettre en évidence le double caractère de pauvreté de l’immigration. Le texte débute par un cinglant : « Un des effets corrélatifs de la richesse est qu’elle autorise à parler de la pauvreté…» (p. 121). La question est abordée dans les pays riches du point de vue moral, qu’il soit déploratoire ou accusatoire, et sur l’air du scandale. « Mais on parle, en réalité, des pauvres plus que de la pauvreté » (p. 122) contribuant à dépolitiser le phénomène. Présentée comme quelque chose d’anachronique et d’externe voire d’exotique, la pauvreté est niée, rendue étrangère aux pays riches. Et par une habile opération substantialiste, si la richesse est pensée comme révélatrice des qualités de l’homme riche, la pauvreté est la conséquence des caractéristiques du pauvre. A partir du constat « bienveillant » qu’il y aurait une pauvreté isolée dans les pays riches et une pauvreté générale dans les pays pauvres, des « experts » vont opérer une jonction entre les deux à partir de la médiation de l’émigration en provenance des seconds. Le double processus (émigration – immigration) introduit une pauvreté étrangère à l’histoire nationale des pays riches (mais pas à l’histoire de la richesse prend-t-il soin de préciser p. 123). Cette pauvreté « importée » est « doublement étrangère » et n’a pas à avoir de statut. C’est précisément de cela dont il s’agit dans l’article de Sayad. Il met en évidence la triple absence de statut social, politique et économique de cette incongrue et « inquiétante pauvreté » à laquelle ne sont concédés que quelques bribes de droits « toujours révocable (s), car jamais totalement légitime (s) » (p. 124).
Tout le phénomène migratoire est maintenant synonyme de pauvreté (y compris politique), concernant l’ensemble de la planète, « le monde des “pauvres’’, monde l’émigration, et le monde riche, monde de l’immigration » (p. 125). Sayad s’interroge donc sur la pauvreté immigrée en prenant l’exemple (nous ne revenons pas sur la question de l’exemplarité) de l’immigration algérienne en France, d’abord en questionnant sa condition et son évolution puis en analysant son traitement notamment en matière de politique sociale.
Il revient en premier lieu sur la particularité française en matière de migrations notamment en raison de son déficit démographique ancien et auquel les mesures « internes » sur le marché du travail ne parviendront pas à répondre. Le recours à l’immigration s’imposa donc et fit de la France après la Première guerre mondiale le premier pays d’immigration en poids relatif. Pour répondre aux besoins la France a aussi « inventé l’utilisation à des fins industrielles de la main d’œuvre prolétarisée des pays sous-développés » (p. 129) et en particulier depuis sa « colonie la plus achevée », l’Algérie. Ce recours fut exceptionnel par sa précocité et par le statut politique des travailleurs coloniaux, si proche et si lointain. D’après Sayad c’est cette ambivalence qui donne à l’immigration algérienne son caractère de « banc d’essai pour tout ce qui concerne l’immigration » (p. 130), institutions, mécanismes sociaux et procédures ayant été testés sur l’une pour pouvoir être généralisée pour l’autre. Au final la question centrale réside dans les modalités de la transposition spatiale du système colonial, inégalitaire, dans la métropole et dans les survivances de ce système pour les enfants de l’immigration.
« La double ambiguïté de l’immigration coloniale » se retrouve dans « le domaine des droits sociaux » qui se caractérise par leur limitation pour les résidents étrangers (p. 131). Profondément subordonnée au travail, la légitimité des étrangers à bénéficier de prestations est soit soumise à une obligation de résidence, pour celles qui sont contributives, soit refusée, parce que fondées sur la nationalité, pour les prestations de solidarité. A cela il faut ajouter que les droits au travail et la participation aux syndicats souffrent aussi de plusieurs limites, auxquelles il faut ajouter l’attitude des syndicats ouvriers au sein desquels le « droit à “l’éligibilité’’ reste encore à conquérir » (p. 133). « En bref, la relation du syndicalisme en général à l’immigration n’est pas indemne des contradictions propres à l’immigration et des contradictions que suscite l’immigration. » Sayad évoque enfin les diverses inégalités sociales entre travailleurs nationaux et immigrés, qu’elles soient fondées sur le droit ou sur le fait, les unes étant renforcées par les autres. Il décèle une série d’homologies entre l’histoire de l’assistance sociale et l’histoire de l’immigration et même des migrations en général. Si les immigrés, algériens en particulier, ont été massivement concernés par l’action sociale, cela ne tient pas seulement en raison de leur qualité d’étrangers ou d’hommes seuls mais en raison des présupposés idéologiques d’éduction morale « qui habitent » l’assistance (p. 137). L’action sociale envers les immigrés trouve son origine dans des œuvres missionnaires coloniales adaptées à la métropole et il en est de même des institutions laïques transposées à partir du modèle nord-africain dans sa double dimension de contrôle social et policier. Sayad rappelle que « la confusion fut presque totale jusqu’en 1945 entre l’action sociale et le contrôle policier » (p. 141) en raison de la nature coloniale de cette immigration. Mais si le travail social est quelquefois considéré comme une action d’ordre, c’est dans le cas de cette population en sens inverse que s’est opérée la relation, le travail policier devant assurer une action sociale. Ainsi la dimension sociale se voit subordonnée à l’activité policière. Le sociologue revient ainsi sur le développement juste après la fin de la Première guerre mondiale de la « section des affaires indigènes » à Paris et dans la région parisienne mettant en place progressivement un ensemble de services (foyers, dispensaires, cantines, etc.) destinés exclusivement aux travailleurs algériens. Il montre aussi la volonté des pouvoirs publics d’inciter les entreprises employeuses de main d’œuvre algérienne à développer des solutions de logement sous la forme de baraquements et de cantonnements réservés sur des critères « ethniques ». « Patronat, services sociaux publics et privés, services policiers, chacun de ces partenaires trouve en ce qui le concerne intérêt au dispositif qui se mettait en place. » (p. 147). Les avantages existent aussi pour les travailleurs algériens qui peuvent vivre ensemble dans « un cadre sécurisant » (p. 149) même si ce dernier est aussi « ségrégationniste », voire « totalitaire ». Les « centrales », du nom qui était donné aux foyers d’indigènes, ont aussi une fonction de sélection entre ceux « qui peuvent se fondre dans société et ceux qu’il faut continuer à “protéger’’ ». Cet encadrement militaire dans les baraquements réservés aux Algériens n’eut finalement pas le succès escompté mais il faudra attendre l’après Seconde guerre mondiale pour voir s’opérer un début de séparation entre action sociale et action policière. « En bref, le surinvestissement dont les travailleurs coloniaux seront l’objet en matière d’assistance sociale (…), ne s’explique que parce qu’ils sont avant tout des colonisés et qu’à ce titre, il représentent un véritable risque politique, un danger de subversion. » (p. 151)

 

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