Michel Bruneau, dir.,
Les Grecs pontiques. Diaspora, identité,
territoires
Cnrs Éditions, Paris, 1998, 250 pages.
Bibliographie
de 47 titres, 23 cartes, 8 tableaux.
Livre lu par P. Rygiel
Ce volume rassemble 17 textes, parfois courts, rendant compte d'interventions à un colloque tenu à l'École française d'Athènes en mars 1995. Celui-ci avait pour thème les territoires de la diaspora grecque. La majorité de ces textes ne traitent que d'une composante de la diaspora grecque, la population pontique. Celle-ci est définie par son territoire d'origine, une étroite bande côtière à l'extrémité sud-est de la mer noire. Peu de Grecs pontiques y vivent encore. Les bouleversements politiques et économiques des cent dernières années ont dispersé cette population qui n'existe plus aujourd'hui que sous la forme d'une diaspora. Les textes de ce volume fortement structuré, ce qui est rare pour un ouvrage de cette nature, et dont l'architecture d'ensemble est vigoureusement soulignée par le texte introductif de Michel Bruneau s'attachent à retracer les étapes de cette dispersion, à décrire les territoires de la diaspora pontique et les éléments "objectifs" de l'identité pontique, la langue, l'Histoire et les pratiques religieuses à cerner aussi les contours des identités collectives élaborées par certaines des branches de cette population. Enfin un texte tente de cerner la façon dont l'État, et de façon plus générale les forces politiques grecques, tentent de prendre en compte tant l'émergence d'une identité pontique que l'arrivée des vagues successives de réfugiés. Voir la table des matières de l'ouvrage
Les Grecs pontiques nous apparaissent alors comme une population de langue grecque et de religion orthodoxe installée à l'époque moderne aux marges de l'empire ottoman et de l'empire des tsars. Commerçants, mineurs, agriculteurs, ils sont très tôt présents et actifs dans tous les ports de la mer Noire. Au dix-neuvième siècle, l'expansion russe vers le sud, qui s'accompagne du départ d'une bonne partie des populations musulmanes des régions annexées, facilite l'implantation de nombreux Grecs pontiques dans les territoires acquis par les Russes, ce que favorise le tsar, soucieux tant de mettre en valeur que de contrôler ces zones stratégiques. Dans le même temps, la situation de ceux d'entre eux qui sont restés dans les territoires sous controle ottoman se dégrade, la sublime porte voyant en eux, non sans raisons, les plus fervents soutiens de l'expansion russe, ce qui ne fait que stimuler l'émigration vers les territoires sous autorité russe. La première guerre mondiale ne fait qu'attiser les conflits. En 1916 puis en 1923 des massacres de populations grecques sous autorité turque provoquent un exil massif vers les territoires de l'ancien empire russe, ou vers la Grèce. La population pontique est alors coupée en deux segments dont les histoires vont diverger. Ceux que leur choix, ou les hasards de la guerre et des traités, ont conduit en Grèce, au nombre d'environ de 400 000, seront souvent dirigés vers la Macédoine et la Thrace, régions récemment récupérées par la Grèce sur la Turquie et vidées de leurs habitants musulmans. De là beaucoup partiront entre 1950 et 1975 vers l'Amérique, l'Allemagne ou l'Australie. Ceux qui se sont réfugiés en Russie seront nombreux à devoir affronter un nouvel exil, quand, en 1937-38 puis en 1944-49, le gouvernement de l'Urss décide de transférer les Grecs de Russie vers des Kolkhozes d'Asie centrale ou des goulags sibériens. Certains se rapprocheront de la mer Noire après 1956, quand les déportés recevront l'autorisation de quitter leur lieu d'exil, d'autres s'implanteront sur les lieux de leur déportation. Depuis l'effondrement de l'Urss, les Grecs pontiques d'Urss sont extrémement nombreux à venir s'installer en Grèce, soit dans le nord du pays, soit dans les faubourgs d'Athènes. Environ 60 000 d'entre eux seraient venus s'installer en Grèce entre 1988 et 1994, non sans que l'intégration sociale de ces populations, dont les membres souvent ignorent le grec, ne pose problème.
Outre la description précise, abondament et minutieusement cartographiée de l'implantation des Grecs pontiques dans les territoires de l'ancienne Urss et au Nord de la Grèce, les communications de ce volume s'attachent à dépeindre les manifestations témoignant de l'existence et de la survie d'une identité collective pontique. Des manifestations collectives (festival, pélerinage) rassemblent dans le nord de la Grèce ou dans les pays d'émigration des groupes nombreux. Des monastères, construits à l'image des monastères grecs du Pont, et en abritant parfois des reliques, constituent les points nodaux de ces manifestations. Les principaux lieux d'émigration ont leurs associations pontiques, dont les représentants se réunissent depuis quelques années lors de congrès mondiaux tenus à Thessalonique. Outre la préservation de la culture pontique, ceux-ci oeuvrent à l'élaboration d'un agenda politique. Parmi les revendications mises en avant figure en bonne place la reconnaissance par l'état turc de sa responsabilité dans les massacres du début du vingtième siècle. L'existence d'une identité pontique institutionalisée, inscrite dans les territoires mêmes qu'occupent ces populations et récemment reconnue par les forces politiques grecques, qui savent ce que pèse une population qui rassemble en Grèce même environ un million et demi de personnes, est donc peu contestable.
Cet ouvrage, très précis, très rigoureusement structuré, sera précieux à tous les spécialistes de l'aire géographique et culturelle concernée. Il a pour l'historien de l'immigration le grand mérite de procurer une information solide sur une histoire migratoire peu connue, tout en le contraignant, ce qui est précieux, à réfléchir aux phénomènes d'assimilation et de maintien des identités collectives en sortant de son cadre habituel qui est l'Europe ou l'Amérique du Nord de la fin du dix-neuvième et du vingtième. De fait, les migrants que nous avons l'habitude d'étudier, pénétrent des États-Nations déjà constitués qui visent explicitement l'assimilation nationale des minorités, qu'elle soient ou non allogènes. De plus ces migrants, au moins à partir de la fin du dix-neuvième, rejoignent rarement des espaces pionniers. Or ce volume nous transporte aux confins d'empires qui, même si sous l'influence occidentale ils connaissent des pulsions assimilatrices parfois violentes, telles celles qui agitent l'empire tsariste à la fin du dix-neuvième siècle ou l'URSS de Staline à partir de 1938-1939, tolérent, voire soutiennent durant certaines périodes la survie de minorités nationales ou culturelles. L'URSS de Lénine favorise ainsi l'enseignement du pontique et l'invention d'une forme écrite de celui-ci qui n'avait jamais existé auparavant. Ces minorités sont de plus installées sur des fronts pionniers, à distance du pouvoir central, parfois isolées et parviennent, dans une certaine mesure à s'autoadministrer et en particulier à contrôler le système d'enseignement et l'agencement de leur territoire. Nous nous souvenons alors que disserter du maintien ou de la disparition des identités culturelles et collectives ne peut avoir de sens dans une perspective strictement culturelle qui ne ferait pas sa place aux facteurs institutionnels et socioéconomiques.
Malgré ses qualités, ce livre nous laisse parfois sur notre faim parce qu'il laisse dans l'ombre quelques questions qui viennent spontanément à l'esprit de son lecteur. Nous apprenons peu de choses ainsi du contenu de cette identité pontique, des valeurs qui lui sont liées ou sa place sur l'échiquier politique et idéologique grec, sinon que les originaires du Pont se situent souvent à la gauche de l'échiquier politique grec. De même, nous savons peu de chose de l'audience de ses promoteurs, et du nombre de gens contribuant à la faire vivre. Cela d'ailleurs n'est pas un reproche mais un constat puisque tel n'est pas là l'objet du livre, qui s'attache à décrire une diaspora et les traces de son inscription dans ses multiples espaces. Le seul véritable reproche que l'on fera à ce livre est d'être précédé d'une préface qui rend peu compte de sa démarche et qui contient quelques affirmations discutables.Son auteur, Georges Prévélakis, présente la survie d'une identité pontique comme un paradoxe, puisque cette population n'est unie véritablement ni par une langue, puisqu'il est des pontiques turcophones, ni par une religion, qu'elle est dispersée sur des territoires non contigus, resta jusqu'à une date récente dépourvue de la protection d'un état national, et fut soumise à plusieurs exils et à de brutales persécutions. Il y voit une manifestation de la force d'un hellenisme capable malgré les " mutations rendues nécessaires par les transformations du contexte" de préserver son "noyau dur" son "information vitale" (page 17). Si celui-ci a pu ainsi survivre, malgré des conditions matérielles défavorables, ce ne peut être que grâce aux qualités intrinséques de la culture hellene, puisque selon l'auteur, il faut "être issu d'une culture forte, pour ensuite se battre pour sa préservation" (page 18). On aura beau jeu de rétorquer que le scepticisme est permis quant à la définition de cette "information vitale" qui aurait traversé les millénaires et que l'on serait assez curieux de savoir quels éléments culturels ont en commun les Grecs pontiques et les fondateurs des cités grecques de la mer noire qui les définiraient spécifiquement, l'auteur du reste ne se risque pas à décrire cette mystérieuse molécule. Remarquons de plus que si la force des cultures se mesure à la survie ou à l'émergence malgré l'exil et les persecutions, d'une identité collective institutionalisée se référant à un passé plurimillénaire, la culture hellene partage ce privilége avec celle des Navajos, des Basques et des Aborigènes d'Australie, ce qui risque de sérieusement limiter la possibilité de rendre un tel concept opératoire. Enfin, si terreur exil mort et drames furent le lot de bien des Grecs pontiques au cours du dernier siècle, il n'est pas certain que cela ait pu gêner la formation ou la préservation d'une identité collective.
Nous serions même tentés, au regard des données proposées par ce volume, d'écrire que les deux derniers siècles de l'Histoire des Grecs Pontiques ont pu au contraire favoriser l'émergence ou la persistance de celle-ci. Nous avons en effet souligné qu'une partie notable de ceux-ci, que ce soit en Grèce du Nord, dans les territoires de l'ancien empire russe, voire dans l'empire ottoman avant leur exil, avaient en commun d'être pour nombre d'entre eux des ruraux habitant des villages ou de petites régions monoethniques. De plus du fait de leur statut de pionnier, ceux-ci, dans une certaine mesure au moins, s'autoadministraient, ce qui parait permettre tant la survie d'un substrat culturel commun que celle de liens sociaux étroits mélant appartenance familiale et communauté d'origine. Ajoutons que les exils successifs ne rompirent pas nécessairement ces liens puisqu'ils furent souvent des exils collectifs. Certains villages madéconiens furent ainsi fondés par des communautés villageoises pontiques et regroupèrent essentiellement des originaires du même village. Enfin, mis à part les périodes de persécutions, violentes mais brèves, que connurent ces populations, elles furent soumises durant une notable partie de la période à des régimes qui, non seulement toléraient les écarts aux normes culturelles dominantes, mais encore tendaient à les institutionaliser et à les renforcer, ce qui allait dans certains cas jusqu'à conférer une communauté de statut aux membres de certaines populations dont les pontiques firent partie. Cette situation perdura à certains égards en Grèce puisque les Pontiques s'y trouvèrent occuper un même statut, qui fut celui de réfugié, avant de constituer une notable partie des populations rurales des montagnes du Nord, soit pour partie au moins de la population pontique, de partager un certain nombres d'intérets politiques et économiques. Or, la préservation ou la construction d'une identité collective apuyée sur une spécificité culturelle et une communauté de statut, et manifestée par le modelage d'un territoire pionnier n'est pas une spécificité pontique mais apparaît au contraire comme un phénomène relativement fréquent 1 . D'autre part, l'institutionalisation des différences qui caractérise les régimes impériaux est susceptible d'avoir des effets durables et de générer des identités collectives capables de survivre aux institutions leur ayant donné naissance, pour peu que les circonstances s'y prétent 2 et la durable communauté d'histoire et de statut vécue par nombre de Grecs pontiques paraît s'y préter. Nous sommes donc fort peu enclin à souscrire à une explication des phénomènes étudiés qui fasse appel à quelque miracle ou paradoxe que ce soit, celui-ci fut il hellene.
P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr
TABLE DES MATIERES DE L'OUVRAGE
Notes
1 On peut penser par exemple aux Allemands de la Barossa Valley évoqués par PHELAN N., Some came early, some came late, Macmillan, Sydney-Melbourne, 1970. Retour au texte
2 AMSELLE J-L, Logiques métisses. Anthropologie de l'identité en Afrique et ailleurs, Payot, Paris, 1990. Retour au texte