REBZANI (Mohammed)
Des jeunes dans la discrimination
PUF, Paris, 2002, 191 pages, 21,50 Euros
Livre lu par Philippe Rygiel
Mai 2003
Longtemps ignorées ou minimisées, les pratiques discriminatoires font depuis une petite dizaine d'années l'objet de nombreuses études[1]. L'ouvrage de Mohammed Rebzani, consacré à celles qui frappent les jeunes d'origine non européenne dans la spère du travail apparaît à la fois comme une synthèse de cette activité et un guide présentant un certain nombre de concepts et d'outils adaptés à ce champ, qui proviennent souvent de la sociologie nord-américaine qui a depuis longtemps consacré cet objet d'étude.
Après un chapitre retraçant rapidement l'histoire de l'arrivée
en France des populations extraeuropéenne, Mohammed Rebzani présente
la population qu'il se propose d'étudier au moyen de données
de cadrage provenant soit de données agrégées (souvent
celles de l'Insee) soit de la consultation de la littérature existante.
Effectifs, statut juridique, scolarisation, représentations et dispositifs
institutionnels destinés à l'intégration des jeunes
sont ainsi évoqués.
La seconde partie de l'ouvrage est consacrée à l'étude
de la situation de ces jeunes sur le marché de l'emploi. Elle s'ouvre
par un constat, que soutiennent d'éloquentes données produites
par des enquêtes Insee récentes: le chômage frappe durement
les jeunes d'ascendance non-européenne, même quand sont neutralisés
les effets du niveau de formation, le capital scolaire ne constitue pas
pour eux un gage d'insertion professionelle, ce qui, rapelle l'auteur, n'est
pas en soi la preuve que sont à l'oeuvre des pratiques discriminatoires
puisque plusieurs variables secondes, de la spécialisation scolaire
à la faiblesse des réseaux sociaux mobilisables, peuvent contribuer
à l'expliquer.
Cette inégalité première qu'est l'inégalité
devant le chômage est redoublée et renforcée par d'autres.
En effet la population étudiée apparaît moins susceptible
que d'autres de profiter des dispositifs de lutte contre le chômage,
ses membres sont ainsi, à même niveau d'étude, moins
susceptibles de bénéficier des dispositifs en alternance les
plus à même de conduire à l'emploi. Enfin, ceux qui
parviennent à l'emploi le font au terme de parcours longs, et sont particulièrement
nombreux à occuper des emplois instables et déqualifiés,
voire à se consacrer à des emplois ou à des tâches
"ethniquement définies", l'auteur allant jusqu'à
évoquer une ethnicisation des tâches et des emplois frappante
en particulier dans le secteur de l'animation et de la sécurité.
Il faut pour comprendre l'existence et l'ampleur de ces inégalités
admettre l'existence et l'institutionalisation de pratiques discriminatoires
que la troisième partie de l'ouvrage, après un rapide bilan
historiograpique, s'attache à décrire en distingant discrimination
légale (de nombreux emplois sont de fait réservés à
des nationaux, voire à des ressortissants de l'union européenne)
et pratiques illégales. Celles-ci supposent parfois que soient mises
en oeuvre de véritables stratégies (choix des canaux de diffusion
des annonces d'embauche, demandes de photos à l'appui des demandes
d'emploi, sélection par les adresses des postulants) que l'auteur
décrit avec précision avant de s'interroger sur les racines
de celles-ci. Il insiste ce faisant tant sur le poid des représentation
des employeurs que sur le souci que peuvent avoir ceux-ci d'anticiper les
réactions de leurs clients voire du personnel en place, voire par
les bénéfices économiques retirés d'une gestion
de la main d'oeuvre segmentant celle-ci selon l'origine. Le souci de comprendre
la discrimination comme le produit de l'interaction de multiples acteurs
conduit M. Rebzani à proposer un modèle systèmique
de celle-ci qui l'amène à conclure que celle-ci peut s'autoentretenir
et se perpétuer ce qui justifie l'intervention des pouvoirs publics
et des acteurs politiques, intervention à laquelle un chapitre est
consacré.
La dernière partie de l'ouvrage est consacrée à la
présentation d'un certain nombre d'outils et de concepts, provenant
des études cognitives et de la psychosociologie, voire pour quelques-uns
de la sociologie interactioniste, applicables aux situations de discrimination.
Outre des passages assez classiques sur les mécanismes identitaires
ou les postures possibles du stigmatisé, on notera une présentation
intéressante des conditions de la négociation lors des entretiens
d'embauche qui insiste sur le fait, à partir d'enquêtes canadiennes,
que la non congruence des positions des négociateurs sur les échelles
de prestige (ici le fait que les recruteurs, en position de force de par
leur place dans l'institution, sont amenés à examiner la candidature
de postulants plus diplômés et qualifiés qu'eux) est
en soi facteur d'échec de la négociation.
Tenant à la fois de la synthèse accessible et du guide d'enquête,
pourvu d'une bibliographie nourrie, le livre est incontestablement utile,
d'autant qu'il est pratiquement unique en son genre et que le thème
est important. Le lecteur est cependant tenté de lui faire quelques
reproches. D'une part, mais c'est là en partie une limite imposée
tant par son volume que par l'état de la bibliographie, il propose
peu de données relatives au sort des différents segments de
la population étudiée. Or celle-ci, telle que définie
d'entrée, apparaît particulièrement nombreuse et composite,
tant en termes d'origine que de statut juridique (certains sont Français
d'autres non), ou de formes de socialisation, puisque sa population cible
comprend tant des jeunes gens nés en France que des immigrants arrivés
jeunes en France. Or, nous pouvons supposer que le sort des uns et des autres,
l'intensité ou les formes des pratiques discriminatoires qu'ils rencontrent,
varient dans de fortes proportions, ne serait-ce que parce que les formes
de discrimination légale ne les frappent pas tous. De même
pouvons nous supposer que les pratiques discriminatoires intégrent
la dimension du genre, à peu près totalement absente de l'ouvrage.
D'autre part, l'intérêt que porte l'auteur aux travaux s'inscrivant
dans le cadre de la psychologie sociale le conduit parfois à négliger
d'autres secteurs de la recherche. C'est particulièrement net dans
la présentation de la population étudiée qui ouvre
le volume et, quoiqu'il s'agisse, dans l'optique de l'ouvrage, d'une mise
en place, le lecteur s'étonnera que celle-ci soit menée en
ignorant les travaux de Stéphane Beaud, de Nacira Guénif,
voire de J.P. Terrail, soit ceux d'auteurs attentifs à replacer l'étude
de la socialisation des jeunes issus de familles immigrées dans le
cadre plus global de l'étude des enfants des milieux populaires. Il
en résulte des passages qui donnent parfois assez curieusement l'impression
que les jeunes étudiés sont les seuls à être
confrontés à l'échec scolaire, à constituer
des bandes ou à multiplier les actes d'incivilité.
Notes
[1] Il est tentant de dater l'institutionalisation de cet objet dans la sociologie française, du moins sous cette dénomination, de 1997, année qui voit à la fois la parution du livre de Philippe Bataille, Le racisme au travail, Editions la Découverte, 1997, et celle de l'ouvrage de F. Aubert et al., Jeunes issus de l'immigration : de l'école à l'emploi, Paris, L'Harmattan, 1997, qui fait une large place tant au thème qu'au terme.