Edwige RUDE-ANTOINE,
Des vie et des familles. Les immigrés, la loi et la
coutume.
Éditions Odile Jacob (http://www.odilejacob.fr), Paris,
1997, 327 pages
Bibliographie de 70 titres, 150 francs
environ.
Livre lu par P. Rygiel
Septembre 1998.
L'auteur, docteur en droit et sociologue, est chargée de recherche au Cnrs. Elle se propose d'explorer dans cet ouvrage les conséquences, dans le domaine du droit de la famille, de la présence en France de familles originaires d'Afrique du Nord et d'Afrique subsaharienne, qui contraint, au travers parfois de conflits, à des ajustements des textes et des pratiques judiciaires. Elle souhaite d'autre part examiner les incidences sur la vie de ces familles de leur insertion dans une société dont les règles sont définies par un droit distinct de celui de la société de départ. Les deux premières parties font un point, utilisant une partie de la littérature existante, sur l'histoire de l'immigration en France, l'évolution du droit de l'immigration en France, l'immigration dans le débat politique, l'évolution du droit de la famille en France et la vie des familles immigrées en France. La troisième partie étudie celles des pratiques familiales de ces immigrés qui ont suscité conflits et débats, soit l'exercice de l'autorité parentale, le port du voile, la polygamie, l'excision, la répudiation, ainsi que l'activité judiciaire à laquelle elles ont donné naissance. L'ouvrage se termine par un examen de l'impact de nouvelles pratiques - recours à l'ethnopsychiatrie et à la médiation culturelle - destinées à permettre la résolution des crises et conflits familiaux que connaissent ces familles.
Les deux premières parties, procèdent par résumé de travaux récents, souvent facilement accessibles, tout en ne prennant pas en compte certaines oeuvres importantes, par exemple les travaux de Bonnafous (1) dans l'exposé consacré à la question immigrée. Nous en retiendrons que la prise en compte des pratiques familiales des populations étudiées par le droit fait l'objet de débats, qui parfois débordent du cercle des juristes pour devenir des débats politiques. Plusieurs éléments l'expliquent. Le droit français ne dispose pas de régles et de catégories pertinentes au regard de pratiques jusque là absentes du territoire national, ou de la situation réelle de ces familles. Il leur est ainsi reconnu le droit au regroupement familial, cependant que les dispositions réglementant l'exercice de celui-ci, qui l'assortissent à des conditions de revenus et de logement, sont si contraignantes qu'elles reviennent à priver de celui-ci nombre d'entre elles. De plus, la multiplicité contemporaine des foyers de droit, droit français, droit européen, mais aussi droit des pays d'origine, puisque la jurisprudence reconnaît que toute personne, pour son statut personnel, est soumise à la loi du pays dont elle possède la nationalité, pour autant que l'application de celle-ci ne constitue pas une menace à l'ordre public, laisse au juge une large marge d'appréciation et peut conduire, dans des contextes similaires, à la prise de décisions contradictoires. D'ou le souhait, partagé par beaucoup, de la formulation de normes et de règles claires, dont la définition ne peut que susciter un débat animé.
L'auteur rappelle, reprenant des thèmes depuis longtemps explorés, que les conflits qu'occasionne cet état de fait, qui étant des conflits de droits sont aussi des conflits de valeurs et de culture, ne peuvent être interprétés comme des conflits entre les immigrés et la société d'accueuil. Ils traversent en effet les familles immigrées voire peuvent avoir pour champ clos l'immigré lui-même, contraint d'arbitrer entre les exigences parfois contradictoires du groupe dont il est originaire et celles de la société d'accueuil (2) .
La dernière partie de l'ouvrage se révèle plus riche que les précédentes. Elle explore certains de ces conflits en tentant à chaque fois, en se référant à l'anthropologie et au droit des sociétés de départ, de déterminer le sens que prennent pour les familles immigrées les pratiques étudiées, tout en soulignant que certaines de celles-ci, en particulier la polygamie, sont en voie de disparition dans certains des pays de départ, et la réponse, parfois ambigue et contradictoire, qu'apportent le droit et les juges français à des actes dont ne peut s'accomoder sans heurts une tradition juridique qui postule l'égalité des membres de la cellule familiale, la supériorité de l'intérêt de l'enfant sur l'autorité parentale et conserve pour modèle de référence la famille nucléaire, malgré les évolutions sociétales récentes. Une bonne part de l'intérêt de l'ouvrage est de montrer que les hésitations, du droit et des juges que l'on pourrait ne comprendre que comme des dysfonctionnements de l'insitution judiciaire, expriment l'extrème difficulté qu'il y a à concilier les exigences du droit français, de l'intérêt de l''enfant, qu'il est parfois difficile d'apprécier, des engagements internationaux pris par la France et le souci de mettre fin à certaines pratiques, ce qui ne passe pas nécessairement par une répression rigoureuse, voire le souhait de parvenir à une décision qui soit compréhensible pour le justiciable.
La complexité de la tâche conduit certaines instances judiciaires à préconiser le recours à des pratiques nouvelles, telles l'ethnopsychiatrie, la médiation, ou le recours à l'interpréte culturel, afin en particulier de se donner les moyens de comprendre les motivations des acteurs et de parvenir à rendre une décision qui puisse prendre sens pour les parties. Edwige Rude-Antoine met en évidence les dangers d'une telle évolution. Elle y voit le risque d'une ethnicisation des comportements qui peut aboutir à renvoyer de force l'immigré à sa culture d'origine, ou à ce que les experts dont s'entourent les tribunaux concoivent comme sa culture d'origine, et d'oublier alors les besoins exprimés par les individus présents dont certains recourrent à la justice pour trancher un conflit parce qu'ils veulent rompre avec les contraintes que fait peser sur eux le groupe auquel ils appartiennent et la tradition qu'il incarne. A cela s'ajoute la possibilité de renvoyer à une culture réifiée des dysfonctionnements familiaux graves, ce qui peut conduire à ne pas les sanctionner, en considérant que les auteurs des faits ont agi sous contrainte, et donc à ne pas protéger ceux qui en sont victimes. De plus, le recours à la médiation en aval de la décision judicaire, soit à un accord privé mettant fin au conflit sans que le droit soit dit, peut conduire à refuser de juger de certaines affaires, et donc à ce que le droit ne soit ni dit ni appliqué. Ce droit non-dit, outre qu'il contredit le principe de l'égalité devant la loi, peut, selon l'auteur, empêcher certaines familles de développer des stratégies d'ajustement à leur environnement pertinentes en les privant de repères clairs.
Si nous trouvons peu à redire aux principales
conclusions de l'ouvrage, nous serions tenté d'apporter
quelques nuances à la peinture qui est faite du
fonctionnement des familles immigrées. D'une part, si
toutes se trouvent placées dans des situations similaires
et doivent développer des stratégies leur
permettant de vivre en émigration, ce qui est une
tâche difficile et douloureuse, toutes ne présentent
pas de signes de dysfonctionnement grave ou d'inadaptation totale
à leur nouvel environnement, ce que l'on a tendance
parfois à oublier, sans que la faute en revienne à
l'auteur, à la lecture d'un ouvrage qui s'appuie pour une
large mesure sur l'étude des décisions des
tribunaux. D'autre part, la difficulté à concilier
les exigences des normes apprises et des normes juridiques n'est
pas propre aux familles immigrées. Les familles des
migrants ruraux, confrontées aux normes dominantes de
l'époque en firent l'expérience
(3)
. Aujourd'hui encore les familles des classes populaires, loin
d'avoir toutes intégré les normes dominantes,
même si les pratiques familiales en cause en ce cas ne sont
pas l'excision ou le port du voile, les rencontrent encore.
Enfin, si l'immigration peut favoriser l'émergence de
conflits familiaux, voire la dissolution de la cellule familiale,
on ne peut lui attribuer tous les désordres familiaux des
populations immigrées. Certains lui préexistent et
ne font que s'exaspérer dans le nouvel environnement
(4)
.
En guise de postscriptum le lecteur regrettera quelques
facilités ou négligences, d'écriture, qui,
fort nombreuses, en viennent à géner la lecture, de
même que le goût manifeste de l'auteur, que le
lecteur n'est pas obligé de partager, pour
l'énoncé solonnel de vérités
générales.
P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr
Notes