RYGIEL Philippe
Destins immigrés, Cher 1920-1980. Trajectoires d’immigrés d’Europe

Besançon, Presses universitaires franc-comtoises (PUFC), 2001, 442 p.

Livre lu par Nicole Fouché

Octobre 2002 .

La thèse de Philippe Rygiel, (ancien élève de l’École normale supérieure, maître de conférences à l’UFR d’histoire de l’université Paris-I et chercheur associé auprès du Laboratoire des sciences sociales de l’ENS), dirigée par Janine Ponty, vient d’être publiée par les Presses universitaires francs-comtoises. Le propos de l’auteur est d’étudier les trajectoires sociales et géographiques des membres de lignées immigrées d’origine européenne entrées en France avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. La nécessité de cette étude est justifiée par le fait qu’historiens et sociologues considèrent souvent comme un acquis l’idée de l’amoindrissement progressif, dans le temps, des capacités d’intégration de la France et font comme si la preuve avait déjà été clairement apportée de l’efficacité de l’ancienne assimilation dite « à la française ».
Philippe Rygiel se propose de mettre cette proposition en perspective en examinant sa pertinence pour plusieurs populations d’origine étrangère immigrées en France dans l’entre-deux-guerres. Ce faisant, il inscrit d’emblée au centre de sa recherche la dimension comparative et donc, de son point de vue, la nécessité du recours à l’histoire quantitative et à la mesure, conditions sine qua non de la comparaison.
Ne disposant pas de données immédiatement exploitables, ni de points de comparaison préexistants, ni du secours d’une méthodologie avérée, l’auteur, avec une expertise pointue, construit et produit sa propre base de données. Il va suivre l’itinéraire des immigrés et de leurs enfants, nés des vagues migratoires polonaises, italiennes, espagnoles et portugaises, tchécoslovaques, présentes dans le département du Cher (sorte de département modèle : notion discutée) dans l’entre-deux-guerres. Il explique progressivement et rigoureusement le comment et le pourquoi de sa réflexion et de sa méthode statistique. Les approximations ou les biais auxquels il est contraint ne lui échappent pas : il les évalue et les corrige. Son dépouillement d’archives porte principalement sur les tables de naissance, puis l’état civil – actes de naissance, actes de mariage – (tribunaux de Blois, Bourges, Châteauroux, Montargis, Montluçon, Moulins, Nevers, Orléans… et mairies de Paris). Il repère également une population française à inclure à titre de population témoin. Surtout, il construit une classification socioprofessionnelle à trois niveaux, complexe, afin d’éviter les très nombreux écueils liés à ce type de catégorisation et de codage, et vérifie en permanence les outils qu’il a forgés. Cette première partie, intitulée « Construction du dispositif de recherche », est un protocole d’expérience et une mise au jour scrupuleuse et scientifique des seules questions auxquelles ce type de traitement des sources peut répondre. L’intérêt de cette partie méthodologique est la transparence : en dévoilant systématiquement le mode de production de sa base d’information et ses limites, Philippe Rygiel met tout chercheur en quête de vérifications et de précisions à même de les trouver et de les discuter. Combien d’historiens sont-ils armés pour le faire ? Là est toute la question.
Puis l’auteur développe sa problématique : quelle mobilité sociale ascendante, quelle intégration pour les enfants d’immigrés ? Il est clair que la morphologie sociale des populations issues de l’immigration de l’entre-deux-guerres n’est pas identique à celle de leurs parents. Ceux-ci occupaient alors, dans le département du Cher, des emplois ouvriers bien peu qualifiés : dans l’agriculture, l’industrie et le bâtiment. Ils habitent les petites localités ou les campagnes : les enfants, eux, vivent dans des grandes villes du Cher (60 %) et gagnent la région parisienne. Les fils, bien que toujours prolétaires, sont montés dans l’échelle sociale, ils ne sont plus ouvriers agricoles, il est rare qu’ils soient encore manœuvres. Le développement de l’enseignement technique et professionnel joue un rôle important dans les ouvertures qui sont faites aux garçons. Certains d’entre eux sont passés – des filles aussi – des deux premiers secteurs au tertiaire, totalement fermé à leurs parents. Les filles n’ont pas les même chances que les garçons de leur famille. Elles n’ont pas non plus les mêmes chances que les jeunes françaises de leur âge. Les cadettes qui arrivent sur le marché du travail à l’époque des trente glorieuses sont mieux intégrées. Globalement, on observe donc, à l’échelle d’un département, une dispersion géographique avérée et une diversification socioprofessionnelle certaine avec ascension sociale réelle mais modeste, toutes deux pouvant être mesurées.
La comparaison avec les trajectoires de familles de souche française prend là tout son sens car qu’il s’agisse du renforcement de l’enseignement technique, du dépeuplement des campagnes, du mouvement d’urbanisation ou du développement des métiers féminins, on peut penser que les enfants d’immigrés ne sont pas les seuls concernés : en fait ce que l’on constate, c’est, en effet, le même type de mobilité sociale mais plus avantageuse pour les Français de souche car ils accèdent plus facilement au secteur des bureaux et au secteur public alors que les enfants d’immigrés sont toujours prolétaires. L’ascendance immigrée reste donc un marqueur social et une variable explicative de la trajectoire suivie. Doit-on, pour autant, parler d’intégration inégale ou d’intégration différenciée, ou d’intégration retardée ?
En plus des conclusions générales, ci-dessus succinctement résumées, il ne faut pas oublier l’intérêt d’une telle étude pour l’histoire régionale (histoire de Rosières par exemple) : idéal à suivre ? source d’informations et de comparaisons pour d’autres régions d’immigration ? En dépit de son côté théorique et abstrait, ce livre entre dans le détail des choses et donne quantité d’informations de terrain extrêmement concrètes et précises.
Ce travail de thèse est remarquablement réussi dans la mesure où il atteint, avec toute la rigueur scientifique possible, le but qu’il s’était fixé, c’est-à-dire introduire le devenir social des immigrés dans une perspective historique en isolant le mouvement, le processus, qui conduisit les membres des familles du point A au point B. C’est aussi un ouvrage pionnier qui met de l’ordre dans le postulat de l’intégration.
C’est certainement un ouvrage difficile car il fait appel à des connaissances statistiques et informatiques peu communes et peu partagées, sinon par des initiés (dont je ne fais pas vraiment partie, bien qu’ayant moi-même, dans les années 1980, utilisé l’histoire quantitative, non pas à ce niveau). On aimerait offrir à Philippe Rygiel un débat de l’ordre de celui qui a accueilli Time on the Cross aux États-Unis.

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