SAVARÈSE Éric
Histoire coloniale et immigration. Une invention de l'étranger.

Paris, Séguier, les colonnes d'Hercule, 2000, 262 pages

Livre lu par Françoise de Barros

Novembre 2002 .

Cet ouvrage cherche à démontrer une continuité entre les figures de colonisés, « d'indigènes », inventées dans les colonisations d'une part et les figures de l'immigré dominantes en métropole après la décolonisation d'autre part. Si les incidences des pratiques coloniales de la France et surtout des modes de décolonisation sur la façon dont l'immigration est appréhendée dans ce pays commencent à être de plus en plus largement évoquées, elles sont plus rarement démontrées(1)) . C'est un premier mérite de cet ouvrage que de viser spécifiquement cet objectif. Son auteur, Eric Savarèse, s'attèle d'ailleurs à cette tâche dès sa thèse consacrée à la légitimation de l'ordre colonial en métropole et publiée en 1998(2)) . Poursuivant ses recherches sur l'articulation entre espace colonial et espace métropolitain, il réécrit ici un certain nombre d'études spécifiques (sur le cinéma, l'iconographie, les manuels scolaires, etc…) afin de démontrer une hypothèse plus générale : « la perception de types de population indigènes permet en partie de comprendre la perception de types d'immigrés, et la focalisation des peurs sur les Maghrébins. » (p.15). Pour cela, il propose « de rechercher [les] conditions d'émergence [des perceptions actuelles des « immigrés »] dans la situation coloniale, puis d'identifier dans quelle mesure les images d'empire se transforment et migrent dans la France dite des « immigrations » » (p.15). La construction de l'ouvrage atteste du statut particulier qui échoit aux Algériens puisque la première partie est consacrée à la démonstration de leur spécificité à la fois dans le monde colonial et dans les représentations de l'immigration, tandis que la seconde partie veut saisir les incidences plus générales de la colonisation sur les représentations de « l'autre » depuis 1962.
L'auteur procède à sa démonstration en articulant différents corpus d'origine coloniale et métropolitaine mettant en lumière les représentations particulières de « l'autre », c'est-à-dire de l'indigène, que ces textes véhiculent. Ces analyses sont souvent éclairantes, et particulièrement, dans la seconde partie, en ce qui concerne l'histoire coloniale telle qu'elle est enseignée, pendant la colonisation, dans les écoles primaires, et les récits pour enfants dont l'action se situe dans les colonies. Etudiant les manuels, il montre ainsi la forme très particulière de récit dont la colonisation fait l'objet, une sorte d'épopée mettant en scène les héros métropolitains et laissant complètement dans l'ombre les populations colonisées. C'est ici que le titre de l'ouvrage, à notre sens, trouve sa justification, car il n'est aucunement question de reprendre l'histoire même des colonisations dans ce travail : c'est l'histoire en tant que récit qui est ici traitée. De la même façon, le second chapitre de la première partie traite des différents « savoir » produit pendant la période coloniale par différents types de « savants » et qui permettent à Eric Savarèse de constater d'une part que « en matière coloniale plus qu'en tout autre domaine, il n'existe pas de cloison étanche entre sens commun et sens savant » (p.65), les types les plus divers de « savants » produisant des textes sur les colonies à ambition savante, et d'autre part que « l'évolutionnisme n'est pas le produit de la domination coloniale, mais l'analyse des sociétés africaines ou asiatiques est , d'un point de vue pratique, l'opération qui permet de renforcer la croyance en une « grande théorie » de l'évolution des races et des sociétés » (p.64). C'est dans ce rapport aux théories évolutionnistes que l'auteur met en évidence les distinctions opérées entre les figures indigènes noire, asiatique et maghrébine.
Mais la démonstration générale, telle que la mène l'auteur, pose plusieurs problèmes.
Tout d'abord, les corpus mis bout à bout laissent le lecteur sur sa faim car d'une part, leur exploitation maximale l'attire en partie en dehors de l'objectif fixé, et d'autre part, ils apparaissent insuffisants pour étayer les hypothèses proposées. On sent que c'est sans doute cette inadéquation partielle du matériau qui a conduit à sa sur-exploitation. Ainsi, pour reprendre l'exemple de l'enseignement de la colonisation, ce corpus servirait pleinement la démonstration si y était adjoint un corpus permettant de mesurer ou de décrire une forme plus ou moins directe de réception de cet enseignement. Or la réception, quel que soit le corpus de production étudié, est absente du livre, et remplacée, en l'occurrence, par des développements sur l'éthique des enseignants aux débuts de la Troisième République, censés convaincre le lecteur que le contenu des ouvrages qu'analyse l'auteur a été transmis fidèlement et avec force conviction. L'adaptation entre le corpus choisi et l'hypothèse défendue pose également problème lui-même dans la première partie où le premier et le dernier chapitre proposent d'appréhender les figures des immigrés et des indigènes à travers respectivement un corpus cinématographique et un corpus iconographique représentant les femmes indigènes. Ces deux corpus apparaissent en effet singulièrement pointus et restreints au regard de la généralité de l'hypothèse posée en introduction. On voit par ailleurs mal ce que le dernier apporte au premier. Ce manque d'ajustement entre les corpus et la thèse amène ainsi l'auteur à de nombreuses répétitions et affirmations de relations qu'il ne parvient pas complètement à établir.
Enfin, le soubassement théorique du livre pose un problème d'argumentation et de définition. Si Éric Savarèse se présente comme un historien et mobilise en partie une bibliographie d'historien, il s'appuie en fait essentiellement sur un appareillage psychanalytique. Il est notamment remarquable que pas une seule référence ne soit faite à l'ouvrage de Duby(3)) alors qu'il ne cesse d'y est question de l'imaginaire colonial. Il est d'autant plus étonnant qu'Eric Savarèse se prive de cet appui qu'il ne définit à aucun moment lui-même ce qu'il entend par imaginaire. Ce mot se confond souvent avec image au sens iconographique du terme, représentation ou catégorie. L'appareillage psychanalytique est en revanche explicite largement dans la première partie lorsque le second chapitre est l'occasion d'une interprétation œdipienne de la construction des figures indigènes qui se veut une alternative aux explications économiques de la conquête coloniale (pp.69-73). Or on peut s'interroger sur la pertinence de ce type d'argumentation appliqué à des phénomènes généraux et collectifs, d'autant que l'argument est ici justifié uniquement par une citation de Malinowski. C'est dans cette perspective que le recours à l'histoire est revendiqué, bien davantage que pour la construction et l'analyse de son objet. En effet, en introduction comme en conclusion, l'auteur justifie son travail comme étant une forme de thérapie nationale permettant de se libérer des effets nocifs résultant du refoulement de certains épisodes, voire d'en faire le deuil (p. 246).

  1. C'est le cas des travaux précurseurs de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel portant malheureusement exclusivement sur l'iconographie : De l'indigène à l'immigré, Paris, La Découverte Gallimard, 1998.
  2. Savarèse Eric, L'ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine. Oublier l'autre, L'Harmattan, Paris, 1998.
  3. Duby Georges, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.

 

[ Retour à l'index de la rubrique ]