Michel Cordillot

La sociale en Amérique, . Dictionnaire du mouvement social francophone aux États-Unis, 1848-1922

Paris, Éditions de l’Atelier, 2002, 432 p.

Livre lu par Nicole Fouché, CNRS-EHESS

Mai 2005

L’attribution, le 29 mars 2005, par l’Organization of American Historians, du prix Willi Paul Adams à Michel Cordillot (professeur de civilisation américaine à l’université Paris-VIII) tire de sa retraite un ouvrage peu remarqué par les historiens français au moment de sa publication, en 2002. Sa formule « dictionnaire » (classement par ordre alphabétique de notices biographiques) avait incité les critiques à le ranger, un peu trop vite, au rayon des utiles mais laborieux ouvrages de référence. Or, il s’adressait aux historiens des mouvements sociaux en France comme à ceux des États-Unis, aux spécialistes de l’émigration française et à ceux de l’immigration américaine, aux professionnels des transferts culturels et intellectuels, aux amateurs d’itinéraires personnels ou collectifs et aux gourmands d’histoires extraordinaires…

LLes 1 000 biographies publiées appartiennent à une banque de données de plus de 4 000 noms (fruit de très nombreuses collaborations), consultables dans la deuxième version du CDRom du Maitron. Chaque notice est suivie de la liste des sources ainsi que du nom « de son » ou « de ses » rédacteurs et rédactrices. La partie dictionnaire est précédée de trente pages d’entrées thématiques qui brossent une synthèse précieuse de ce qui suit.
Entre 1848 et 1922, quelques milliers de réfugiés et d’exilés français (ou de langue française) – républicains, révolutionnaires ou socialistes – s’installent aux États-Unis où ils s’organisent avec le but de transformer la société américaine…
Ces hommes et ces femmes (8,5 % des personnes répertoriées), plus l’ensemble des organisations dans lesquelles ils s’insèrent, se réclamant d’idéaux de progrès et de transformation sociale en faveur des plus défavorisés, constituent « le mouvement social francophone » des États-Unis.
La période 1848-1880 fut marquée par les tentatives françaises, cabétistes et fouriéristes, d’édifier outre-Atlantique une société idéale. Contrairement à la communauté fouriériste de Réunion, qui échoua rapidement, la tentative des Icariens se prolongea sur un demi-siècle. À ces exilés volontaires s’ajoutèrent un nombre assez élevé de quarante-huitards (juin 1848, 13 juin 1849, 2 décembre 1851). Après 1871, des communards (proches des blanquistes) arrivèrent. Ces groupes fournirent des militants et des dirigeants à la section de la Montagne new-yorkaise, ainsi que des cadres politiquement formés à l’Union républicaine de langue française et aux sections françaises de l’Association internationale des travailleurs (Ire Internationale).
À partir des années 1880, un mouvement d’une autre nature se développa. Jusqu’en 1897, le mouvement social francophone fut largement dominé par les anarchistes, qui parvinrent à s’implanter durablement dans les villages miniers de Pennsylvanie. Le mouvement recruta essentiellement parmi les immigrés économiques, notamment parmi les mineurs venus du Gard, du Pas-de-Calais et de Belgique. Certains étaient déjà politisés ou syndiqués (membres de la CGT mis à l’index pour faits de grève en 1900 ou 1910). D’autres se politisèrent au contact de la réalité sociale qu’ils découvrirent en Amérique…
Toutefois, après 1897, un grand mouvement de ralliement au Parti socialiste américain s’amorça. À la veille de la Première Guerre mondiale, 500 militants étaient membres des différentes sections de langue française de ce parti de 90 000 adhérents. L’organe socialiste français, L’Union des travailleurs, tirait à 1 500 exemplaires (le nombre de lecteurs peut être multiplié par quatre ou cinq). La Fédération socialiste française indépendante, finalement constituée à la veille de la Première Guerre mondiale, demeura active jusqu’en 1922, au moins.
On n’en finirait pas de s’intéresser à l’impact, sur cette communauté immigrée, d’événements américains comme celui de Hay Market, comme la campagne du socialiste américain Eugene Debs (d’origine alsacienne),etc., et réciproquement… ou encore à l’importance d’événements européens comme la Commune, la catastrophe de Courrières, la Grande Guerre, etc. Il ne faut pas survaloriser le rôle de la mouvance radicale franco-américaine au sein du mouvement ouvrier américain, surtout si on le compare au rôle des Allemands, des juifs d’Europe centrale ou des Italiens. Encore ne faut-il pas le sous-estimer.
Ces biographies révèlent un maillage communautaire incroyablement dense de coopératives, de sociétés de secours mutuel, de sociétés fraternelles, culturelles, théâtrales, musicales et même horticoles, qui dépassent largement le cercle des seuls militants politisés et impliquent souvent la communauté locale francophone dans son entier. Ces hommes utilisent le français, transmettent la langue à leurs enfants, lisent la presse française ou belge, participent à la célébration des fêtes nationales françaises, se marient dans la communauté et souvent même au sein de leur famille politique. En revanche, on peut aussi observer un certain niveau d’insertion : mobilité, progrès dans la hiérarchie sociale, acquisition de biens personnels et/ou professionnels, pratique orale et écrite de l’anglais, obtention de la nationalité américaine, candidature politique, voire élection, etc. Ce dictionnaire apporte donc sa pierre aux débats historiographiques actuels sur les migrations et sur l’ethnicité.

En conclusion, je dirais que cet ouvrage est une contribution originale à l’histoire ouvrière, sociale, intellectuelle et politique des États-Unis. C’est la première fois qu’émergent, dans cette histoire, des militants de langue et de culture françaises, marquant un rapprochement franco-américain inattendu. Pour la France, l’ouvrage de Cordillot prolonge utilement le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maitron et permet de faire émerger une face, jusque-là non explorée, de l’extension internationale de ce mouvement. C’est vraiment un très beau travail et nous nous réjouissons de la perspicacité de nos collègues américains de l’Organization of American Historians ; nous encourageons les jeunes chercheurs français et américains à exploiter les ressources et les problématiques mises au jour dans l’œuvre de Michel Cordillot. .

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