Pierre-André TAGUIEFF,
La couleur et le sang. Doctrines racistes à la
française
Éditions mille et une nuits, janvier 1998, 204 pages
Bibliographie en notes.
Livre lu par P. Rygiel
Mars 1999.
Cet ouvrage de P.A. Taguieff, dont la parution en un format
maniable et une édition peu onéreuse mérite
d'être saluée, reprend et prolonge les travaux que
celui-ci a consacré aux grandes figures de la
pensée raciste. P.A. Taguieff rappelle d'abord que la
notion de race, c'est à dire l'idée d'une division
de l'humanité en groupes dont les membres partagent des
traits et des moeurs héréditairement transmis est
une idée ancienne, repérable dès l'aube de
l'époque moderne, l'idée qu'existe entre ces
groupes une hiérarchie pouvant elle être
rencontrée dès le dix-huitième
siècle. L'originalité du dix-neuvième
siècle en ce domaine vient pour lui de ce qu'il voit
surgir des discours qui, mobilisant les ressources de la "science
normale", tentent de promouvoir des modes d'explication du monde
social dont l'idée d'une hiérarchie des races
serait la clé de voûte (P.A. Taguieff parle alors de
racialisme) de même que des doctrines, qui sont aussi des
projets politiques, visant à faire de la race une
catégorie mobilisable dans le champ politique et prise en
compte par l'action publique (P.A. Taguieff parle alors de
pensée raciste) qui doit établir entre les races
des discriminations.
Ce vaste archipel de doctrines et d'idées est fort
divers, ce qu'illustre ici l'étude fouillée de
trois théoriciens majeurs de la race, Gobineau, Vacher de
Lapouge et Le Bon. Le "racialisme Gobinien" est ainsi "la longue
narration de la disparition des sangs purs par l'effet des
mélanges interraciaux" (page 17) et ne peut nourrir de
projet politique car, venu trop tard dans un monde trop vieux, le
Comte Gobineau ne peut que contempler "attristé (...) le
paysage final de la décadence humaine" (page 18). La
dimension politique n'est cependant pas absente de son oeuvre
puisqu'il est le premier à établir un lien
étroit entre les progrès de la démocratie et
de l'égalité et le mélange des races qui
caractérise le monde moderne. Le "racialisme
évolutionniste" d'un Gustave Le Bon, largement
mâtiné de darwinisme social, fait de l'Histoire le
récit de la lute pour l'existence de groupes humains
porteurs de caractéristiques propres et stables, lutte qui
seule permet le progrès. Cela conduit donc Le Bon à
plaider pour l'instauration de régimes politiques
permettant à " la lutte pour la vie et à la
sélection des meilleurs de s'exercer sans obstacles" (page
18). Enfin, le sélectionisme d'un Vacher de Lapouge fait
de la race supérieure un idéal encore à
construire. Postulant la transmission héréditaires
des qualités (au sens d'Eigenschaft) humaines, il
prône l'amélioration de l'espèce par le biais
d'une sélection systématique des reproducteurs.
Affirmant que les sociétés modernes, non seulement
ne favorisent pas celles-ci mais concourent à assurer la
reproduction des médiocres, il appelle de ses voeux un
état fort, seul capable de mettre en oeuvre un tel projet.
Ces oeuvres, qui furent passionnément lues et
commentées pendant près d'un siècle, font
aujourd'hui, d'après Pierre André Taguieff, figure
de reliques. "A la fin du vingtième siècle, la page
du racisme scientifique est tournée (page 162) en
dépit de survivances facilement observables. On peut
cependant retrouver certaines composantes de ces doctrines,
reformulées, recomposées dans l'imaginaire
contemporain" dont les normes nous dit l'auteur semblent " en
parfaite consonance" avec les idéaux eugéniques. De
même existe un "néoracisme", vivace, quoique
celui-ci ne "se réfère plus centralement à
la race biologique et n'affirme plus directement
l'inégalité entre les races" (page 20)
préférant à l'ancien "déterminisme
biologicoracial" un déterminisme "ethnoculturel", qui
peut, ajouterons nous, se frayer un chemin jusqu'au coeur
même de nos institutions
1
.
, cependant que s'affirme un réductionnisme
génétique dans tous les domaines des sciences du
comportement et de la médecine" (page 20).
La description, précise, patiente, des discours
étudiés ici s'avère convaincante et
introduit des distinctions pertinentes, telle celle qui permet
d'opposer racialismes et doctrines racistes. L'ouvrage cependant
excite notre curiosité plus qu'il ne la satisfait. En
effet nous convenons avec l'auteur que : " (...) ce qui demeure un
problème, voire un défi pour les sciences sociales,
c'est l'influence différée exercée non point
par la philosophie de Gobineau, mais par l'idée raciale
qu'il a élaborée comme un mythe moderne" (page 46).
Encore que nous formulerions sans doute la question autrement en
nous demandant pourquoi et comment des appareils de pouvoir
très divers, ceux de l'Allemagne nazie, mais aussi de la
Suède social-démocrate ou de l'Australie blanche,
pour ne prendre que quelques exemples, ont pu élaborer des
dispositifs conférant à la notion de race le statut
d'une catégorie légitime et efficace de l'action
publique. Force est de constater que l'auteur ne répond
pas à cette question, sinon par le constat,
emprunté à Keyserling que ce n'est pas la
cohérence ou la clarté des doctrines racistes qui
peut expliquer que des appareils de pouvoir s'en emparent. Il
nous semble que cela revient à dire que l'Histoire des
idées n'est sans doute pas la plus à même de
retracer l'histoire de leurs succès ou de leur emploi, qui
suppose une analyse de leurs fonctions au sein des configurations
où elles apparaissent, ainsi que celle des groupes qui
s'en emparent, soit un détour par le politique et le
social.
P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr
Notes
1 Edwige RUDE-ANTOINE, Des vie et des familles. Les immigrés, la loi et la coutume. , Éditions Odile Jacob, 1997 Retour au texte