Laura TEULIERES
Immigrés d'Italie et paysans de France, 1920-1944,

Presses Universitaires du Mirail, Toulouse 2002, 265 pages, 28,70 Euros

Livre lu par Philippe Rygiel

décembre 2002 .

Cet ouvrage est tiré d'une thèse soutenue à Toulouse. L'auteur se propose d'étudier un objet triface. Il s'agit d'une part de proposer une synthèse consacrée à l'immigration italienne dans le grand sud-ouest, qui avait suscitée de nombreuses monographie[1] mais pas d'études d'ensemble , d'autre part d'examiner la façon dont cette immigration est perçue, tant par les populations et les élites locales que par les populations migrantes et les autorités du pays d'origine, enfin de s'interroger sur les liens et les interactions entre mouvement migratoire, intégration sociale des migrants et perceptions et représentations des migrants et de la migration. Elle s'appuie pour ce faire sur des sources variées, combinant l'utilisation des fonds des archives publique, le dépouillement de la presse locale et l'étude des sources imprimées disponibles.
Laure Teulières peut alors proposer un récit organisé en quatre temps, nous assistons à la naissance de l'immigration italienne, examinons les schèmes de perception qui se mettent alors en place avant de nous intéresser à la vie et à l'organisation de la communauté italienne, la dernière partie du livre étant toute entière consacrée à l'examen des modifications des perceptions induites par le riche événementiel des années trente et des années de guerre.

La première partie reprend des éléments connus. La crise démographique que connaissent les campagnes du Sud-Ouest à la fin du dix-neuvième siècle s'accompagne d'une déprise agricole, phénomène de longue durée dont la grande guerre aggrave les effets. Cette transformation des campagnes est perçue, et le montrer clairement à l'aide de sources permettant l'étude des discours produits par les élites locales est l'apport propre de l'auteur, comme un signe de décadence et de déclin, ce qui contribue à constituer la dépopulation des campagnes en un problème politique. Cela débouche, après 1914 sur la naissance d'institutions, soit publiques (comités de retour à la terre), soit privées (confédérations des agriculteurs du sud ouest) qui peu à peu conçoivent l'immigration comme un recours.
De façon surprenante, alors que l'Espagne est toute proche et la population espagnole déjà nombreuse avant-guerre, ce sont des agriculteurs italiens qui arrivent en nombre durant les années 20. Il ne s'agit pas du résultat d'un plan élaboré dès l'abord par les propriétaires du sud-ouest ou les administrations ayant en charge le dossier. De multiples tentatives ont lieu en effet au début des années vingt, qui se traduisent par l'arrivée dans ces campagnes d'hommes et de familles venus de divers horizons. Beaucoup seront sans suite alors que les premières expériences réussies d'implantations italiennes enclenchent une dynamique qui se traduit par l'apparition de véritables jumelages entre villages italiens et terroirs français et des arrivées massives, qui prennent place au cours d'une très courte période, la plupart de ceux qui arrivent directement d'Italie s'implantent en effet dans la région entre 1922 et 1927, les autorités fascistes parvenant ensuite à réduire les flux d'émigration. La population italienne du sud-ouest voit cependant ses effectifs augmenter encore jusqu'à la guerre sous l'effet de l'accroissement naturel, d'une immigration ralentie et de l'installation de familles provenant d'autres régions françaises. S'attachant à expliquer ce succès de l'immigration italienne, l'auteur insiste, du côté italien, sur l'attrait du marché foncier local, beaucoup plus favorable aux exploitants que celui de l'Italie du nord et sur la nécessaire réorientation, du fait des politiques restrictives adoptées, des flux migratoires à destination des Amériques. Elle met l'accent du côté français sur le fait que la solution espagnole est peu tentante au regard des représentations locales qui dénient à l'Espagnol les qualités qui font un bon agriculteur, homme des villes "Ètrangers vagabonds, étrangers vacants, étrangers inquiétants" écrit elle (page 32), ils "passent pour "terrassiers plus qu'agriculteurs" (page 33).
La seconde partie examine les systèmes de représentations qui se mettent en place lors de la phase d'arrivée des migrants en distinguant entre les grandes familles politiques et les acteurs. La perception proposée par les élites locales est généralement favorable à ceux-ci, à travers cependant des thèmes qui divergent selon les sensibilités politiques. Si les forces de gauche voient souvent en eux des victimes de la dictature, les milieux conservateurs, pénétrés par la thématique de l'Union latine, sont sensibles à leur dévotion, et voient dans leur arrivée, outre un moyen de revitaliser la région, l'expression de l'excès de vitalité d'un peuple sur la voie de la rénovation. Ces représentations relaient, ou au moins sont influencées par celles proposées par les autorités italiennes ou les réfugiés politiques, nombreux dans la région, dont l'auteur étudie ce qu'on l'on pourrait appeler, avec quelqu'anachronisme, la stratégie de communication, les uns comme les autres développant en direction du public et des autorités françaises des actions visant à infléchir les perceptions locales des migrants. L'étude de la réception de ces perceptions savantes est malaisée, s'appuyant sur des enquêtes contemporaines de l'arrivée des Italiens, Laure Teulières parvient cependant à montrer qu'à la forte méfiance initiale succède une appréciation positive, que l'on peut déduire de la forte demande de travailleurs agricoles italiens exprimée par les propriétaires et exploitants locaux, et que l'on peut rapporter aux effets induits par l'arrivée des Italiens, qui se traduit par la remise en culture de terres qui n'étaient plus exploitées, la hausse des baux et des prix du fonciers.
La troisième partie de l'ouvrage est consacrée à la vie et à l'organisation de la population italienne, si l'on trouve dans le sud ouest des ouvriers et des bûcherons italiens, la plupart sont cependant des ouvriers agricoles ou des exploitants, parfois propriétaires des terres qu'ils travaillent. Présentés par les autorités italiennes et une partie des notables locaux comme des agriculteurs compétents permettant la modernisation des cultures locales, ils sont de fait à l'origine d'un certain nombre d'innovations, que Laure Teulières examine d'assez près. Les effets d'entraînement semblent cependant, dans l'immédiat du moins, assez faibles, d'une part parce que la paysannerie locale n'a pas toujours les moyens d'imiter les pratiques nouvelles, d'autre part parce que tous les agriculteurs italiens ne sont pas de compétents techniciens de l'agriculture dotés de capitaux, le paysan italien peut être aussi pour ses voisins un pauvre hère dont on moque les usages (consommation humaine du mais) et qui peine à mettre en valeur un terroir qu'il connaît mal.
Ces familles font l'objet d'une attention particulière de la part des institutions italiennes (état autant qu'église). L'auteur insiste sur la finesse et la permanence du maillage religieux, l'encadrement missionnaire est nombreux. Il entretient des rapports ambigus avec les autorités italiennes, tentant à la fin des années vingt de se dégager de la tutelle trop pesante du régime, sans pourtant rompre avec celui-ci, ni parvenir à gommer la patente convergence idéologique entre église et État fasciste. L'église italienne défend et exalte l'italianité, refuse l'assimilation et enjoint de s'abstenir dans le débat politique local. Malgré la spécificité de certaines pratiques du catholicisme italien (importance du culte marial par exemple) l'intervention des missionnaires italiens est plutôt bien accueillie par les autorités catholiques locales, qui s'associent à un certain nombre d'initiatives, ce qui ne peut que valoriser cette immigration aux yeux des milieux conservateurs, d'autant que les notables du cru apprécient ces immigrés catholiques et demeurant à l'écart de l'activité politique. L'encadrement religieux est redoublé par les structures d'encadrement mises en place par l'état italien. Là encore le maillage mis en place apparaît très fin, les autorités consulaires disposant fréquemment de relais locaux choisis souvent parmi les notables italiens. L'activité de ceux-ci est de plus relayée par celle d'une multitude d'associations. Il semble que cet encadrement parvienne à toucher une population croissante, même si la participation aux activités ou associations mises en place par le régime ne veut pas dire adhésion, d'autant qu'elle est souvent motivée par l'obtention d'avantages matériels ou obtenue par divers moyens de pression. Laure Teulières note ainsi que la célébration de l'anniversaire de la marche sur Rome trouve souvent peu d'écho dans les campagnes où les Italiens sont nombreux. Il ne faut pas en déduire une forte sympathie pour l'antifascisme organisé. Celui-ci disposant de peu de moyens, divisé, semble malgré ses efforts peu mordre sur la population paysanne qui dans sa masse semble plus proche de la démocratie chrétienne, ou de l'indifférence politique.
La dernière partie de l'ouvrage retrouve la chronologie et examine l'impact sur les représentations de l'immigration italienne de la crise économique, des crises diplomatiques des années trente et de la seconde guerre mondiale. Ces multiples crises suscitent ou raniment des stéréotypes négatifs - qui parasitent, sans les oblitérer, les représentations mises en place durant la période précédente - l'italien est un concurrent déloyal quand il s'établit comme commerçant ou artisan, l'agent d'une puissance ennemie, voire un fasciste en puissance, d'autant que les sympathisants fascistes, quoique peu nombreux, sont parfois fort voyants. La guerre amplifie ces tensions. Durant la drôle de guerre les Italiens apparaissent comme des embusqués, dispensés de l'impôt du sang, même si de nombreux volontaires se sont présentés auprès des commissions de recrutement qui les incorporent rarement, ne sachant qu'en faire. Ils sont après l'entrée en guerre de l'Italie à la fois traîtres et ennemis, même si l'entrée en résistance de certains Italiens porte en germe la possibilité de reconstruire après guerre un discours valorisant le sacrifice pour la France et l'antifascisme.
Un tel aperçu montre assez que la richesse thématique de l'ouvrage est incontestable, d'autant que certains domaines (l'encadrement et les pratiques religieuses, l'impact de l'immigration italienne sur l'agriculture locale) avaient jusque là été peu explorés. Les apports du livre à l'étude de la perception des migrations et des migrants ne sont pas non plus négligeables. L'auteur ajoute aux principes de classement de tels discours utilisés par les classiques du domaine[2].la dimension régionale et locale et en montre la pertinence. Il y a bien une spécificité dans la perception par les élites et les populations locales de l'immigration italienne. Elle parvient d'autre part à installer la figure de l'étranger, et en l'occurrence de l'Italien, dans un cadre plus large, montrant que le discours sur l'étranger s'articule à d'autres discours (sur la décadence, la dépopulation, le déclin, l'exode rural) et prend sens en référence à ceux-ci.
Le lecteur pourra cependant regretter que l'auteur fasse peu de place, dans le cadre d'une étude qui s'attache aux représentations de l'immigration italienne, à l'image ou à la dramaturgie déployée lors des manifestations publiques mettant en scène, représentant au sens propre, les migrants italiens, même s'il s'agit ici plus d'un regret que d'un reproche, les sources sont souvent rares et difficiles d'accès et l'on ne peut reprocher à une thèse de ne pas épuiser un sujet. De même l'absence d'un index, ou la modestie de la bibliographie sont-elles souvent le produit de contraintes éditoriales.
La critique portera donc plutôt sur la place accordée aux systèmes de représentations dans les schémas explicatifs mis en oeuvre par l'auteur qui semble ne pas toujours résister à faire de ceux-ci un nouveau déterminant en dernière instance, écrivant par exemple que " (...) la haine envers les italiens perce alors qu'ils sont (...) infiniment moins "étrangers" qu'au moment des introductions massives. La relation interethnique est donc d'abord révélatrice des hantises et des crispations ayant cours dans la société", affirmation que l'on peut discuter du moins dans sa formulation" (page 258). Outre le fait que le contexte diplomatique pèse ici lourdement, un tel cas n'est pas isolé. Une évolution du même type a pu être notée en Belgique [3]., en France, dans le cas des populations originaires d'Afrique du nord[4]. ou aux États-Unis à la fin du dix-neuvième siècle[5]., l'institutionnalisation de l'antisémitisme y apparaissant bien postérieure à l'arrivée des populations juives en provenance d'Europe centrale , soit dans des contextes fort divers, et l'on ne peut renvoyer ces évolutions seulement aux hantises ou aux crispations de ces périodes, soit à de l'imaginaire et de l'indéterminé. D'une part les progrès de celles-ci, et Laure Teulières serait la première à en convenir ne sont pas explicables en référence à l'évolution endogène d'un champ, celui des représentations, qui serait relativement autonome. Les progrès de ces thèmes sont dans le cas des Italiens du sud-Ouest intimement liés au contexte international et au contexte de crise économique. D'autre part, ces discours ont une fonction et une efficacité pratique et servent souvent de paravent à des comportements permettant de se protéger d'une concurrence accrue particulièrement redoutée soit du fait d'un contexte économique médiocre, soit, et la chronologie veut que les deux mouvements soient souvent contemporains, du fait de l'arrivée à l'âge adulte d'une seconde génération, capable, du fait même de son intégration, d'entrer en concurrence avec les autochtones. La conjonction, que nous observons ici, d'une forte cohésion du groupe, que traduit par exemple l'endogamie - aspect que l'on aurait aimé voir abordé par l'ouvrage - ou la vitalité des regroupements communautaires, et d'une mise en concurrence avec les groupes locaux se traduit ainsi fréquemment par des heurts et la multiplication des discours de rejet qui permettent à la fois de renaturaliser une différence que l'évolution des moeurs rend moins évidente et de plaider pour une mise à l'écart des derniers venus [6].. L'importance de la compétition pour l'accès aux ressources sociales dans la détermination des rapports entre groupes apparaît ainsi particulièrement forte, d'autant que les mécanismes évoqués ici peuvent jouer hors période de crise économique générale. C.F. Yong[7]., à partir de l'étude de l'immigration chinoise en Australie en propose une illustration qui tient du cas d'école. Dans les zones où ceux-ci sont présent comme maraîchers, soit dans un secteur peu rémunérateur qu'ils sont souvent les seuls à investir, ils sont généralement extrêmement bien accueillis, au point qu'une petite ville du Victoria organise une cérémonie publique lors du départ d'un jardinier chinois qui se voit remettre une montre en or au cours d'une réception réunissant plusieurs centaines de personnes, à l'inverse, de violentes manifestations dirigées contre les commerçants chinois prennent place en Nouvelles-Galles-du-Sud animées par les puissantes Anti-chinesse et Anti-asiatic league . De même, pour s'en tenir au contexte français, Firmin Lentacker[8]. note-t-il que l'installation de nombreux agriculteurs Belges en Picardie et en Normandie peu après la première guerre mondiale provoque une forte hostilité, leur arrivée entraînant une forte hausse des prix de la terre et des fermages, les récriminations des paysans locaux étant l'un des facteurs conduisant à l'institution d'une autorisation d'établissement pour les agriculteurs étrangers .
De même, peut-on discuter de l'importance des représentations et des perceptions de l'Italien et de l'Espagnol lorsque l'on réfléchit aux facteurs permettant de comprendre l'arrivée massive d'agriculteurs italiens. "Dans ce domaine" écrit Laure Teulières, "les problèmes posés par la filière ibérique jouent à plein et les perceptions négatives prennent le dessus" (page 34). Mais est-ce là vraiment, ou seulement ou surtout affaire de perceptions? Les besoins locaux sont assez spécifiques, il s'agit de recruter des agriculteurs disposant des compétences techniques et dans bien des cas des capitaux, permettant de mettre en valeur les domaines locaux. Il n'est pas certain qu'il existe alors un autre réservoir possible que l'Italie du nord. Les campagnes d'Europe centrale exportent des paysans mais ceux-ci ne disposent pas de capitaux propres, les Belges, candidats possibles, sont probablement plus attirés par les terroirs de la France du Nord, plus semblables à ceux qu'ils connaissent, quant aux paysanneries espagnoles et portugaise, il est douteux qu'elles puissent fournir en nombre des agriculteurs possédant les particularités recherchées. Il n'est pas certain en d'autres termes qu'il existe une autre source d'approvisionnement possible, et le fait que la venue des Italiens soit le produit d'une expérimentation qui ait réussie alors que beaucoup d'autres avaient échoué en est probablement un bon indice. Disant cela il ne s'agit pas de revenir à la théorie des résidus parétiens ou à la primauté des infrastructures, les formes de la perception ont toute leur place dans les systèmes de détermination des faits sociaux, mais d'affirmer que la tentation de constituer discours et perceptions en système clos et autonome, ou d'en faire de nouveaux déterminants primordiaux ne peut aboutir qu'à une moindre intelligibilité des phénomènes étudiés.
Ces remarques de plus n'enlèvent rien à l'intérêt de l'ouvrage, qui, s'appuyant sur un appareil de sources solide et clairement écrit sera utile à tous ceux qui étudient l'histoire des migrations.
P.R.

Notes

[1] ROUCH (Monique), MALTONE (Carmela) (dir.), Sur les pas des Italiens en Aquitaine au vingtième siècle, Talence, Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 1998; GUILLAUME (Pierre), L'immigration italienne en Aquitaine, Talence, Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 1988. [Retour au texte]

[2]SCHOR (Ralph), L'opinion française et les étrangers 1919-1939, thèse d'état (histoire), publications de la Sorbonne, Paris, 1985.[Retour au texte]

[3]WATTELAIR (Christine), "L'immigration étrangère en Belgique, étude par nationalités", in AIDELF, Les migrations internationales, Paris, AIDELF, 1988, pages 175-177.[Retour au texte]

[4]TAPINOS (Georges), "Une approche démographique", in LEQUIN (Yves), La mosaïque France, Paris, Larousse, 1988, pages 429-447.[Retour au texte]

[5]HIGHAM (John), Send these to me, Atheneum, New-York, 1975, pages 113 et suivantes.[Retour au texte]

[6]BORGOGNO (Victor), ANDERSEN (Lise), "Les rapports de cohabitation dans tous leurs états. Contribution à un renouvellement des cadres interprétatifs de l'insertion des jeunes immigrés", in ABOU-SADA (Georges), MILET (Hélène), Générations issues de l'immigration, Arcantère Éditions, Paris, 1986, pages 181-198.[Retour au texte]

[7]YONG (C.F.), The new gold moutain. The Chinese in Australia, Richmond South, Raphael arts, 1977, pages 39 et 47.[Retour au texte]

[8]LENTACKER (Firmin), La frontière franco-belge. Étude des effets d'une frontière internationale, Lille, Atelier de reproduction des thèses, 1973, pages 401-402.[Retour au texte]

 

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