Ces deux livres sont passés relativement inaperçus
au moment de leur publication. Ils sont l’occasion d’évoquer
la migration d’étrangers provenant d’un pays développé
– les Etats-Unis d’Amérique. Or ce sujet est peu reconnu
en France dans le cadre des études sociologique et anthropologique
des migrations ainsi que dans le cadre des études portant sur les
contacts interculturels. Si les phénomènes de mondialisation
et d’américanisation occupent une place considérable
dans l’analyse de nos sociétés actuelles [1],
les Américains de chair et d’os, qui les portent en grande
partie, sont peu ou mal connus. Par cette analyse, nous essayerons de combler
cette lacune.
Expatriés provisoires ou définitifs
Voici mises en scène deux catégories différentes
d’Américains résidant à l’extérieur
de leurs frontières nationales : ceux qui y vivent
en tant qu’étrangers
(Carolyn Smith), souvent groupés en “ colonie ”
et ceux qui s’y sont intégrés
en tant que membres
de familles autochtones (Phyllis Michaux). Smith s’attache à
expliquer les difficultés qu’éprouvent les Américains
partis à l’étranger lorsqu’ils essaient de se
réinsérer à nouveau dans la société américaine.
Michaux retrace l’histoire des actions entreprises par ses concitoyens
à l’étranger pour obtenir les mêmes avantages
que les Américains restés chez eux. La première évoque
le cas des
returnees (ou
repatriates), la seconde, celui de
ceux qui ont élu domicile en Europe.
Anticipant sur l’incompréhension (voire sur
l’hostilité) de ceux qui sont restés “ à
la maison ”, Smith comme Michaux se proclament indéfectiblement
“ Américaines ”. Elles déploient des
justifications symétriques, soulignant ce que les Américains
à l’étranger apportent à leur pays, qu’ils
y reviennent où qu’ils s’installent dans le pays d’accueil.
Du côté des rapatriés (présentés par Smith),
la réponse est une leçon de relativité culturelle et,
par extension, d’attention au sort des minorités raciales et
immigrées des Etats-Unis, leçon dont les Américains
d’Amérique pourraient tirer profit :
Returnees tend to be tolerant of ambiguity,
nonjudgmental, and skeptical of absolutes. They have been brought up to
question, to look at things from several angles and to respect differences
(Smith : 64).
Parmi les Américains, il y a bien ceux de l’Amérique
et ceux de l’étranger, ces derniers, eux-mêmes, se subdivisent
en expatriés
provisoires et expatriés
définitifs.
Si “ vivre en colonie ” signifie “ rester
étranger ” et si “ s’intégrer ”
signifie “ se mêler à la population d’accueil ”,
on peut déduire de ces deux modes d’expatriation des indicateurs
d’appartenance à la “ communauté d’origine ”.
Selon Smith (p. 5), l’école choisie pour les enfants représente
une différence fondamentale entre les premiers et les seconds, autrement
dit, entre ceux qui ont provisoirement et ceux qui ont définitivement
émigré. La situation objective (qui a sans doute varié
depuis la parution du livre mais sans changer la tendance)
est la
suivante :
- il existe dans 106
pays 176 écoles américaines (qui reçoivent une aide
du gouvernement américain mais accueillent toutes les nationalités
et des enseignants de tous les pays), avec un effectif de 93 000 élèves,
dont environ 24 000 de nationalité américaine ;
- bien que la langue
d’enseignement soit l’anglais et leurs programmes calqués
sur ceux des U.S.A., ces écoles font un effort pour enseigner les
langues étrangères et inclure des aspects de la culture
locale dans leur curriculum ;
- une petite minorité
seulement d’enfants américains sont inscrits dans les écoles
du pays d’accueil.
Ce dernier point distingue nettement les enfants qui appartiennent
à la “ colonie américaine
” de
ceux qui appartiennent à des familles locales (parce que les parents
sont un “ couple mixte ”) ; ces derniers sont,
eux, le plus souvent, inscrits dans les écoles du pays. Smith ne
mentionne pas, parmi ceux-ci, les inscriptions dans des écoles bilingues
(en France, un tiers environ des enfants de couples “ mixtes ”
les fréquentaient à l’époque
[2]).
Oubli significatif, alors que sont évoquées longuement les
écoles du département de la Défense pour les enfants
de militaires à l’étranger. La question de l’école
se présente donc comme un critère de reconnaissance d’appartenance
(ou non) à la colonie américaine. Le fait que la plupart des
enfants des familles
“ mixtes
”
fréquentent une école du pays d’accueil, situe leurs
parents Américains plutôt loin ou en marge de la “ communauté
d’origine ” ou de la “ colonie américaine ”.
Naturellement, les postures individuelles varient fortement.
Certains couples américains, même s’ils rentrent dans
la catégorie des “ temporaires ” et semblent
de ce fait faire partie de la colonie peuvent avoir des comportements a-typiques :
Chuck Tigue reports that “in Seville
in the early sixties, one had a choice of life-styles. One extreme was to
ignore the fact that you were no longer in the U.S. and have minimal contact
with the Spaniards. In this mode, you never ventured into ‘the economy’
and your world was the air base and the American housing area. The other
extreme was to ‘go native’. These people lived ‘on the
economy’ and blended into the scenery.” Tigue notes that the
American enclave could just as well be referred to as a barrio or ghetto..
“My parents were often critical of what they described as the overseas
ghetto mentality... they chose to move outside the American community and
always made an attempt to learn about the country and culture they were
living in”. As these comment suggest, the attitudes of parents toward
the host culture may be the most significant influence on the daily lives
of American children overseas (Smith : 13).
A partir de ces deux ouvrages, d’autres généralisations
sont possibles au sujet de l’expérience des Américains
à l’étranger. Certains
returnees sont nés
et ont grandi à l’étranger mais d’autres sont
partis après avoir passé leur enfance aux Etats-Unis. Une
variable importante paraît être le lieu de naissance et de socialisation
primaire. Une autre est le contexte où ils ont vécu :
militaire, gouvernemental, missionnaire, etc. Smith ne pense pourtant pas
que l’on puisse construire une typologie des “ Américains
absents ”, considérant que, malgré des différences
importantes entre sous-groupes, elles sont insignifiantes à côté
de ce qu’ils ont en commun. Nous pouvons préciser leurs points
communs à partir des témoignages recueillis par Smith, en
les comparant à ce que Michaux nous dit des Américains définitivement
expatriés, et à ce que nous savons par ailleurs des familles
euro-américaines
[3].
Pratiques et attitudes langagières
Les exemples donnés confirment des pratiques notées ailleurs,
en particulier l’usage de ce que les jeunes générations
décrivent volontiers aujourd’hui comme un “ mix ” :
Language often becomes part of the consciousness of Absentee Americans
: “We sometimes watched local television programming, and, at the
movies, had fun comparing the Portuguese subtitles with the American dialogue.
Conversation amongst ourselves was often a mix of both languages
” (Smith, 18).
Ce mode de communication, reconnu depuis peu, est en passe d’acquérir
un nom ; de plus en plus de personnes, pendant leurs entretiens, et
également des chercheurs utilisent l’adjectif “ mixte ”
pour décrire des conversations en contexte bilingue. Tabouret-Keller
et Luckel signalaient dès 1981 que des mères alsaciennes,
décrivant la manière de parler de leurs enfants, utilisaient
le mot “ mixture ” (
a Meschung)
[4].
De plus en plus de chercheurs et d’usagers confirment le fait que
le mélange des langues, encore souvent décrié par les
puristes, est pour des bilingues un mode “ normal ”
de communication :
The use of two or more languages by the same individual is a normal and
globally unmarked situation (Lainio 1993, 251) [5]
Une différence marquante entre les deux types d’Américains
hors des Etats-Unis, est l’emploi ou non du terme “ étranger ”
pour désigner la langue de leur pays d’accueil. La désignation
“ langue étrangère ” traduit un point
de vue de résident temporaire, qui ne la considère pas comme
sienne (quelle que soit sa compétence), alors que les Américains
définitivement expatriés la comptent au moins comme
une
de leurs langues.
L’axiome du résident temporaire semble être qu’un
Américain n’a qu’une langue (l’anglais), qui ne
peut être ni concurrencée ni égalée par d’autres
(bien que Smith note que “ quelques Américains sont bilingues ”).
La défiance à l’égard des bilingues
[6]
est bien ancrée dans la panoplie des psychoses qui rattachent l’étranger
au fantasme
un-American. Le fait signalé plus haut de ne pas
avoir cité les écoles bilingues parmi les structures éducatives
disponibles à l’étranger nous rappelle que l’éducation
bilingue aux Etats-Unis est, aujourd’hui, souvent connotée
négativement. Quand Smith explique comment l’Amérique
pourrait améliorer son image à travers le monde, elle souligne
“ le besoin d’apprendre à parler les langues étrangères,
afin d’arriver à plus de compréhension et de respect
interculturels ”, le but étant strictement limité
à la fonctionnalité et centré sur des intérêts
américains :
One repatriate notes that “we are barely teaching English here [aux
U.S.A.], to say nothing of foreign languages. Virtually every foreign visitor
speaks English idiomatically or at least accurately, and many other languages
besides, but we can’t converse in anything but English”. A returnee
who is fluent in Portuguese, Spanish, and French comments that “the
ability to be multilingual is barely accepted in the U.S., and expected
anywhere else in the world”.. (Smith, 98)
Le rapport aux langues des Américains définitivement partis
à l’étranger est diamétralement opposé
à celui des
returnees. La place prépondérante
donnée au bilinguisme par Michaux en est un indice. Celui-ci symbolise
“ le meilleur des deux mondes ” ; c’est
aussi la reconnaissance de la puissance de la langue locale, qui devient
généralement la langue dominante des enfants “ mixtes ”
(un parent américain et un parent du pays d’accueil). Le fait
est attesté par de nombreuses études et pour de nombreuses
langues, y compris pour les plus “ difficiles ” et
les moins diffusées, comme, par exemple, le finlandais
[7].
En réalité, si un parent veut maintenir sa propre langue –
même l’anglais – et la transmettre à l’enfant,
la seule solution est de renforcer les deux identités en exaltant
les deux langues. La métaphore du pont traverse le livre de Michaux
sous toutes ses formes : que ce soit le titre (
Ambassadors), la profusion
des traits d’union (
French-American,
dual-cultural,
etc.), ou des expressions comme
span the Atlantic... :
My husband and I needed to know how to raise our children so they would
have equal ability in both languages. We wished to prepare them to span
the Atlantic, to take advantage of their dual-cultural background. We
wondered how other French-American families were coping with this
same predicament (Michaux,14)
En 1961, Michaux crée l’Association of American Wives of Europeans
(AAWE), devenue depuis un outil important, non seulement pour faire pression
sur les législations concernant les Américains à
l’étranger mais aussi pour promouvoir les identités
bilingues et biculturelles des enfants. Etudié essentiellement parmi
des femmes mariées avec des Européens, le bilinguisme apparaît
comme une des valeurs majeures des Américains en Europe
[8].
Qu’ils vivent en couples mixtes ou non, ils savent que l’anglais
ne peut être, ni demeurer, leur unique langue, ni être, ni devenir
la seule ou être la langue principale de leurs enfants une fois qu’ils
ont quitté le cocon de la petite enfance. Les nombreuses associations
fondées pendant les années 1960
[9],
dont les objectifs et les préoccupations concernent la transmission
de “ notre héritage, notre langue et notre citoyenneté
aux enfants ” (Michaux, 24), continuent à attirer de nouveaux
(nouvelles) membres. Les identités personnelles se sont cristallisées
autour du besoin subjectif
[10]
de transmettre langue et culture aux générations futures qui
naîtront à l’étranger. Pragmatiquement, au jour
le jour, ce besoin identitaire est devenu, chez les expatriés définitifs,
indissociable de la promotion du bilinguisme.
L’expérience migratoire
Une conséquence régulièrement observée, à
la fois de l’expérience migratoire et du fait de vivre dans un
milieu où plusieurs références culturelles sont la règle
[11],
est la capacité de prendre de la hauteur par rapport à sa propre
situation, de “ voir son pays et ses compatriotes de l’extérieur.
Certains notent qu’ils parlent des Américains à la troisième
personne ” (remarque de Smith). Certains
returnees s’identifient
comme Américains dans certaines situations mais pas dans d’autres
: “ cela dépend du pays où je suis et à qui
je suis en train de parler ” (Smith, 78-79). De fait, ils se plaisent
à multiplier leurs identités possibles :
“I readily identify myself as an American
wherever it is prudent to do so", comments Tony Karian. "I also readily
identify myself as an African or European whenever appropriate. I was wandering
alone in Egypt several years ago and let myself be held up at machine-gun
point by a lone soldier. My jabbering in Swahili convinced him that I was
indeed another poor African” (ibid., 79).
Il est intéressant de noter que, d’après
cette description, le jeune homme peut “ passer pour ”
un Américain, Africain ou Européen, ce qui semblerait indiquer
que l’apparence physique ne soit pas un marqueur de l’appartenance
nationale aussi précis que le parler : il prétend être
suffisamment bi- ou multilingue pour “ passer ” pratiquement
partout. Faire semblant d’être un natif de l’une
et
de l’autre langue, est l’un des jeux de prédilection
des étrangers arrivés à un haut niveau de mimétisme
linguistique et culturel.
Une autre expérience, souvent partagée, est
le fait de se sentir plus à l’aise dans le pays où l’on
a grandi qu’aux Etats-Unis. Les
returnees évoquent souvent
leur nostalgie pour ce pays et leurs difficultés, au retour, à
s’entendre avec des compatriotes qui n’ont jamais vécu
à l’étranger (
untraveled Americans). Ils choisissent
de préférence des amis d’origine étrangère
et se sentent mieux dans un groupe d’étrangers que dans un
groupe d’Américains
untraveled :
This situation is summarized in the following
quite typical comment : “There is a huge part of my life I can’t
share with anyone unless it is someone else who was raised in foreign countries”
(id., 55).
Le dénominateur commun semble donc être
l’expérience
migratoire en soi, plutôt que le fait d’avoir connu tel
pays particulier ou de partager une langue ou une culture.
La loyauté envers le pays quitté
Les expatriés qui rentrent sont par définition plus libres
de s’exprimer que des émigrants définitifs qui craignent
que toute critique de leur part soit interprétée comme une
trahison envers le pays d’origine. En outre, convaincre des sénateurs,
administrateurs et l’opinion publique américaine du bien-fondé
des revendications de ceux qui ont choisi de vivre ailleurs – et qui
n’ont aucune intention de revenir – n’est pas une mince
affaire. Michaux s’adresse néanmoins aux léglislateurs
américains, auprès de qui il faut continuellement renouveler
les explications (“ the difficulty is that members of Congress
come and go ”, p. 144). Dans ce qui est devenu une véritable
saga (voir le sous-titre de son ouvrage), le Congrès et le
citoyen américains continuent de débattre des droits de tout
Américain, où qu’il soit dans le monde, de bénéficier
des avantages prévus par la Constitution. Officiellement, la loyauté
de l’expatrié envers les Etats-Unis n’est pas mise en
cause : la loi n’interdit pas l’émigration,
mais socialement et psychologiquement, la question de la loyauté
constitue un point d’achoppement fondamental. Obtenir ou conserver
la sympathie des compatriotes restés au pays, se préserver
du stigmate de la trahison, est un souci constant de tout migrant
et l’un des aspects les plus délicats de la situation des Américains
à l’étranger
There is a widespread suspicion that Americans who leave the United States
will no longer think of themselves as Americans (Michaux, 4).
A l’inverse, profitant de son statut de
returnee, Smith ne
se prive pas de critiquer. Elle commente la politique interventionniste
de l’Amérique, la perte de son pouvoir en tant que leader mondial,
etc. Mais elle adoucit ses critiques en assurant que, malgré tout,
les Américains – bien que particuliers – seront toujours
un modèle :
No longer the undisputed leader of the world community, the United States
needs to reassess its role in world affairs ; at the same time, Americans
need to modify their attitudes toward people of other nations. This process
is already under way : The ugly American is being replaced by the worldly
American. And in the vanguard are the generations of Americans who spent
their chidhood years in other countries – the Absentee Americans.
They are the prototypes of the international citizen of the twenty-first
century (Smith, 111 ; souligné par nous).
Comme Smith, Michaux s’adresse aux Américains en Amérique,
risquant de donner l’impression que le monde entier n’est qu’une
annexe des Etats-Unis. Cependant, à la lumière de ses objectifs
stratégiques, on peut admettre qu’il soit plus important (pour
Michaux) de dénoncer l’image négative que les Américains
en Amérique ont de leurs cousins à l’étranger
et de contrecarrer “the perception that if you live overseas you are
a fat cat in the lap of luxury and don’t pay your fair share of taxes”
(pp. 92 et 125), que d’analyser les idées fausses que les Européens
se font des Américains. Il est à remarquer que Smith –
et nombre des personnes qui ont rempli son questionnaire – dénonce
chez ses compatriotes les mêmes défauts que ce que leur reprochent
bien des Européens, notamment leur discours genre “ plus-grand-pays-du-monde ”.
On pourrait en conclure que bien des Américains établis à
l’étranger ne correspondent pas au stéréotype
(et méritent qu’on le reconnaisse..!).
Au-delà du stéréotype, les deux ouvrages montrent les
effets des migrations sur les identités individuelles et sur leur
multiplication. Mais l’intérêt de ces études est
également dans les témoignages directs qu’elles apportent
de la part d’Américains résidant à l’étranger ;
dans les questions qu’ils soulèvent (sans prétendre
apporter de réponses) mais qui devraient interpeller les chercheurs
dans ce domaine. Parmi ces questions, je n’en citerai que deux, qui
me semblent cruciales concernant ceux qui émigrent et les rapports
entre la France et les Etats-Unis, tous deux pays d’immigration à
titres divers : pourquoi des émigrants tiennent-ils si fort
à leur identité nationale et pourquoi tiennent-ils
à susciter la compréhension de leurs concitoyens restés
au pays ? Comment expliquer le chantage à la trahison
que ceux-ci leur font en permanence ?