Yves CHARBIT, Marie-Antoinette HILY, Michel POINARD, avec la collaboration de Véronique PETIT,
Le va et vient identitaire. Migrants portugais et villages d'origine

Travaux et documents de l'INED, cahier numéro 140, INED-PUF, 1997, Paris, 144 pages
Bibliographie de 61 titres, 120 francs environ.

Livre lu par P. Rygiel

Septembre 1998.

Leur connaissance de l'immigration portugaise en France conduit les trois auteurs à se demander si n'émerge pas avec celle-ci un nouveau "modèle de présence étrangère" qui combinerait l'intensité des liens communautaires, d'étroits rapports avec le pays d'origine et le maintien d'une forte identité culturelle. L'hypothèse a le mérite de les conduire à considérer l'immigré comme un acteur présent sur plusieurs scènes, dont le parcours et les actes ne se comprennent qu'en référence aux espaces auxquels il est lié. Nous ajouterons que pour les membres d'une diaspora, la liste de ces espaces peut ne pas se limiter à l'espace de départ et au lieu d'accueil (1) . C'est là une hypothèse dont de nombreuses études permettent de pressentir la fécondité. L'immigré, même loin, même longtemps absent, continue souvent d'agir au lieu d'origine , sur celui-ci (2) et au moins en partie, en fonction de son rapport, changeant, à celui ci (3) . Le grand mérite de la présente recherche est de dépasser ce constat en se proposant de déplacer le lieu d'observation du lieu d'arrivée vers le lieu de départ afin d'y saisir les liens qu'entretiennent l'espace, ou la communauté d'origine et les migrants.

Les auteurs ont pour cela sélectionné trois villages, aux caractéristiques aussi éloignées que possibles, afin d'obvier aux inconvénients inhérents à l'approche monographique. Ils ont mené sur place une enquête qui combinait le recueil d'entretiens, l'observation, la distribution de questionnaires et le recours aux sources écrites. Le premier chapitre de l'ouvrage, après un bref rappel de l'évolution socioéconomique du Portugal durant ces dernières décennies, nous présente ces villages et leur histoire migratoire. Les quatre suivants étudient successivement l'impact de l'immigration sur la démographie de ces villages, les transformations du statut des immigrés, celles de leurs pratiques, et l'évolution, sous l'impact de la migration et des transformations macro-sociales, des trois villages, chacun d'eux étant conçu comme un système socio-économique.

A] Trois villages

Le premier de ces villages, Foios, est situé dans une région enclavée dont l'économie est de longue date dominée par la polyculture vivrière, les échanges avec l'Espagne voisine (contrebande, colportage) et l'émigration vers la France, particulièrement précoce ici. A partir du milieu des années soixante se met en place un système migratoire original, qui combine une émigration classique vers la France et une émigration vers les grandes villes du pays qui est souvent le fait des enfants des premiers migrants qui ont pu, grâce à leur séjour à l'étranger, financer les études de ceux-ci restés au pays. Le village abrite aujourd'hui une population âgée, dont la prospérité est garantie par les transferts de ressources effectués par les émigrants et non par le développement des activités locales.

Freixianda, au centre du Portugal est également un village dont les activités sont dominées depuis longtemps par la polyculture traditionnelle pratiquée sur de petites exploitations et l'émigration, vers l'outre mer et l'Amérique à la fin du siècle dernier puis vers la France et Lisbonne. Là encore le retour des immigrants s'est traduit par des transferts sans développement des activités locales, dominées encore aujourd'hui par l'agriculture traditionnelle et un important secteur commercial, le village assurant une fonction de bourg central.

Caldas das Taipas (Caldelas), dans le nord du Minho est avec près de 4 000 habitants la plus importante des localités choisies. Cette bourgade, à mi chemin de Braga et de Guimares, longtemps petit centre industriel spécialisé dans la coutellerie et le textile, tend à devenir une banlieue dortoir. L'émigration est là plus tardive, les pionniers prennent dans les années soixante, lorsque les activités traditionnelles traversent une grave crise, la direction de la France (plus particulièrement du Puy de Dôme et de la région parisienne) ou des chantiers navals allemands. Les retours sont nombreux des les années soixante-dix. On remarquera que dans les trois cas l'émigration prend la forme de filières liant un village ou une région à une zone relativement délimitée.

B] L'évolution démographique

L'étude démographique des villages, conduite à partir des registres paroissiaux, permet de mettre en évidence la diversité des histoires démographiques. L'insertion dans un courant migratoire puissant ne se traduit pas de la même façon dans les trois cas. Si Foios et Freixianda connaissent une évolution prévisible, marquée par le vieillissement de la population et son tassement, qui n'est pas ici diminution brutale car :  "La dépopulation est masquée par un afflux de vieux actifs (page 60)", Caldelas, grosse bourgade d'une région active, à l'intersection d'axes de communication importants, a conservé son dynamisme démographique.

L'exploitation des registres de baptême et de mariage permet également de vérifier le profond et durable attachement d'une partie au moins des émigrés au village natal. L'examen de la liste des témoins et des parrains des actes concernant les immigrés permet de plus de conclure que, malgré leur départ, ils restent insérés au sein des réseaux d'alliances et de connaissance locaux.

Ces résultats confirment donc ce qui était en introduction présenté comme une hypothèse :  beaucoup d'émigrés maintiennent des liens étroits avec le village d'origine.

C] Culture et pratiques

Les chapitres suivants se proposent de vérifier le second terme de ce jeu d'hypothèse, le maintien des pratiques culturelles héritées, à partir surtout de l'exploitation de questionnaires détaillés remis à 454 chefs de famille rencontrés sur place en 1992. Nous ne savons pas comment ceux-ci ont été sélectionnés. Chaque famille étudiée peut être décrite à l'aide d'indicateurs décrivant son statut socio-économique, ses caractéristiques démographiques et certaines de ses pratiques culturelles. La présentation des résultats est structurée de manière thématique. Le chapitre trois retient cinq thèmes, la composition des ménages, leur patrimoine, l'État civil et l'instruction de leurs membres, l'activité et l'emploi, les comportements en matière de nuptialité. Au début de l'étude de chaque thème est présenté un tableau statistique permettant de comparer les caractéristiques dans le domaine étudié de quatre groupes définis par les auteurs. Ces groupes sont présentés de la manière suivante : 

- "Le chef de ménage n'a jamais migré hors du Concelho (canton)

- Il est actuellement en vacances au Portugal mais réside habituellement à l'étranger

- Il est définitivement revenu vivre dans le Concelho

- Il réside au moment de l'enquête dans le village mais il est originaire d'autres Concelhos du Portugal" (page 61).

Cette présentation pose un problème qui, gênant la lecture, doit être résolu avant d'examiner les résultats obtenus. En effet, nous avons appris lors de la présentation des villages qu'une émigration intérieure s'est développée. Nous n'en trouvons pas trace ici puisque les natifs de ces villages n'ont pu, d'après cette typologie, que rester sur place ou partir pour l'étranger. Nous devons donc supposer soit que les migrants intérieurs ont été distribués au sein des catégories distinguées, soit qu'il ne s'en est pas trouvé sur place lors de l'enquête, soit qu'ils n'ont pas été pris en compte, ce que les dénominations utilisées dans la suite du texte laissent supposer.

Les auteurs définissent ainsi la fonction de ce dispositif :  "Au total c'est bien le versant caché de l'intégration qui peut être mesuré par la comparaison des différentes catégories de chefs de ménage :  vue à partir du pays et de la communauté d'origine, l'appartenance socioculturelle des migrants portugais au village ou l'enquête à été conduite est-elle sensiblement différente de celle des non-migrants?" (page 62)

De l'examen des tableaux du chapitre trois, les auteurs concluent que les stratégies patrimoniales, matrimoniales et professionnelles des migrants, qu'ils soient rentrés ou non, et des non-migrants diffèrent peu. L'écart le plus important est alors à chercher dans le succès relatifs des migrants qui, animés comme les autres membres de la communauté villageoise par le souhait de posséder une maison et quelques terres, y sont parvenus un peu plus souvent grâce aux ressources accumulées durant leur séjour à l'étranger. L'immigration a ici permis à ceux qui y ont participé, sinon une vraie mobilité sociale, du moins un "mieux être".

Le chapitre quatre, qui examine les pratiques socioculturelles à l'étranger, la sociabilité en émigration et la participation à la vie du village, parvient à des conclusions similaires. Fortement insérés dans une communauté très structurée, attachés aux pratiques culturelles traditionnelles, les émigrés restent présents au village, parce qu'ils y retournent souvent et parce qu'ils interviennent dans la vie de celui-ci au moyen de collectes finançant son équipement ou par leur participation aux associations et aux manifestations locales. Cela conduit les auteurs à plaider pour "un changement considérable de perspective :  si l'adaptation à la société d'accueil est au fond un processus à la fois naturel et inéluctable, bien maîtrisé dans le parcours migratoire, c'est le milieu d'origine qui demeure le régulateur" (page 95), milieu local qui "reste décisif et dont [le rôle] ne donne pas l'impression de s'estomper avec le temps" (page 95). Nous serions tenté d'écrire, étant donné les prémisses du chapitre trois, que les auteurs concluent à l'innocuité culturelle de l'émigration.

D] Les villages transformés

Le dernier chapitre rompt avec les précédents en examinant non pas les migrants et leurs pratiques mais les transformations des villages en empruntant quelques outils à l'analyse systèmique. Ceux-ci sont considérés comme des entités semi-autonomes, animées par les institutions locales, la population résidente et les immigrés, qui se transforment au sein d'un environnement que structurent l'évolution économique du Portugal, les projets d'aménagement des autorités centrales et les fluctuations des courants migratoires entre France et Portugal.

Ces villages sont décrits comme ayant atteint un équilibre démographique et économique fragile, au prix d'une transformation du village et de ses fonctions, en partie voulue et assumée par la communauté villageoise. La prospérité de la communauté villageoise dépend en effet des séjours fréquents et des retours des émigrés. Ceux-ci ne sont possibles que si le village qu'ils retrouvent répond à leurs aspirations, soit s'il leur permet de retrouver le village d'autrefois, lieu de rassemblement de la communauté villageoise, avec ses paysages et ses activités traditionnelles. Celui-ci doit être cependant équipé selon les normes du confort moderne, apprises en émigration..

Cela a conduit les institutions locales, l'Église, les municipalités, à transformer leurs pratiques et leurs rôles, en modifiant en particulier le calendrier traditionnel des festivités et des sacrements, jusqu'à faire du mois d'août une fête permanente durant lequel se succèdent fêtes patronales et fêtes privées (mariages, baptêmes). Le village devient alors pour l'émigré un lieu de vacances, de fêtes, de liberté aussi, puisque la proximité du pouvoir local, la possibilité de négociations interpersonnelles, permettent d'échapper aux normes, en particulier en matière de construction, liberté qu'ils opposent à la dureté des normes françaises et qui leur apparaît particulièrement précieuse, ce qui renforce leur attachement à ce lieu, pour eux hors norme.

L'équilibre cependant est fragile. Les primo-immigrants vieillissent et il n'est pas certain que les générations suivantes partageront leur attachement au village, à moins que celui-ci ne parviennent à nouveau à se transformer afin de demeurer attractif. Les projets d'aménagement impulsés par le pouvoir central sont conçus en terme de développement endogène et ne prennent pas en compte les systèmes migratoires en place, sinon comme un frein au développement, puisqu'ils conduisent à détruire le paysage et à maintenir artificiellement des exploitations agricoles non rentables. Le souhait d'une normalisation des normes d'urbanisme et d'une spécialisation des espaces périphériques dans le tourisme et l'exploitation de la foret signifie en effet la mort de l'agriculture d'autoconsommation et la fin de la liberté de construire qui constituent pour les migrants un si puissant attrait. Enfin la modernisation de l'appareil de production et de distribution portugais pourrait rapidement condamner une large partie des commerces de ces villages, qui permettent la redistribution au sein du groupe villageois de la rente migratoire et donc le maintien au village d'une partie de sa population permanente, qui pourrait alors devenir trop faible pour prendre en charge l'aménagement, l'entretien et l'animation de celui-ci.

E] Quelques remarques

Il y a deux livres en ce livre, animés par des projets et des logiques différentes. L'un s'intéresse à l'histoire de communautés villageoises ayant à gérer une immigration qui permet leur survie, l'autre étudie projets, pratiques et valeurs des migrants afin de déterminer si le séjour en France les a transformés au point qu'on les distingue des villageois restés au pays. Le lien ténu entre les deux volets de ce volume vient de ce que cette seconde enquête met en évidence l'attachement à certaines des valeurs de la communauté villageoise des immigrants, ce qui constitue l'un des éléments déterminant l'attrait que certains continuent à éprouver pour le village, et donc la survie du système migratoire qu'examine la première. Ils peuvent, à ceci près, se lire séparément, ce que nous ferons ici afin de préserver la clarté de notre propos.

L'étude des villages d'émigration par laquelle s'ouvre et se conclut ce volume est la partie la plus neuve et la plus stimulante de l'ouvrage, et ce parce qu'elle tient le pari difficile de prendre en compte en même temps la dynamique de ces village, les transformations de leur environnement et l'impact de l'immigration. Ajoutons que les conclusions obtenues par l'étude de plusieurs lieux paraissent de ce fait particulièrement fiables, même si l'on aurait aimé plus de détails sur le dispositif qui permet de définir et de décrire les attentes des immigrés, qui jouent un rôle central dans l'explication.

L'étude des effets de l'immigration sur le destin et les pratiques des migrants nous paraît beaucoup moins convaincante. S'il semble indéniable au vu des résultats proposés que beaucoup restent, de façon durable, très attachés au pays natal, que nombre d'entre eux vivent, lorsqu'ils sont en France, au sein d'un milieu fortement marqué par la présence portugaise, et que l'émigration a permis à certains de réaliser un projet de promotion et de mieux être dont la réalisation sur place paraissait difficile à imaginer, ce qui d'ailleurs ne caractérise pas seulement l'émigration portugaise (4) , il est permis de s'interroger sur la nouveauté ou l'originalité d'une telle configuration. Les migrations du passé ne sont pas toutes des migrations de rupture (5) et l'on pourrait décrire, en reprenant les mêmes termes, l'immigration polonaise de l'entre-deux-guerres (6) . Il n'est même pas certain que le système de va-et-vient permanent soit une particularité de l'immigration portugaise , ce que d'ailleurs les auteurs n'affirment pas, ni même que de telles pratiques ne soient possibles que depuis peu, en 1953 les Italiens de Boulogne sur Gesse passent plusieurs semaines par an en Italie (7) . De même, la conclusion, fermement répétée, que le village d'origine reste le "régulateur" principal des stratégies et des valeurs nous paraît discutable, ou du moins nécessiter de sérieuses nuances.

D'une part elle est obtenue en étudiant la population présente au village, ce qui est bien sûr logique, sans que soit posée la question du devenir ou des pratiques de ceux qui en sont absents parce qu'ils ne reviennent plus, ou ne reviennent que rarement. Nous voulons bien croire qu'ils sont peu nombreux, mais il faudrait alors le dire, ou mieux le montrer.

D'autre part, les études récentes consacrées à l'immigration portugaise en France ont mis en évidence l'émergence d'un phénomène de double résidence, particulièrement chez les couples ayant atteint l'âge de la retraite, qui partagent à peu près également leur temps entre la France et le Portugal (8) . Il devient alors nécessaire de s'interroger sur la présence de tels cas dans la population étudiée, et sinon de les distinguer, du moins de se prononcer sur leur présence ou leur absence et leur répartition au sein des groupes distingués, soit de définir le sens donné ici au terme résident, ce qui n'est pas fait.

Enfin il nous semble que la lecture des tableaux proposés (notons que ceux-ci sont détaillés et fournissent les effectifs des populations étudiées, ce qui est indispensable mais n'est malheureusement pas toujours le cas), est parfois bien univoque et prend peu en compte les éléments qui ne viendraient pas à l'appui de la thèse centrale de ce passage, soit que les profils socioculturels des migrants et des non migrants sont similaires. L'examen des tableaux des chapitre trois et quatre permet ainsi de pointer des écarts que les auteurs commentent voire relèvent rarement et qui au moins n'infléchissent pas leurs conclusions. Les émigrés en vacances au village sont, lorsqu'on les compare aux émigrés définitivement rentrés, sensiblement moins nombreux à avoir acheté des terres ou un commerce au Portugal, même s'ils sont aussi nombreux à y posséder une maison (page 66). Ils possèdent beaucoup plus fréquemment la nationalité française (14% contre 2%, page 68), sont beaucoup plus fréquemment fils d'ouvriers et plus rarement fils d'agriculteurs (page 74). Leurs enfants ont beaucoup plus fréquemment effectué leur scolarité primaire en France (58% contre 6%), cette scolarisation a souvent été plus longue (page 77). Leurs enfants sont moins nombreux à avoir épousé un partenaire portugais (57% contre 84%). Enfin les émigrés en vacances sont, tant en France qu'au Portugal, plus nombreux à être politiquement actifs et membres d'une association (page 86). Si nous supposons que plusieurs de ces caractéristiques sont partagées par les mêmes individus, ce que le dispositif statistique utilisé par les auteurs, qui ne propose que des croisement deux à deux de variables, ne peut faire apparaître, mais ce qu'une analyse multivariée aurait pu mettre en lumière, nous devinons, au sein de la population étudiée, deux modes d'immigration, ou deux types d'immigrants. Le premier décrit avec précision par les auteurs, ne part que pour mieux rentrer et organise sa vie en émigration en fonction de ce projet. Il semble ici (en l'absence de données sur les immigrés absents du village lors de l'enquête) majoritaire. Le second, soit parce qu'il a abandonné le projet initial, soit parce qu'il ne l'a jamais partagé (30% des émigrants en vacances déclarent ne pas vouloir rentrer), garde un lien fort au village, souvent matérialisé par une maison, mais celui-ci n'est pas le seul lieu de ses investissements, ni même peut être celui qu'il privilégie. La rareté de l'achat de terre, la scolarisation longue des enfants en France, l'acquisition de la citoyenneté française en témoignent.

En ce cas, il ne saurait être question d'affirmer que les normes définissant la réussite sociale au village d'origine (une belle maison et des terres) règlent de manière exclusive les stratégies de tous les émigrés. Nous ne saurions dire à partir des données fournies si cet écart renvoie à un phénomène de génération, au milieu d'origine (9) , ou à d'autres facteurs (anciens militants politiques?), nous heurtant là encore aux limites du traitement statistique effectué, qui jamais ne fait autre chose que croiser un indicateur et l'appartenance à l'un des quatre types de familles définis, au point de proposer une étude de la mobilité sociale fondée sur la seule comparaison de la structure socioprofessionnelle de la population des pères et de celle des fils.

On pourrait de même contester l'idée, au moins implicite tout au long des troisième et quatrième chapitre de l'ouvrage, selon laquelle les normes du villages règlent l'essentiel des pratiques culturelles des émigrés, que ceux-ci résident en France ou au Portugal. Le texte de l'ouvrage lui-même témoigne de ce que les immigrants s'approprient et importent au village certaines pratiques, apprises ou découvertes en France, dont le goût des normes modernes de confort ou semble-t-il l'usage du crédit à la construction ou à l'achat immobilier. C'est en effet parmi les immigrés que l'on trouve les seuls chefs de famille à avoir recours au crédit pour financer l'achat de leur maison (page 66). Il serait d'ailleurs étonnant que cela ne soit pas le cas. L'émigré revenu est souvent l'émissaire tant de la modernité technique (10) que de la modernité politique (11) .

Si nous admettons que les hypothèses posées en introduction sont largement validées par les éléments proposés par l'ouvrage, à savoir que nombre de migrants portugais gardent un lien très fort au village d'origine, à la communauté portugaise immigrée et maintiennent des éléments de leur culture d'origine et que tant leurs origines que les enjeux qui les lient au village sont d'importance lorsqu'il s'agit de comprendre leurs parcours et leurs pratiques, nous ne sommes prêts à accepter ni l'hypothèse d'une nouveauté radicale d'une telle forme de présence étrangère, ni l'idée selon laquelle tout le parcours et le parcours de tous les immigrés s'explique essentiellement par leur appartenance à la communauté d'origine et la place qu'ils y tiennent. La conception d'un migrant acteur de plusieurs scènes et se déterminant en fonctions des places qu'il y tient, qui est d'ailleurs celle qu'affirment et mettent en pratique l'introduction, les premiers et le dernier chapitre nous parait infiniment plus juste et plus riche que celle que suggèrent les deux chapitres centraux. L'ouvrage, malgré ces réserves, est utile parce qu'il fournit des éléments relatifs à des thèmes rarement explorés (ainsi de la comparaison des pratiques des migrants, des non migrants et des migrants revenus) et stimulant lorsqu'il reconstitue la dynamique d'une communauté villageoise aux prises avec l'émigration. Les historiens de l'immigration italienne en particulier, pourraient y trouver du grain à moudre.

P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr

Notes

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