Anne-Catherine Wagner,
Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France

Paris, Puf, 1998, 236 pages, 129 francs.

Livre lu par P. Rygiel

Juin 2002.

L'ouvrage d'Anne Catherine Wagner est tiré d'une thèse de sociologie consacrée aux cadres supérieurs étrangers présents en France. Elle voit dans l'étude de cette population, qui constitue une part croissante des migrations récentes, un moyen tout autant de percevoir les transformations concrètes induites par la mondialisation - génératrice, pose-t-elle, autant de nouveaux modes de découpages sociaux, que de transformations culturelles - que celui de repérer les invariants de la situation d'immigré, quand celui qui l'occupe n'est plus un prolétaire. Utilisant comme sources des entretiens, les résultats d'observations directes et la presse destinée à ces populations, elle mobilise, afin de leur donner sens, tant des données historiques relatives au cosmopolitisme ancien des élites - permettant de cerner les spécificités de ces populations - que les ressources de la tradition sociologique française, Durkheim, Halbwachs ou Bourdieu sont ainsi fréquemment convoqués. Ce dispositif la conduit à proposer une thèse selon laquelle la population étudiée est en train de se constituer en groupe social, voire en une fraction de classe, ce que manifestent la naissance d'institutions se confondant avec elles, d'un système de valeurs propre et d'un style de vie spécifique. L'exposé de cette thèse et de ces attendus se fait en trois temps, l'auteur décrit d'abord la morphologie sociale des populations étudiées, puis les écoles abritant ses enfants, étudiées en tant que lieu d'élaboration et de transmission d'une culture instituant le groupe, avant de s'intéresser aux formes de la transmission familiale des valeurs propres à ce groupe.

La description macrosociologique du groupe s'avère malaisée, les dispositifs statistiques français saisissant les étrangers en fonction de leur nationalité, plus que de leur statut social ou de leur fonction économique. Elle permet cependant de mettre en évidence le fait que cette population, composée essentiellement de spécialistes de haut niveau ou de cadres exerçant des fonctions stratégiques se différencie nettement des populations immigrées, par leur fonction économique bien sûr, puisque leur présence est souvent liée à la pénétration du capital étranger en France plus qu'aux besoins de main d'oeuvre de l'économie nationale, par leur niveau de vie, celui des cadres expatriés est en effet particulièrement élevé, aux fortes rémunérations liées à leur technicité ou à leurs responsabilités s'ajoutent en effet des primes et divers dispositifs visant à réduire au maximum le coût d'un installation dans un environnement étranger, voire à rendre le départ attractif. Les provenances géographiques et les appartenances nationales diffèrent également, ces cadres étant souvent originaires des pays riches d'Occident, au contraire d'immigrés venus majoritairement du sud. Même d'ailleurs lorsque ces expatriés proviennent de région fournissant une immigration de travail, les deux populations apparaissent disjointes, ce que manifeste l'absence des immigrés des lieux "internationaux" que fréquentent les cadres et les spécialistes de même origine qu'eux, absence qui trouve son principe tant dans la localisation des uns et des autres, qui n'habitent souvent ni les mêmes villes ni les mêmes quartiers, que dans l'existence de mécanismes de filtrage très au point réduisant effectivement l'accès aux lieux de la sociabilité "internationale" à ceux qui possèdent les propriétés sociales requises. Plus surprenant enfin, ou moins évident, immigrés et élites étrangères ne partagent pas le même statut. D'une part parce qu'il est fréquent qu'ils ne proviennent pas des mêmes états, et que des accords d'états à états garantissent aux ressortissants des pays d'Occident, et bien sûr des pays européens, des avantages exceptionnels, d'autre part parce que diverses directives et circulaires affranchissent plusieurs professions des règles d'entrée et de séjour valables pour le commun des immigrés. L'expérience même de la transplantation est de nature différente, A. C. Wagner insiste, à bon droit selon nous, sur la naissance d'un espace standardisé, qui est par excellence celui au sein duquel se meuvent les "internationaux", espace des aéroports, des bureaux, des boutiques de luxe ou de demi luxe, espace homogène au delà des frontières, permettant à une population pressée de ne pas être dépourvue de repères, ce qui contribue à une forte euphémisation de la transplantation. En ce sens l'ouvrage conduit à insister sur les déterminants sociaux du traumatisme de l'exil, les ressources des familles étudiées leurs permettent de maîtriser leur rapport aux contraintes nées de la plongée dans un nouvel univers, tout en refusant tant l'acculturation (d'eux ou de leurs enfants) que l'identification au pays d'accueil. Outre l'inventaire des différences opposant travailleurs immigrés et cadres expatriés, ce premier moment de l'analyse est l'occasion pour l'auteur de noter que si les membres de la population étudiée produisent souvent des discours minimisant le poids de leur appartenance nationale, voire affichent leur cosmopolitisme, l'appartenance nationale demeure un principe de classement pertinent, puisque leur statut, lors de leur résidence en France, est pour une part déterminé par leur appartenance nationale.

L'étude des établissements scolaires internationaux constitue le coeur de l'étude d'A.C. Wagner. Lieux marqués par une très forte homogénéité sociale, autant que par la diversité des origines nationales des élèves, ils se situent à la marge du système éducatif français et assurent une double fonction, la transmission aux enfants de normes et de valeurs et la structuration du groupe des parents autour d'intérêts et d'institution spécifiques. Ils assurent en effet une clôture du groupe dans l'espace et le temps, rarement accessibles aux élèves n'appartenant pas au groupe, ils fonctionnent avec des calendriers et des rythmes scolaires souvent différents de ceux des établissements français, ce qui rend difficile les contacts avec les jeunes Français et renforce l'intensité des échanges au sein du groupe de pairs. L'enseignement et les activités périéducatives contribuent à l'intériorisation de normes, dont la plus flagrante est la mobilité résidentielle, valorisée en tant que telle autant que vécue. L'enseignement reçu valorise de plus l'acquisition de compétences linguistiques et diplomatiques (au sens goffmanien du terme) ainsi que la constitution d'un réseau de relations internationales. Les dispositifs pédagogiques valorisent de plus la prise de distance par rapport aux normes et aux intérêts nationaux. Ils sont de plus destinés à faire prendre conscience aux élèves de la position privilégiée qu'ils sont appelés à tenir dans un monde que structurent les rapports entre pays plus que les rapports de force ou les rapports sociaux, dont la brutalité est régulièrement euphémisée.

Ces établissements contribuent de plus à structurer le groupe en favorisant la structuration de la population des parents en une communauté éducative au sein de laquelle les interactions sont fréquentes et intenses. Les familles sont de fait souvent directement à l'origine de la naissance et de l'organisation de ces écoles et demeurent très présentes dans leur fonctionnement, ce qui conduit l'auteur, dans le cas par exemple du lycée international de Saint-Germain-en-Laye, à parler d'appropriation privée d'un équipement public. On ne peut cependant parler d'une homogénéisation des populations de cadres étrangers. D'une part, la culture internationale valorisée par les écoles et établissements destinés aux enfants de cadres étrangers ne se substitue pas à la culture nationale de ceux-ci mais s'y ajoute ou s'y superpose, les familles veillant généralement à l'acquisition et au maintien de celle-ci, en particulier parce que sa possession est indispensable dans l'optique d'un reclassement dans le pays d'origine. D'autre part le rapport aux écoles internationales varie fortement selon l'appartenance nationale des familles. Pour les ressortissants de certains pays (Japon, Allemagne en particulier), le passage par le système international est peu valorisé dans le pays de départ, la trajectoire universitaire et sociale y est plus fonction de la bonne insertion dans un système éducatif national fortement hiérarchisé, ce qui conduit nombre de parents à choisir des institutions rattachées à leur système éducatif national ou à opérer des choix sexués, les filles étant confiées au secteur international, dont la rentabilité scolaire est incertaine mais qui permet de transmettre à de futures jeunes bourgeoises des propriétés sociales dont elles auront l'usage. Au contraire dans le cas de pays dominés, ou de petite taille (Hollande) par exemple, l'accès à l' école internationale peut représenter l'espoir de voir les enfants accéder à un marché des places plus large que le marché national (en particulier le monde anglo-saxon, dont les normes éducatives sont proches de celles de ces établissements) sans pour autant hypothéquer leurs chances sur le marché national.

Cette éducation internationale est complétée par une éducation familiale qui, selon l'auteur, congrue dans ses objectifs à celle dispensée par ces établissements d'enseignement, et ce de façon très délibérée. L'étudiant A.C. Wagner compare ces familles de cadres étrangers à des représentants d'élites plus anciennes, dont l'activité se déploie sur plusieurs espaces depuis plusieurs générations. Le passage, mené à partir de l'exploitation d'un unique entretien n'est pas, de par le dispositif permettant son écriture, le plus convaincant de l'ouvrage. Il permet cependant quelques hypothèses pertinentes, dont les référents plus ou moins implicites sont les pages consacrées par Bourdieu à l'intériorisation des habitus. Les élites cosmopolites disposent de ressources propres permettant d'assurer une transmission facile des propriétés sociales les définissant (voyages fréquents par exemple) et analysent leur cosmopolitisme non comme le produit d'une volonté délibérée, ou le produit de la dispersion géographique de leurs possessions et de leurs intérêts économiques, mais comme le résultat de dispositions psychologiques et individuelles, et les capacités permettant un tel mode de vie sont conçues comme naturellement acquises et ne nécessitant pas la naissance ou l'investissement d'institutions spécifiques. Les positions sociales des membres des deux groupes ne sont de plus pas homologues. S'ils valorisent des compétences "internationales" qu'ils prétendent détenir, ou voudraient voir leurs enfants détenir, les cadres "internationaux" sont rarement des cadres dirigeants. La carrière internationale apparaît souvent comme une stratégie possible pour des cadres dont les perspectives au sein de leurs espaces nationaux sont relativement limitées, ne permettant pas en tout cas d'accéder à la direction d'une grande entreprise, ni même à des fonctions de direction au sein de celles-ci, elle peut même être pour certains l'effet d'une contrainte. La stratégie, malgré la forte valorisation dont elle fait l'objet tant de la part des cadres que des entreprises elles-mêmes s'avère d'ailleurs aléatoire, les conditions du retour, et la position après celui-ci, apparaissant incertaines. De plus, dans un certain nombre de cas, les propriétés internationales des individus sont en fait la possession de la langue ou de la culture nationale au sein de laquelle ils seront appelés à évoluer à l'étranger, en ce sens ces capacités sont rarement transnationales, le cadre international apparaissant souvent comme celui qui sait valoriser son rapport à un ou plusieurs environnements nationaux au sein d'un secteur et d'une entreprise dont les activités sont internationales.

Dans la dernière partie de l'ouvrage, l'auteur s'interroge sur la place de la population étudiée au sein de la société française et pose la question de son statut. Ce qui pour elle fait de cette population un groupe social est la possession par ses membres d'un certain nombre de propriétés communes, c'est à dire autant la défense d'un certain nombre de valeurs que les éléments d'un même mode de vie, ainsi que le fait que ses membres affirment une identité commune - d'autant plus que celle-ci peut être socialement valorisante et permettre l'entrée dans des réseaux de relations inaccessibles au pays - et participent à un certain nombre de structures et d'institutions qui interviennent afin de défendre des intérêts définis comme communs, sans cependant que cette revendication conduisent à renoncer à ses attributs nationaux (citoyenneté, langue), qui sont souvent les atouts mêmes qui permettent l'inscription dans le groupe. Si le groupe en tant que tel apparaît ainsi arrimé à la société française par la nécessité de défendre ses institutions, l'inscription des individus au sein de la société française apparaît fragile, ou pour mieux le dire ténue. Peinant à pénétrer le monde de la bourgeoisie française, ayant peu l'occasion de nouer des liens hors de l'étroit milieu des cadres internationaux, ces familles campent en France plus qu'elles n'habitent ce pays, tant l'acculturation que l'identification au pays de résidence sont de fait rares. Le discours tenu sur la France est de plus fréquemment un discours distancié, voire critique, qui valorise leurs propres compétences tout en dépréciant, au nom de critères présentés comme universels et rationnels, les particularités de l'organisation sociopolitique française qui garantissent le pouvoir d'élites locales qu'ils ne sauraient pénétrer. Leurs discours rejoint alors parfois celui de cadres français opposant d'autres principes de légitimité à ceux qui les bannissent des fonctions de direction.

Le texte proposé, on l'aura compris est dense et intéressant, utile aussi en ce qu'il rappelle à quel point l'immigré n'est pas seulement un étranger mais aussi l'occupant d'une condition socialement et juridiquement déterminée, à quel point aussi, même pour ceux qui le dénient, l'appartenance nationale définit dans nos sociétés une position. Il permet de plus d'approcher une population étrangère dont les effectifs sont croissants et qui a été peu étudiée depuis les travaux d'Isabelle Taboada-Léonetti. Le lecteur cependant reste parfois sur sa faim, en particulier parce que les contours de ce groupe, certes difficile à saisir, demeurent flous, combien sont ces migrants internationaux, quelles sont exactement les fonctions qu'ils occupent et dans quelles proportions, où les trouve-t-on aussi, parlons nous en particulier d'un phénomène spécifiquement parisien, ou retrouverait-on des noyaux du même type à Lyon ou à Marseille sont des questions qui demeurent sans réponses précises. De même aimerions nous plus d'indications sur les familles françaises, que nous devinons parfois s'accointant à ces migrants. De plus, la posture qui consiste à saisir un groupe dont les membres prétendent transcender les appartenances nationales à partir du seul espace français constitue un parti-pris parfois gênant, même si là encore les difficultés de l'enquête sont réelles, mais on s'interroge sur les parcours de ces familles, sur la disposition géographique de leurs réseaux familiaux, voire de leurs réseaux professionnels, bref sur ce que recouvre le discours que tiennent leurs membres. Enfin la définition même de cette population pose parfois problème. Réduite à son noyau dur, elle est constituée des cadres étrangers des grands groupes multinationaux présents en France, il aurait été bon de préciser qu'il ne s'agit là que d'une fraction des élites étrangères présentes sur le territoire de façon plus ou moins régulière ou permanente, voire des travailleurs qualifiés étrangers récemment entrées sur le territoire national (artistes, créateurs, chercheurs par exemple en sont une autre composante). Il me semble enfin que la discussion du statut de ce "nouveau groupe social" aurait mérité plus de précaution encore. Certes la démonstration de l'existence d'intérêts communs, d'une idéologie commune, et de l'existence d'un petit milieu au sein duquel les interactions sont nombreuses et intenses, facilitées par l'appartenance à des institutions propres, est convaincante. Il y a bien là un milieu social et un lobby fort actif à défendre ses institutions d'enseignement, faut-il pourtant parler de celui-ci en des termes qui en font une quasi classe, alors que les champs d'intervention de ses agents et de ses institutions sont extrêmement sectorisés (l'éducation et l'enseignement de ses propres enfants essentiellement) et que son poids dans la société française, tant politique qu'économique, demeure, au niveau macro, fort modeste? Il y a là d'une certaine façon un problème d'échelle. De même, si les membres de cette population, ou du moins une partie de ceux-ci construisent une identité propre et s'en réclament, nous pouvons supposer, que, du fait même de leur inscription dans d'autres espaces nationaux où se jouent des parties vitales pour eux, celle-ci n'est que l'une des identités qu'ils utilisent, et n'est pas forcément, hors des lieux observés qui sont ceux de leur participation à ce milieu, la plus déterminante dès lors qu'il s'agit de comprendre l'ensemble de leurs pratiques ou de leurs stratégie. C'est là d'ailleurs l'un des effets fréquents de l'observation qui conduit à majorer la solidité et l'importance des associations et des liens étudiés, alors qu'ils ne constituent qu'une partie de l'activité et de l'inscription sociale des agents. Ces remarques n'enlèvent rien cependant à l'intérêt d'une étude qui constituera une référence pour tous ceux étudiant les migrations qualifiées récentes et qui offre d'utiles occasions de réflexion à tous les spécialistes de l'immigration.

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