Jean-François Wagniart,
Le vagabond à la fin du dix-neuvième siècle.

Belin, Paris, 1999, 352 pages
Bibliographie en notes.

Livre lu par P. Rygiel

novembre1999.

Le livre que Jean-François Wagniart consacre aux vagabonds, tiré d'une thèse soutenue en Sorbonne en 1997, s'inscrit dans la lignée des travaux récents, inspirés en partie de Foucault, qui explorent la genèse des catégories sociopolitiques que l'appareil d'état produit lorsqu'il tente de saisir et d'organiser la réalité sociale, tout en intégrant les apports et les problématiques des historiens de la pauvreté et de l'exclusion. De ce double ancrage provient l'originalité de son projet, qui tient à ce qu'il lie, à une histoire des politiques destinées à lutter contre le vagabondage, et des représentations de celui-ci, une sociologie rétrospective qui tente de reconstituer les contours, l'identité et les pratiques des populations visées par ces politiques, tout en s'interrogeant sur les effets de celles-ci.

L'introduction de l'ouvrage justifie le choix de la période étudiée, en rappelant que, si un stigmate pèse depuis la fin du Moyen-Age sur les vagabonds et les mendiants, la peur sociale qu'ils suscitent se manifeste avec plus de violence à certaines périodes. Les années 1880-1900 sont un de ces moments, les vagabonds cristallisent alors les peurs d'une population fragilisée par les brutales mutations économiques et sociales en cours, ce qui va déboucher sur la mise en place d'un dispositif réglementaire répressif, alors que l'état a pour la première fois des moyens réels d'assurer l'exécution de ses prescriptions. Étudier les représentations du vagabondage qui surgissent alors, ou sont réactivées, et leur transcription dans la loi, c'est donc esquisser un portrait de l'époque et de ses peurs, tout en examinant la naissance de l'État social en France.

L'exploration de ces représentations fait l'objet de la première partie de l'ouvrage. La légende noire du vagabondage, qui associe celui-ci à d'autres figures diaboliques, celles du fou, du gitan de l'anarchiste, puise largement dans les représentations anciennes du pauvre sans aveu, elle intègre aussi des éléments plus modernes, de nombreux médecins y contribuent, à l'heure où la profession se veut garante du bon équilibre du corps social, qui décrivent avec un grand luxe de détail les formes diverses que peut prendre la folie vagabonde. Certes s'oppose à cette image noire du vagabond, figure de la déviance, puisque valide mais oisif et errant il refuse tant le travail que l'affiliation à un groupe, un mirage doré d'un vagabond poète et réfractaire, que diffusent les marges littéraires et les anarchistes. De même subsiste, dans certaines régions, dans certains milieux, l'image du pauvre souffrant, figure du Christ auquel on doit assistance. Cependant les tenants de ces thèses n'ont pas le poids politique et social des contempteurs du vagabond.

La seconde de partie de ce travail s'attache à décrire les traitements de l'errance que la troisième République met en place et leur évolution, présentant de manière détaillée à la fois les dispositifs adoptés et les débats qu'ils suscitent ou dont ils naissent. Si les début de la troisième République sont marqués par une volonté d'éradiquer le vagabondage par la répression, la politique menée se révèle inefficace. D'une part parce que l'administration ne parvient pas à mettre en place des schèmes de classifications pertinents, qui permettraient de distinguer, comme l'exigent les présupposés idéologiques du temps, mauvais vagabonds à réprimer et vagabonds victimes à secourir, ce qui autorise par exemple certains magistrats à faire preuve de "'mollesse dans l'application des lois", d'autre part parce que les moyens mis en oeuvre sont notoirement insuffisants, techniquement tant que les méthodes d'identification des individus et particulièrement des récidivistes sont limitées, matériellement parce que les dépôts de mendicité, censés être une pièce majeure du dispositif sont peu nombreux et fonctionnent mal, enfin l'administration a sous-estimé l'efficacité des solidarités que suscitent les errants.
L'inefficacité de ces politiques, autant que le changement de conjoncture économique et politique provoquent, au tournant du siècle, une évolution. Les politiques menées tentent de plus en plus d'intégrer et d'assister les errants, dont le nombre d'ailleurs diminue, y concourent tant l'émergence d'une nouvelle représentation du vagabond, qui en fait une victime du désordre social plutôt qu'un être vicieux et corrompu, les réticences des magistrats et des policiers à appliquer une législation inefficace, qui aboutit surtout à multiplier les procédures et à produire automatiquement de la délinquance, en punissant des comportements qui ne sauraient être évités. Ce tournant ne prend cependant pas la forme d'une intervention directe de l'état, malgré les efforts de réformateurs tels Bourgeois, mais d'encouragement et d'aides, médiocres, aux initiatives privées, que Jean-François Wagniart décrit, et dont certains initiateurs en viennent, prenant acte de ce que l'assistance privée est dépassée par l'ampleur des besoins, à réclamer l'engagement financier de l'État. Le bilan est là encore médiocre, à la hauteur serait-on tenté de dire des efforts consentis. De plus, ce virage ne signifie pas que soient abandonnées les pratiques répressives, il s'agit pour les réformateurs et les Républicains libéraux de secourir ceux qui le méritent et de justifier ce faisant la répression des irréductibles.

La troisième partie de l'ouvrage tente, à partir des archives pénales de quelques départements, l'Yonne fait ainsi l'objet d'une attention particulière, de dresser le portrait des vagabonds de la fin du dix-neuvième. L'entreprise a bien sûr des limites que l'auteur souligne lui-même. Les caractéristiques qui valent d'être inculpés ou convaincus de vagabondage varient selon les lieux, les moments, les juges. En l'absence cependant d'autres sources ce portrait de biais vaut mieux que pas de portrait du tout. Il en ressort que les vagabonds sont des hommes jeunes, ce qui implique que le groupe se renouvelle, très souvent célibataires et sans ascendants connus ou vivants, d'un niveau culturel faible, possédant rarement une qualification monnayable, parfois atteints de troubles mentaux, du moins certains sont-ils jugés idiots par les médecins qui les examinent, leur espérance de vie est faible et leur corps, très tôt usé, porte les marques de l'errance. Plus que des pauvres, ce sont des isolés, des desaffiliés, auxquels l'errance, qui est une aventure solitaire, ne permet pas de renouer des liens sociaux, d'autant qu'ils apparaissent perpétuellement en mouvement, à la recherche d'emplois temporaires ou saisonniers qui permettront de gagner de quoi subsister quelques semaines ou quelques mois. Reconstituer les sentiments de l'errant, ou sa vision de son errance apparaît une entreprise vaine, l'errant parle rarement devant ses juges ou la police, parce qu'il n'a guère les moyens de se dire et si les sources portent trace de quelques explosions de colère ou de violence, dominent résignation et fatalisme. L'examen des origines et des parcours conduit Jean-François Wagniart à conclure que l'entrée en errance n'est pas une conséquence directe du manque de travail ou du chômage, mais qu'elle est liée au déclin des formes de travail temporaire traditionnelles, qui font de la situation de non travailleur une condition pour une frange de la population pauvre mobile qui ne peut guère en sortir parce qu'elle a perdu toute affiliation sociale et n'est que médiocrement prise en charge par l'État social naissant, qui tend à exclure de ses dispositifs d'assistance les étrangers et les pauvres errants.

L'enquête de Jean-François Wagniart est précise et méthodiquement conduite, elle a de plus le mérite de nous proposer l'étude d'une figure, le vagabond, l'errant, à laquelle les représentations de l'étranger et de l'immigré empruntent beaucoup à partir de la fin du dix-neuvième siècle, associé au péril sanitaire, au péril extrémiste, à la folie, à la délinquance, le vagabond est, avant l'immigré, une figure du danger social, de l'être en marge qui, littéralement, ne saurait avoir sa place dans l'organisation sociale, parce qu'il est incapable de se plier à ses règles, et les variations sur la folie errante congénitale, qui l'empêche de se conformer aux règles de la société policée, ne sont pas sans rappeler les considérations sur les tempéraments héréditaires auxquelles se complaisent les littérateurs de la fin du siècle dernier lorsqu'ils évoquent l'étranger. L'étude d'ailleurs des métamorphoses de la figure de la dangerosité sociale, du pauvre à l'errant puis de l'errant à l'étranger, qui reste largement à faire, ne serait pas sans intérêt.
Il y a de plus des enseignements à tirer de la façon dont Jean-François Wagniart étudie une politique et son application en tentant de reconstituer le champ de force qui se crée à l'occasion de son application et où interviennent des acteurs nombreux, politiques mais aussi exécuteurs et victimes, ou cibles de celle-ci, dont les interventions peuvent contribuer à redéfinir les normes mêmes de l'action publique dans le domaine d'intervention considéré.

Si l'ouvrage est bien mené on ne peut s'empêcher parfois de se poser quelques questions sur certaines des méthodes employées, qui ne sont pas propres à l'auteur, mais sont celles de l'histoire des représentations et des discours telle qu'elle est actuellement pratiquée. Celle-ci en effet, peu réflexive parfois, ne s'interroge pas toujours beaucoup sur le statut des figures dégagées des sources, et l'on ne peut parfois s'empêcher de se demander ce qu'est exactement cette légende noire du vagabond, comment elle est construite et quel statut on doit lui accorder. La figure reconstituée est-elle un idéal type, produit, par l'historien, qui agrège des traits (la folie, le crime, la déviance sociale, le penchant à l'anarchisme) rarement présents ensemble dans les textes, où existe t-il une forme, une matrice commune que chaque auteur habille de motifs différents? Et si tel est le cas quelle est la logique qui préside à la distribution de ces motifs? On se prend à rêver parfois d'une cartographie systématique des motifs qui dessinerait des archipels de textes parents, mettrait en évidence les gouffres séparant ceux qui s'ignorent et les frontières unissant les ennemis irréductibles, vieux rêve auquel le recours aux techniques de la sociolinguistique quantitative permettrait peut-être de donner un peu plus de corps (2).
Elles auraient de plus le mérite d'obliger l'auteur à dévoiler au lecteur les étapes de la construction de son propre texte et ce faisant lui permettrait de mieux apprécier sa pertinence. Nous savons peu de choses en effet de la façon dont est construit le corpus qui permet l'étude de la figure du vagabond, et moins encore des logiques qui président au choix par l'auteur des fragments de discours jugés signifiants ou remarquables. Nous sommes confrontés à une logique de la preuve par l'exemple et la citation, qui nous est familière, et que nous acceptons non pas seulement parce qu'elle nous est familière, mais aussi parce que nous sentons, d'expérience, que l'on peut résumer d'un extrait bien choisi l'essentiel d'un carton d'archives ou d'une publication, sans bien savoir pourtant ni ce qui nous permet de le faire, ni comment apporter la preuve de ce que nos choix sont pertinents par rapport au matériau utilisé.

A ces questions, qui sont d'ailleurs celles que pose la théorie littéraire depuis quelques décennies, s'ajoutent celles qui portent sur la diffusion et la réception de l'image ou des images du vagabond que porte une époque. Nous ne savons guère qui lit quoi, qui rencontre qui, et les rapports qu'entretiennent la figure littéraire ou semi-scientifique du vagabond et les lois sur le vagabondage sont loin d'être clairs. En l'absence d'une étude des usages des textes évoqués, des pratiques de leurs auteurs, qu'il n'est pas certain d'ailleurs que nous puissions mener, les deux premières parties de ce texte, toutes deux riches d'ailleurs, apparaissent parallèles l'une à l'autre, et l'espace qui les sépare, permet que se glisse entre leurs pages, non une critique mais le "fantasme d'un autre [livre] tout proche de lui, mais plus beau que ce qu'il est (3)" et sans doute que ce peut-être un livre.

P. Rygiel
rygielp@imaginet.fr

Notes

  1. R. SALAIS, L'invention du chômage, Paris, Puf, 1986.
  2. S. BONNAFOUS, L'immigration prise aux mots , Paris, Kime, 1991.
  3. M. FOUCAULT, Préface à la seconde édition de L'histoire de la folie à l'âge classique , Paris, Tel Gallimard, 1972.

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