ZÚÑIGA Jean-Paul
Espagnols d’outre-mer. Émigration, métissage et reproduction sociale à Santiago du Chili, au XVIIe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002, 448 p.

Livre lu par Nicole Fouché

Octobre 2003

Cet ouvrage est passionnant de bout en bout. Il s’inscrit dans une lignée historiographique plus sensible aux continuités sociales et aux transferts culturels qu’aux ruptures. Il se joue de l’immensité et de la profondeur des océans et établit des ponts entre l’histoire sociale de l’Espagne moderne (XVIIe siècle) et celle de l’une de ses possessions d’outre-mer : le Chili.

Le constat est le suivant : le groupe " espagnol " immigré parvient, malgré sa faiblesse démographique (chapitres II, III et IV), à se perpétuer. Surtout il réussit à imposer ses valeurs à la capitale chilienne et à perdurer. L’étude porte essentiellement sur le XVIIe siècle (rappel : l’édit autorisant la réduction en esclavage de tous les Indiens pris les armes à la main date de 1608). Les explications sont pour partie au Chili, pour partie en Espagne, pour partie dans leurs relations.
L’émigration espagnole vers le Chili provient, en grand nombre, d’Espagnols déjà présents sur le territoire américain ; certains d’entre eux ont déjà émigré plusieurs fois (chapitre V) : de Madrid à Séville, de Séville à Carthagène des Indes, de Carthagène à Lima, de Lima au Chili… Les migrants emportent avec eux le modèle d’une société espagnole bloquée dans laquelle le principe de la limpieza de sangre (" pureté de sang ") interdit la promotion sociale de vastes secteurs de la société (chapitre VI). En Castille, cette fixation sur l’existence d’une prétendue " pureté de sang " (notion qui d’après l’auteur ne relève pas du racisme dans le sens contemporain et biologique du terme) s’exprime contre les juifs, les musulmans, les apostats, les hérétiques… elle exclut les impurs de l’Université, de l’administration civile, des institutions, des honneurs, etc. La tache infamante de l’impureté se transmet de génération en génération. Le limpieza de sangre est complémentaire de " la noblesse ", qui se transmet elle aussi par le sang, de père en fils, jusqu’à la fin des temps, et qui est, elle aussi, un titre de gloire. Ce modèle nobiliaire de la limpieza de sangre, " la noblesse ", attesté en Castille même, devient, confronté à d’autres réalités et sous d’autres latitudes, le modèle dominant. Zúñiga écrit (p. 147) : " Plus qu’une crispation sur une métaphysique du sang et de la pureté religieuse […] la noblesse constitue l’idéal et le but de toutes les populations coloniales espagnoles " (chapitre VI).
Le chapitre VII dans son entier est consacré à cette idéologie nobiliaire dans le contexte colonial chilien. L’exclusion, comme pratique d’affirmation de soi et d’autodéfinition sociale, est constamment à l’œuvre dans l’outillage mental des Ibériques du Nouveau Monde. Les nouveaux serfs sont les Indiens. Affirmer la nature servile de l’Indien, c’est proclamer la noblesse congénitale des Espagnols qui se font reconnaître comme seigneurs, comme hidalgos. L’hidalguia coloniale fonctionne sur le même système d’exclusion héréditaire que la limpieza de sangre. Mais, au Chili, la société est plus dynamique. Elle est un laboratoire pour de nouvelles expériences et elle peut supporter une mobilité sociale plus ouverte.
Cette ouverture se traduit par la relation des Espagnols d’outre-mer avec le métissage (chapitre VIII). Les frontières sont parfois floues entre les Espagnols et les autres. Dans la représentation idéale que la société espagnole se fait d’elle même, l’Espagnol est lechrétien et l’hidalgo ; l’Indien est le serf, le tributaire, le serviteur, l’infidèle. Pour un Espagnol, épouser une Indienne relève de l’aberration. Le mariage mixte constitue un cas typique de mésalliance, dans le sens nobiliaire du terme. En principe, l’appartenance ethnique sert d’indicateur de statut social. Les rapports sexuels interethniques sont cependant fort répandus et il faut trouver des solutions pour rendre tolérables des pratiques trop communes pour être ignorées. C’est pourquoi un statut particulier et favorable est accordé aux sang-mêlé de seconde génération à condition d’observer le silence sur leurs origines (ce qui revient à les nier) : un métissage qui ne s’avoue pas peut être le signe d’une intégration dans la société espagnole laquelle laverait symboliquement de son sang les tares naturelles des indigènes, incorporant leurs enfants à l’hispanité. On se trouve donc face à une population hétérogène dont l’élément dirigeant intègre graduellement en son sein une partie de l’altérité.
Comment a-t-on assuré une cohésion culturelle, un ciment hispanique à cette communauté indienne et métisse ? En évangélisant, bien sûr (chapitre IX). L’Église assure l’éducation et l’encadrement de la société coloniale. La conversion des " naturels " est une des justifications de la présence espagnole sur le continent américain. Mais il ne s’agit pas seulement de religion : les lois civiles sont applicables aux Indiens et la civilisation est mesurée à l’aune de l’homme espagnol : évangéliser l’Indien, c’est surtout l’hispaniser tout en l’obligeant à admettre la supériorité espagnole. Cela permet aux Espagnols d’intégrer les métis qui manifestent des signes d’hispanité. En fait la victoire essentielle, aux yeux des Espagnols, est d’avoir ouvert la voie à l’hispanisation, celle-ci étant l’unique référence, le seul statut d’avenir possible. Acculturation poussée ou métissage sont les seules possibilités pour les Indiens. Le temps de la révolte ouverte (Arauco) est passé.
Dans les trois derniers chapitres (X, XI et XII), Jean-Paul Zúñiga examine les processus de reproduction sociale à l’œuvre au XVIIe siècle, dans le milieu de l’élite de Santiago. Ce sont les encomenderos qui ont fondé l’élite hégémonique de Santiago. Ce sont eux qui, par délégation royale, avaient des obligations de protection (sécurité) et d’évangélisation (éducation religieuse) des peuples indiens sur les terres qui leur étaient confiées. En retour, ils percevaient un tribut en travail, en nature ou en numéraire de la part de la communauté indienne. En principe l’encomienda ne donnait aucun droit légal ni héréditaire sur les terres concernées mais, il était fréquent que des familles, par des jeux subtils d’alliances endogames restent à la tête des encomiendas sur plusieurs générations. Jusqu’à la fin du XVIe siècle les encomenderos dominent le cabildo (assemblée municipale) de Santiago.
Au XVIIe siècle, la forte chute démographique de la population indienne et la fuite des Indiens vers le travail libre, marquent l’affaiblissement du système des encomiendas. Les familles mettent alors au point des stratégies matrimoniales très élaborées de façon à conserver le pouvoir en incluant des hommes nouveaux. Les créoles de Santiago cherchent leurs alliances sur d’autres marchés, et prioritairement au Pérou, où la cour rassemble des gentilshommes et des nobles venus dans la suite des vice-rois. L’élite de Santiago est particulièrement ouverte aux chevaliers des ordres militaires et aux nouveaux fonctionnaires de la couronne, dont le patrimoine est surtout symbolique. Ces hommes nouveaux sont souvent des migrants castillans récents qui s’assurent ainsi une légitimité locale. Pour l’élite de Santiago, l’union avec les Espagnols d’Europe est une nécessité démographique qui permet aussi à la famille créole de réactualiser ses liens d’origine : " Ainsi les pratiques mises en place par l’élite afin d’assurer sa reproduction sociale créent en retour les conditions pour que le flux vital des migrants se maintienne, perpétuant de la sorte un contact ininterrompu avec l’Espagne ancestrale. " C’est un excellent exemple des continuités et des complémentarités sociales entre l’Espagne et le Chili. Il faut ajouter que les mariages avec l’élite locale sont très attrayants pour les jeunes immigrants car les filles reçoivent une dot très importante. Paradoxalement, le patriarcat se maintient donc par la voie féminine (c’est-à-dire récessive sur le plan du patronyme) alors que le renouvellement est assuré par la voie masculine.
On voit très bien l’importance des capacités d’adaptation de l’élite de Santiago et combien elles s’insèrent dans une dynamique démographique qui est un gage de pérennité pour l’Espagne et son empire. Il faut donc être très vigilant au sujet des interprétations de la société coloniale qui opposent insulaires et créoles… car on voit très bien ici qu’ils peuvent faire cause commune.

Majeur, me semble-t-il, pour les modernistes et les hispanisants, cet ouvrage, plus généralement, est intéressant pour les historiens des migrations. En effet, il met en scène des processus d’exclusion et d’inclusion, des rapports dominants-dominés, des stratégies d’intégration, des politiques vis-à-vis des nouveaux migrants, des modèles d’acculturation que l’on peut retrouver à l’identique ou à l’opposé dans d’autres cadres migratoires. Le paradoxe vient du fait qu’ici ce sont les migrants qui dominent. C’est clairement un autre modèle de mouvement migratoire que ceux de l’ère industrielle.

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