Le mouvement ouvrier français et les immigrés après la seconde guerre mondiale. Quelques documents

Documents rassemblés et présentés par C. PIERRE, Docteur en Histoire.

Sommaire

Fauvet, Pour une politique d'immigration, 1945

Brisson, le départ des prisonniers, 1945

Tardy, Un renfort d'étrangers?, 1946

La main d'oeuvre algérienne, Le peuple, 1964

Tâches de la CGT-MOI, 1967

Cahiers CGT, régie Renault, 1968

Le comité de base Citroën-Choisy, 1978

Minces, les étrangers en France 1973

Un jeune portugais raconte, 1973

Jacques Fauvet," Pour une politique d'immigration "

le Monde , 17 octobre 1945.

 " Le 2 mars, le général de Gaulle informait l'Assemblée consultative qu'un grand plan était tracé " afin d'introduire au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d'immigration dans la collectivité française. " Sept mois se sont passés. Des études ont été faites tant par le haut comité de la population que par des ministres compétents. Il s'agit d'un problème ancien que la France a déjà eu à résoudre il y a vingt ans. L'immigration d'hier répondait immédiatement à des nécessités économiques, celle de demain est, en plus, commandée par des considérations démographiques. " Pour que la France ne soit pas une lumière qui s'éteint... " a dit le général de Gaulle. (...)

 Comme après l'autre guerre, nous avons des vides à combler. Moins de pertes sur les champs de bataille, mais plus de civils qui sont morts et plus d'enfants qui ne sont pas nés. Plus de ruines aussi à relever pour lesquelles nous manquons de bras, malgré l'appoint des prisonniers allemands. La reconstruction aura besoin de 100 000 bons maçons au printemps. Où les trouver, sinon en Italie?

 C'est un premier objectif. Ce n'est pas le seul. La France souffre encore plus d'un déficit de population. L'idée est donc venue de faire appel à de " bons éléments d'immigration ". Bons, c'est-à-dire sains, assimilables et prolifiques. L'économique le cède ainsi au " démographique ". Des travailleurs, oui. Mais des hommes aussi, des hommes surtout. Deux millions en dix ans. Tel serait le chiffre limite au dessus duquel l'immigration cesserait d'être " force d'appoint " pour devenir " force de substitution ".

A. Brisson, " Le départ des prisonniers ",

Le Monde , 12 novembre 1946.

 " Le bruits les plus divers circulent au sujet d'une libération éventuelle des prisonniers de guerre allemand et la date du 1er juin 1947 semblerait marquer le terme de leur captivité. Sur les 700 000 prisonniers qui nous restent, 450 000 environ sont répartis dans les différents secteurs de l'économie française. L'agriculture en absorbe 230 000 et les exploitations forestières 21 000. Leur départ aurait de très graves répercussions. Il y a déjà pénurie de main-d'oeuvre dans ces domaines ...

Marcel Tardy, " Un Renfort d'étrangers? "

Le Monde , 24-25 novembre 1946.

 " La population de la France au début de 1939 était évaluée à 41 126 000 habitants (population présente dans la métropole). Elle n'était plus que de 39 700 000 environ au début de 1946. Les services de la SDN ont calculé, en extrapolant les tendances démographiques, et sans tenir compte des changements survenus à cet égard pendant la guerre, qu'elle tomberait à 36 900 000 en 1970.

 Si l'on tient compte des pertes de guerre, nous sommes menacés d'une dépopulation encore plus forte. Pour enrayer le dépeuplement, il nous faut une très forte natalité ou une immigration abondante ou les deux à la fois. C'est l'immigration qui aurait les effets les plus rapides. Aussi sa nécessité n'est-elle plus contestée. La discussion porte sur l'importance qu'il convient de lui donner et sur ses modalités.

 Comment évaluer le nombre des immigrants dont nous avons besoin? Il faudrait d'abord déterminer, en quantité et en structure, la population qui nous conviendrait le mieux. Les considérations politiques et économiques introduisent une large part d'incertitude et d'arbitraire dans ce calcul. Ce qui est certain, c'est que la France pourrait nourrir, dans des circonstances normales, une population beaucoup plus nombreuse que celle d'aujourd'hui.

 Il ne faudrait pas introduire chez nous des étrangers de n'importe quel âge ou de n'importe quel sexe. Il serait souhaitable de trouver en quelques années 1 400 000 ou 1 500 000 adultes de 26 à 35 ans, avec une forte proportion de femmes, et en même temps 1 300 000 ou 1 400 000 enfants de moins de 15 ans. Faute d'enfants, une nouvelle immigration d'adultes serait nécessaire quelques années plus tard. La meilleure solution consisterait à faire venir des familles."

Conférence de la Main-d'oeuvre algérienne en France

rapport présenté par Marcel DUFRICHE (extraits), Le Peuple , 16-31 juillet 1964, numéro 706.

 " Que d'efforts n'avons-nous pas dû déployer pour répondre à toutes les provocations, à toutes les insanités, à toutes les fausses thèses, répandues parmi les masses populaires?

 A aucun moment la C.G.T. n'a relâché son effort. (...)
C'est dans cette solidarité de combat aux heures les plus tragiques, que plongent les racines de fraternité qui unit les travailleurs algériens et les travailleurs français.

 Mais je voudrais dire aussi combien nous avons toujours eu conscience, nous, militants ouvriers français, de l'aide puissante que la lutte héroïque du peuple algérien a apportée à la classe ouvrière française contre son propre ennemi  : 
l'impérialisme français. (...)

 Oui, l'Algérie est indépendante, mais les séquelles du colonialisme pèsent terriblement sur ce pays et, malgré qu'il ait été vaincu, le colonialisme poursuit ses ravages.

 N'est-ce-pas une raison supplémentaire pour que la classe ouvrière française témoigne aux travailleurs algériens qui arrivent ici, sa fraternelle solidarité et lutte avec acharnement pourqu'ils ne soient pas à nouveau les victimes de l'arbitraire, de ceux-là même qui ont fait leur malheur?

 400 000 travailleurs, dont près de la moitié sont employés dans les entreprises du bâtiment (...), dont 80 000 au moins sont dans la Métallurgie, dont des milliers se trouvent dans les mines, les industries chimiques, le textile, les ports et docks, les usines d'alimentation et enfin plus de 10 000 dans le secteur public (eau, gaz, électricité, administrations diverses, etc.), telle est la réalité de la main-d'oeuvre algérienne en France. (...)

 Quelles sont leurs conditions de vie et de travail?
(...) Le problème du logement pour les travailleurs algériens et leur famille a vraiment un caractère dramatique. Les mêmes statistiques de l'Institut National nous révèlent que, lors du recensement de 1962, 101 060 Algériens, hommes, femmes et enfants se trouvaient dans ces bidonvilles. 16 180 logeaient dans ce que l'Institut appelle des habitations de fortune. 69 240 dans des chambres meublées d'hôtels ou de garnis, mais seulement 8 140 ont l'eau courante.

 Camarades, il faut avoir visiter ces bidonvilles pour se représenter vraiment ce que signifie, dans cette deuxième moitié du XXe siècle où les progrès de la science et de la technique sont vertigineux, l'exploitation capitaliste, le mépris de la dignité humaine de la part d'un régime fondé, paraît-il sur la grandeur! (...)(A propos des allocations familiales) Il est facile de calculer qu'ainsi un travailleur algérien touche le quart de ce que perçoit son camarade français placé dans les mêmes conditions alors que les cotisations payées par les patrons pour l'un et l'autre sont identique. Notre mot d'ordre, dans ce domaine comme dans tous les autres, reste  :  égalité des droits pour tous les travailleurs quelle que soit leur nationalité (...)

 Nous comptons parmi les délégués du personnel et les membres des comités d'entreprise, de nombreux camarades algériens, et nous nous en félicitons. Nous engageons toutes nos organisations syndicales à leur faire une place encore plus large dans ces institutions, de même que nous voulons que beaucoup plus nombreux soient les militants algériens qui assurent des responsabilités à tous les échelons de la hiérarchie syndicale. (...)

 Mais une certaine timidité se manifeste pour confier aux travailleurs immigrés eux-mêmes le soin de mener auprès de leurs compatriotes l'action syndicale, l'effort de propagande, le travail d'éducation qui permettront de renforcer les rangs de nos organisations, non pas dans le seul but de compter tant de milliers d'adhérents supplémentaires, ce qui est cependant un résultat positif en soi, mais surtout pour permettre que l'activité revendicative, que la lutte pour de meilleurs conditions de vie et de travail, soient plus rentables encore. (...) La préparation de cette conférence a permis de découvrir dans telle ou telle entreprise que les travailleurs algériens étaient loin d'être traités, pour un même travail, à l'égal de leurs camarades français.

(...) Notre action relativement aux salaires, aux primes et autres avantages, sera basé toujours sur le même principe d'égalité absolue avec les travailleurs français.

 Comme nous l'avons maintes fois répété, les travailleurs immigrés et, par conséquent, les travailleurs algériens, s'associeront d'autant plus encore aux revendications générales de la classe ouvrière - telles que l'augmentation des salaires, la diminution de la durée du travail, etc. - que leurs propres revendications particulières auront été défendues. Il faut dire, d'ailleurs, que les travailleurs algériens en France ont toujours participé aux luttes de la classe ouvrière. Leur combativité est remarquable et il n'est pas d'exemple qu'elle soit démentie. Souvent même, et certainement des camarades le confirmeront à cette tribune, ils ont été à la pointe du combat non seulement quand il s'agit de défendre le pain quotidien, mais aussi dans les actions d'un niveau plus élevé pour la défense des libertés et de la paix.

 Ce sont tout autant de raisons pour que l'unité et la fraternité entre travailleurs algériens et français deviennent toujours plus étroites. Il y va de l'intérêt des uns et des autres et je dirai plus, de l'intérêt du peuple de France et du peuple d'Algérie.

 Qu'il y ait encore des progrès à faire, un certain nombre de malentendus sans grande gravité d'ailleurs, qui, se sont produits dans la prépartation de cette Conférence le prouvent. Tous nous avons un effort à faire pour surmonter les difficultés qui peuvent se présenter. Mais ce sont les militants ouvriers français qui ont le devoiir de développer le plus d'efforts pour bien comprendre les problèmes de la main-d'oeuvre immigrée algérienne et pour savoir les résoudre avec les travailleurs algériens eux-mêmes. (...)

 Je souhaite, en terminant, que nous sachions les uns et les autres - puisque, aussi bien, nous sommes tous d'accord sur la nécessité de mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme - nous inspirer toujours du mot d'ordre immortel  : 

PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS! "

Marius APOSTOLO, La situation de la main-d'oeuvre immigrée et les tâches de nos organisations

responsable CGT de la MOI, " La situation de la main-d'oeuvre immigrée et les tâches de nos organisations " (extraits), Le Peuple 1er au 15 octobre1967, , numéro 784.

 " Pourquoi une introduction massive d'immigrés en France?
(...) Fondamentalement, la politique d'immigration du pouvoir gaulliste est inséparable de sa politique économique, financière et sociale  :  il s'agit avant tout, d'assurer les plus grands profits aux monopoles capitalistes, au détriment des conditions de vie et de travail de l'ensemble des travailleurs, qu'ils soient français ou étrangers.

 (...) la situation actuelle (licenciements, chômage, réduction d'horaires) ne manque pas de faire naître certaines réactions, plus ou moins bien intentionnées, à l'égard de la MOI. C'est pourquoi il importe de préciser la position de la C.G.T., de développer de larges explications auprès de la masse des travailleurs. La résolution du XXXVIe Congrès souligne que  : 
C'est en termes de classe que se posent les problème afférents à l'immigration ouvrière et c'est en fonction d'une part de sa longue tradition d'internationalisme prolétarien et d'autre part, de la solidarité de fait entre travailleurs immigrés que la C.G.T. entend les résoudre.

 (...) Les travailleurs immigrés qui vivent, travaillent et luttent sur notre sol sont nos frères de combat et d'espérance.
C'est pourquoi nous devons attacher une grande importance à notre activité en direction de la MOI et plus particulièrement dans les régions et les branches d'industries où ils se trouvent plus fortement concentrés.

 (...) Nombreuses sont les discriminations qui frappent les travailleurs immigrés que favorise l'absence d'un contrat de travail. L'extension considérable de l'immigration clandestine encouragée par les mesures gouvernementales n'a fait qu'aggraver la situation souvent dramatique des travailleurs immigrés et de leurs familles. C'est Jeanneney qui déclarait  :  L'immigration clandestine elle-même n'est pas inutile, car si l'ion s'en tenait à l'application stricte des règlements et accords internationaux, nous manquerions peut-être de main-d'oeuvre.

 (...) L'importance de la MOI est telle dans un certain nombre de secteurs industriels et agricoles, dans vingt-cinq départements et dans de nombreuses entreprises et chantiers, que nous ne pouvons pas parler de syndicalisme de masse si notre activité en direction des travailleurs immigrés est négligeable, sporadique et inadaptée. Des luttes de plus grande envergure contre la politique du pouvoir et du patronat ne pourront être envisagés dans ces industries, régions ou entreprises, sans la participation de la main-d'oeuvre immigrée.

Bien que des résultats aient été obtenus, tant au niveau confédéral que dans certains unions départementales, fédérations et syndicats, il n'en demeure pas moins vrai qu'il reste beaucoup à faire et qu'il nous faut être plus offensifs pour la défense des revendications des immigrés. "

Cahiers CGT de la Régie Renault

mai 1968, avant le mouvement de grève. (Extraits) cité in TRIPIER Maryse, L'immigration dans la classe ouvrière en France, CIEMI, l'Harmattan, 1990, p.173.

 " Les délégués CGT demandent que les travailleurs immigrés bénéficient de la promotion sociale avec les mêmes critères que l'ensemble du personnel...
L'application du taux horaire et cadence pour les travailleurs immigrés dans les mêmes conditions que l'ensemble du personnel, l'attribution de logements, l'accession et le développement à la formation professionnelle...
L'égalité des avantages sociaux pour tous les travailleurs dont les familles résident dans leur pays d'origine, les mêmes avantages sociaux pour l'ensemble du personnel...
L'égalité des droits syndicaux pour l'ensemble des travailleurs immigrés, le droit d'éligibilité sur les listes syndicales dans les mêmes conditions que les travailleurs français, l'égalité des droits en tant que locataires pour les travailleurs logeant en foyer...
Que soit accordé un congé sans solde aux travailleurs immigrés qui en feraient la demande et qui serait accolé aux congés principaux, Que la carte de travail soit fournie rapidement et gratuitement aux travailleurs immigrés, dès leur arrivée, que les heures perdues pour l'obtention de celle-ci soient indemnisées par la Régie... (...)

 Que toutes les informations de la Régie, changement d'horaire, primes, comptes rendus des délégués du CE, consignes d'hygiène et de sécurité, soient systématiquement traduites en langues  :  espagnole, portugaise, arabe.
Que la Régie procure à la main-d'oeuvre immigrée qu'elle utilise un logement décent ainsi qu'à leur famille, par un financement approprié avec l'aide de l'Etat. (...)

 Les délégués CGT demandent la garantie de l'emploi pour l'embauche définitive après quinze jours à l'usine...
Que tous les contrats provisoires soient transformés en contrats définitifs. "

R. Linhart, " Le comité de base Citroën-Choisy ",

L'Etabli , éd. Minuit, 1978, pp.81-87 cité in Lalloui, Assouline, Un siècle d'immigration en France - 3, p. 86. (L'épisode se passe en 1969.)

 " Nous sommes une vingtaine réunie dans le sous-sol du café des Sports... primo le Sicilien est arrivé avec des camarades de la peinture... Georges et les cinq autres yougoslaves sont là. Simon aussi (...). Mouloud (...) ne viendra pas (...) mais s'il y avait une grève contre la récupération, il en serait.

 Plusieurs des ouvriers présents me sont inconnus  :  des Espagnols, des noirs du Mali et du Sénégal. Christian est venu avec un camarade français (...). Georges parle le premier (...). De toute façon, Pavel Stepan et lui arrêteront à cinq heures le 17 février, et ils sont sûrs d'entraîner avec eux deux Portugais du carrousel, ils arrêteront donc la production des portières... mais tout cela est insuffisant. L'essentiel, au 85, c'est la grande chaîne de montage. Si elle s'arrête, c'est gagné. Sur cette chaîne (...) il y a des Algériens, des Marocains, des Tunisiens, des Yougoslaves, des Espagnols, des Portugais, des Maliens, des camarades d'autres pays encore. Faisons un bon tract pour leur expliquer ce que nous allons faire. Et faisons des traductions dans toutes les langues de la chaîne pour que tous ceux qui savent lire comprennent et puissent dire aux autres ce qu'il y a dedans. Après on ira les voir un à un pour en discuter. Cette idée de tract en plusieurs langues plaît à tout le monde. Elle n'a pas seulement une fonction utilitaire... c'est une façon de demander aux différentes communautés représentées dans l'usine de prendre les choses en main...

 Maintenant rédiger le texte, pourquoi nous refusons la récupération... Primo (intervient)  :  " Ce n'est pas la peine de raconter toutes ces histoires. Si le patron veut nous faire travailler avec vingt minutes gratuites, c'est pour nous humilier. Ils veulent montrer que les grandes grèves c'est bien fini, et que Citroën fait ce qu'il veut...

 Qu'est-ce que l'on est, des chiens?... C'est une question d'honneur... Il n'y a qu'à dire, ça suffit!... Le tract sera traduit en arabe, en espagnol, en portugais, en yougoslave... Nous tirerons la version française à un millier d'exemplaires pour la distribuer à la grande porte. Nous tirerons à une centaine d'exemplaires dans chaque langue  :  ces tracts-là nous les afficherons partout dans l'usine, dans les vestiaires, les ateliers et nous les ferons circuler de la main à la main. Il faut une signature. Nous décidons de mettre Comité de base Citroën-Choisy ".

MINCES (Juliette), Les travailleurs étrangers en France,

Les travailleurs étrangers en France, enquête, Seuil  p. 334-335.

 " J'ai rencontré aussi un assez grand nombre de travailleurs étrangers qui, bien qu'adhérant à un syndicat, ne conservaient leur carte que par routine, ou " pour faire comme les autres ". D'autres n'avaient plus renouvelé leur cotisation. Ils justifiaient leur position par l'inefficacité et la faiblesse du syndicat (surtout quand l'entreprise était peu importante), par le fait qu'ils ne se sentaient en rien protégés par l'organisation contre un licenciement éventuel, etc. Beaucoup se plaignaient du racisme, de la discrimination ou de l'injustice dont ils étaient l'objet à l'intérieur même du syndicat, parce que les problèmes qu'ils avaient rencontrés n'avaient pas pu être réglés dans le cadre d'une action syndicale ou que la section de leur entreprise n'avait pas voulu mobiliser ses militants pour les résoudre. Certaines de leurs critiques paraissent parfaitement justifiées; d'autres indiquaient qu'ils attendaient de l'organisation ouvrière bien plus qu'elle ne pouvait leur apporter. D'autres enfin refusaient de reprendre leur carte parce qu'ils estimaient qu'au sein de leur entreprise, les responsables syndicaux se compromettaient avec le patron en acceptant de discuter avec lui sans pour autant obtenir satisfaction sur les revendications exposées.

 Les plus réfractaires à la syndicalisation semblent être les Yougoslaves (on a pu dire parfois qu'il s'agissait d'une immigration de " jaunes ") qui ne retrouvent pas l 'équivalent chez eux et qui n'ont pas émigré pour être de nouveau " embrigadé " dans une organisation qui ne les concerne pas; les Marocains, les Turcs, les Mauritaniens, et les Portugais sur lesquels le contexte politico-historique national pèse encore plus lourdement que sur les Espagnols, sont parmi les plus rétifs. (Les Portugais ont été rendus craintifs au point qu'ils furent la seule immigration, à notre connaissance, à avoir cherché à quitter massivement la France, en mai-juin 1968, par autocars entiers, de peur d'une " révolution ". Il est vrai qu'ils y furent incités par les agents de tous ordres de leurs consulats qui se rendirent dans les bidonvilles pour répandre les rumeurs les plus alarmistes.

 Par contre, de toutes les immigrations, ce sont les membres de la communauté algérienne qui expriment le plus fréquemment leur déception à l'égard du syndicalisme français. Ce fait doit être rapproché, me semble-t-il, des manifestations racistes des ouvriers français, dont ils sont les premières victimes. Un certain nombre de travailleurs algériens ont en effet adhéré à une organisation ouvrière - leur nombre paraît plus élevé que dans d'autres immigrations, les Espagnols de la première vague et les Italiens exclus - et leur amertume est née de leurs expériences dans les différentes entreprises qui les ont employés, où les syndicats n'ont pas joué le rôle qu'ils attendaient. "

"Un jeune Portugais raconte... "

(MINCES (Juliette), Les travailleurs étrangers en France, enquête, Seuil, 1973. p.20-21.)

 " (...) En plus, ils se retrouvent ici dans des situations jamais vues. Alors ils n'ont même pas l'idée de s'adresser aux syndicats. Au Portugal, ils ne savent pas vraiment ce qu'est un syndicat; et, pour eux, c'est tout un monde à découvrir. C'est un grand mur qui est devant eux et c'est pour ça qu'ils sont rarement au syndicat  :  ils ne sont pas habitués à en avoir! Moi, si j'ai compris tout ça, l'exploitation, le syndicalisme, et tout, c'est grâce à un copain français, un prêtre ouvrier. Mais je vais vous dire une chose. Je vais vous dire très franchement ce que j'en pense... les syndicats, si vous voulez... eh bien... ils s'occupent très, très peu des ouvriers étrangers. Ils s'occupent déjà assez mal des ouvriers français. Alors les étrangers!... Il faut vraiment aller dans les très grosses boîtes, comme Renault, par exemple. Et encore! C'est après mai 1968 qu'ils ont un peu amélioré leur action en notre faveur. Mais ce n'est pas encore ça. Oh! Ils en parlent beaucoup! Ça oui. Mais ils n'agissent pas! Et aussi, les Français, ils ne sont pas tellement contents si les syndicats s'occupent de nous! Bien sûr, quand il s'agit de faire leur propagande, alors là, ils sont capables de tirer des tracts en espagnol, en portugais, en algérien. D'abord, beaucoup d'immigrés ne savent pas lire. Ensuite, la plupart du temps, les tracts posent les problèmes des ouvriers français. Jamais les nôtres. Nous aussi, on a des problèmes. Il y a la langue, l'accueil, le logement, le travail, nos droits et tout, quoi. Mais les Français ne veulent pas le voir. C'est qu'il faut bien le dire  :  la majorité des ouvriers est raciste. Enfin... peut-être pas raciste, mais... ils ont du mal à nous accepter. Peut-être parce qu'ils sont mal informés, après tout. Si les syndicats s'occupaient vraiment des immigrés et expliquaient plus les choses aux Français, eh bien, les Français comprendraient un peu mieux; ils seraient moins contre nous. Tandis que là quand, nous, on a des difficultés, ils ne nous aident pas beaucoup. Mais eux, quand ils font grève, ils trouvent bien normal qu'on y participe!

 Dans le quartier, ici, par exemple. C'est un quartier populaire. Eh bien, ils ne nous aiment pas. Personne ne nous accepte bien ici... Au contraire. Chaque fois qu'ils peuvent nous embêter, ils le font. On nous jette des poubelles sur la tête, quand on sort d'ici; ils disent des tas de choses sur nous. On est mal vus, quoi. De toute façon, dès qu'on ne sait pas parler, dès qu'on ne sait pas se défendre, les Français en profitent. C'est peut-être parce qu'ils ne sont pas informés, mais je trouve qu'ils sont de plus en plus racistes.

 C'est pareil à l'usine, d'ailleurs. On les entend faire des réflexions, parler des étrangers qui sont ceci, qui sont cela! En face de ça, nous, on n'est pas vraiment solidaires. Peut-être que c'est à force de vouloir gagner du pognon. Tenez, je trouve que, en France, les Portugais changent. Chez nous, au Portugal, n'importe qui accueille un gars, même s'il ne le connaît pas. (...) Mais en France, non. On ne l'est plus. (...) "

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