Le mouvement ouvrier français et les immigrés avant la première guerre mondiale. Quelques documents.
Documents rassemblés et présentés par C. PIERRE, docteur en Histoire
Sommaire
L. Mirman,
La voix du peuple
, 12 mars 1898.
Congrès socialiste de Marseille 1892
J.B. Clément, L'émancipation,
1891
T.Sauvage, comité ardennais d'action
fédérale de la métallurgie, 1904
Affiche, Villerupt, 1905
Grèves dans le fer lorrain, Le
réveil, 1905
Grèves dans le fer lorrain, La voix du
peuple, 1905
L. Mirman, in La voix du peuple , 12 mars 1898.
(Mensuel de la CGT) cité in SCHOR (R.), Histoire de l'immigration en France , Armand Colin, 1996, p. 26.
" Chaque jour plus nombreux, les ouvriers étrangers viennent faire concurrence à la main-d'oeuvre nationale, les uns sans esprit de retour, avec l'intention de se fixer dans notre pays, de s'y faire naturaliser au bout d'un temps plus ou moins long, les autres infiniment plus nombreux, dans l'idée d'y réunir quelque argent qu'ils remporteront ensuite dans leur pays natal. Les uns et les autres contribuent à déprécier les salaires français, les seconds surtout - venus en France sans famille, vivant en commun, s'imposant de lourdes privations qu'un homme ne peut supporter que pendant un temps limité, acceptant un surmenage anormal - peuvent sur le marché du travail offrir leur travail à des prix absolument inférieurs qui tendent à maintenir à un niveau inférieur aussi le taux général des salaires. Cette influence se fait sentir dans de nombreuses régions de notre pays, en particulier, cela va de soi, dans les provinces frontières, dans le Nord et le Nord-Est, où Belges et Luxembourgeois affluent, dans le Sud et le Sud-Est où Italiens et Espagnols pullulent.
Nous demandons, que, dans toute industrie, les ouvriers étrangers ne puissent être embauchés à des salaires inférieurs aux salaires français, ceux-ci pouvant être aisément constatés dans l'industrie et dans la région, par un Conseil mixte ouvrier et patronal, tel, par exemple, le Conseil des prud'hommes.
J'ajoute que cette disposition devrait avoir, à mes yeux, pour nécessaire conséquence, celle-ci : qu'en cas de grève, un patron ne pourrait embaucher plus d'ouvriers étrangers qu'il n'en employait avant l'ouverture du conflit."
Congrès socialiste de Marseille en septembre 1892,
(le Peuple, Bruxelles, 26 septembre 1892.) cité in LENTACKER Firmin, La frontière franco-belge étude géographique des effets d'une frontière internationale sur la vie de relations, Lille 1974.
" Le gantois Edouard Anseele veut qu'on vote une motion réprouvant ces incidents xénophobes ; " le capitalisme exploite les divisions de la classe ouvrière ; il engage des étrangers à bas prix, mais il excite aussi l'égoïsme des ouvriers français... On a crié A bas les belges! Et Basly n'a rien désapprouvé... Ce n'est pas un socialiste... Le cri des ouvriers de tous les pays est celui-ci, Vive l'Internationale! "
Jean-Baptiste Clément, " le régime de la Terreur ", L'Emancipation, n°108, 25 janvier au 1er février 1891,
(cité in Didier BIGORGNE, " Main-d'oeuvre étrangère et mouvement ouvrier au XIXe siècle : l'exemple des Belges dans les Ardennes frontalières ", Le Mouvement social , n°178, janvier-mars 1997, pp.11-26.)
" Nos lecteurs n'ont pas oublié la mesure inique d'expulsion contre deux citoyens de Vrigne-aux-Bois. L'un et l'autre, établis en France depuis leur naissance, ont donc été sur l'ordre du préfet conduits à la frontière belge. Mais là ne s'est pas borné l'acte honteux, dit administratif; les deux expulsés ont certainement été recommandés à la police belge - sur les dents elle aussi par la faute de cet infernal socialisme - , car aussitôt que les deux pauvres diables eurent mis le pied sur le territoire belge, ils furent traqués comme de véritables bêtes dangereuses. Il leur fut impossible, vu leur état minable, de trouver de l'ouvrage; ils n'ont aucune famille dans ce pays et sont aujourd'hui des gueux sans chemins, sans logis, sans famille, pour ainsi dire sans droit, l'administration belge refusant de leur donner aide et protection et les traitant en malfaiteurs étrangers.
(...) Voilà deux hommes qui ont commis le crime d'être fervents républicains, d'aimer la France au point de la servir et de l'adopter comme patrie, et qui sont aujourd'hui réduits à la plus affreuse misère parce que notre beau mais malheureux pays est la proie de quelques flibustiers hardis et sans vergogne. Sans aucune hésitation, on a brisé l'harmonie de deux familles d'ouvriers; on a, sans rougir, fait de deux vaillants et courageux travailleurs deux sans-patrie voués au malheur. " (...)
" Comment faire? Si les ouvriers étrangers restent isolés du groupement corporatif, les voilà traités de renégats par les ouvriers français qui les accusent de venir manger leur pain en France sans avoir aucun devoir à remplir, pas même celui de la solidarité. Les voilà rendus responsables de l'avilissement des salaires, les voilà cloués au pilori et en guerre ouverte avec leurs camarades de travail et de misère. Si, ayant conscience de leur devoir, ils font partie d'une chambre syndicale, et en suivent les ordres, les voilà expulsés. Or il semblerait que la loi les autorisant à faire partie des syndicats, a tendu un traquenard aux ouvriers étrangers qui ne sont pas venus en France avec l'intention de faire une concurrence fratricide aux ouvriers français.
(...) Si des ouvriers étrangers consentent à travailler au dessous des prix des ouvriers français, ils peuvent être certains de ne pas être inquiétés par le gouvernement et d'être occupés alors que les ouvriers français battront la semelle sur le pavé grelottant de froid et de faim. Si même des ouvriers étrangers viennent prendre dans une usine la place d'ouvriers en grève, ils sont protégés par la troupe et les gendarmes envoyés par le gouvernement au nom de ce qu'on appelle la liberté du travail. "
Théophile Sauvage, secrétaire du Comité ardennais d'action fédérale de la métallurgie
" L'ouvrier métallurgiste " , 1er septembre 1904 (Serge BONNET, " Le mouvement ouvrier ardennais, 1904-1913 ", Etudes ardennaises , n°46, juillet-septembre 1966.
" La situation géographique du département des Ardennes devrait faire de celui-ci l'un de ceux où la propagation des idées syndicales et internationales est chose facile, car sa partie la plus industrielle se dessine le long de la frontière belge où sont échelonnés plus de 40 établissements métallurgiques, et il en résulte que le personnel de ces usines se compose d'ouvriers des deux pays qui, travaillant côte à côte, ont la faculté d'échanger leurs différentes pensées et de remarquer facilement que pour eux n'existe pas le mot " Patrie ".
L'éducation internationale donnée aux travailleurs français des Ardennes contribua beaucoup à établir un régime de parfaite concorde entr'eux et leurs compagnons d'ateliers d'outre frontière qui souffrent des mêmes maux et pour qui les intérêts à défendre sont tout à fait identiques; les organisations syndicales déjà nombreuses dans la région s'efforcent à maintenir ces intérêts à un taux à peu près normal tout en travaillant à rendre plus solides et plus étroits les liens d'amitié qui doivent unir, dans une même pensée d'émancipation, tous ces travailleurs pour qui l'existence des frontières n'a plus de raison d'être.
Cette tâche des syndicats n'est pas si facile qu'on pouvait peut-être au début le penser car nombreux sont encore les ouvriers belges qui restent sourds aux appels réitérés des militants et de ce mal les uns et les autres en souffrent, beaucoup de camarades se lamentent de la situation, ce qui contribue à la disparition du bon moral des syndicats qui, malgré le dévouement de quelques militants, ne marchent pas franchement à la conquête de nouvelles améliorations. Un tel état de chose fournit des armes à nos adversaires et détermine un grand nombre de travailleurs belges à dénigrer l'organisation, à dire bien souvent que celle-ci ne leur apporte rien, détrompez-vous! Camarades de la Belgique qui restez en arrière, ne soyez pas des égoïstes car vous ne pouvez nier que comme nous vous profitiez des avantages acquis par les organisations syndicales, vous ne pouvez nier que, comme nous vous profitiez des lois sur les accidents et sur la réglementation du travail, par exemple, qui quoiqu'étant toutes deux bien imparfaites, n'en constituent pas moins une légère amélioration à notre sort, et, chose qu'il faut bien se pénétrer, c'est qu'elles ne nous furent cédées que comme fruit d'une propagande active et d'une poussée énergique de la Classe Ouvrière organisée. Maintenant, camarades, vous ne devez pas ignorer combien fut grand le concours porté par les organisations syndicales françaises à vos compatriotes lorsqu'ils luttaient si vaillamment pour l'obtention du suffrage universel et tout récemment encore la grève de Fromelennes ne vient-elle pas de démontrer ce qu'est aujourd'hui l'internationalisme, n'avez-vous pas vu que le fossé qui limite les territoires n'a pas pour cela séparé les consciences ouvrières et c'est dans cet esprit, dans l'esprit le plus large de solidarité internationale, que les organisations belges et françaises ont si généreusement répondu aux appels des grévistes. De leur côté les camarades de Fromelennes que nous devons féliciter d'avoir déployé tant d'énergie ont procédé, eux aussi, avec la plus grande impartialité aux distributions de vivres de la solidarité ouvrière. Tous ces faits, camarades, confirment combien vous avez tort de dénigrer le syndicat et devraient vous démontrer amplement que votre devoir est d'entrer immédiatement de nos rangs pour ne plus en sortir, de joindre vos efforts aux nôtres, puis, cette fois tous ensemble et forts de nos droits, nous élèverons la voix pour crier à la Bourgeoisie capitaliste que nous avons soif d'un peu plus de bien-être au travail. "
Affiche placardée à Villerupt le 9 ou le 10 mai 1905.
(BONNET (Serge), HUMBERT (Roger), La ligne rouge des hauts fourneaux - Grèves dans le fer lorrain. p.181.)
" Camarades français,
Un ours noir, échappé d'une ménagerie de Milan, rugit dans les rues de Villerupt, vivant aux crochets des ouvriers ignorants et protégés par des sans-patrie, cet ours de Turot (Tullo) bandit Cavallazzi. A vous, monsieur le Maire et à votre clique, de hâter la fuite de ce vampire gredin. La France aux Français et non à
l'étranger. L'insulte faite à notre brave agent de police, M.Barbier, par ce rôdeur de barrière, a touché le coeur des bons Français patriotes. Notez bien : une souscription est ouverte à seule fin d'acheter une chaîne et une muselière pour le ramener au pays des camentos. En route Keller et Cheurer, vous qui l'avez été chercher.
Un Gaulois. "
Grèves dans le fer lorrain Le Réveil, 20 août 1905.
(BONNET (Serge), HUMBERT (Roger), La ligne rouge des hauts fourneaux - grèves dans le fer lorrain. p.202)
" Allemands, Belges, Luxembourgeois, mais surtout Italiens et Français travaillent côte à côte. Jadis les patrons exploitaient la différence des langues et les méfiances héréditaires pour créer de factices oppositions entre les ouvriers. Ces temps heureux sont passés! Aidés par la géographie et les événements, les prolos de Lorraine, sans avoir jamais lu Hervé, s'écrient volontiers : La Patrie, qu'est-ce que ça, comme disait autrefois notre ami Lafargue. La Patrie, à Villerupt, c'est, au coin d'une rue, en pleine ville, un poteau frontière en guise de plaque indicatrice. France en-deçà. Allemagne au-delà. Les officiers prodiguent d'ailleurs aux grévistes des leçons d'internationalisme. Le soir au clair de lune au bord des chemins frontières, galonnards en patrouille fraternisent, devisant gaiement des grévistes piétinés ou sabrés durant le jour. Mineurs et métallurgistes ne distinguent, en effet, la patrie qui les hospitalise, qu'à la couleur des uniformes qui les chargent. "
Tullo Cavallazzi, grèves dans le fer lorrain.
La voix du Peuple, 6-13 août 1905. (BONNET (Serge), HUMBERT (Roger), La ligne rouge des hauts fourneaux - grèves dans le fer lorrain. p.203.)
" Si, pour les soi-disant intellectuels, la patrie est là où leur langue a des traditions littéraires, où leur race a des traditions historiques, vous ne connaissez malheureusement, vous, ni la littérature ni l'histoire. Pour nous, Dante ou Victor Hugo, ou Heine ou Goethe sont des inconnus. Votre patrie, pour le moment, est donc là où votre ventre se remplit, où vos enfants ne souffrent pas la faim, là où vous trouvez un peu plus de bien-être et de bonheur. "