Histoire sociale de l'immigration en France, bilan 1998-1999
L'étude de la gestion par la Troisième République des populations immigrées présentes en France durant la crise des années trente, et plus particulièrement de la façon dont elle tenta de susciter le départ de nombre de leurs membres, constituait le coeur de notre questionnement. Plusieurs raisons justifiaient l'étude de ces pratiques, dont nous tenions cependant à ce qu'elles soient inscrites dans une Histoire plus longue du contrôle et de la gestion des populations immigrées par la Troisième République, mais aussi comparées aux dispositifs mis en place à la fin du dix-neuvième et durant la première moitiée du vingtième siècle par d'autres pays d'immigration.
D'une part, nous connaissons encore peu les dispositifs
élaborés alors. Nous ne savons presque rien des
conditions de leur mise en application. Nous ignorons presque
tout de leurs effets sociaux.
D'autre part, l'étude de la genèse des politiques
mises en oeuvre en ce domaine nous paraissait à même
de faire clairement apparaître tant les rapports de forces
structurant la société française d'alors,
que les conceptions de la nation avec lesquelles la
Troisième République doit compter. Les exemples
étrangers prouvent en effet que, loin d'être un
problème marginal, la définition par l'état
central d'une politique d'immigration revêt pour les
principaux pays d'accueil une importance cruciale. Les
contemporains qui prennent part aux débats de ce type
affirment en effet que la réponse apportée à
la question de l'immigration définira durablement les
contours de la nation, voire la possibilité de sa
permanence, ceux de l'organisation sociale future, ainsi que le
fonctionnement du marché du travail, parce que d'elle
dépend la composition humaine tant de la population du
pays que celle de la nation, qui détermine, selon les
postulats de l'époque, les formes d'organisations sociales
et économiques du pays, ce qui, celles-ci étant
désormais pensées comme relevant de la
compétence de l'État central, justifie son
intervention. En Australie, les opposants à l'immigration
de couleur déclarent ainsi, à la fin du
siècle dernier, avoir pour principal objectif de permettre
que durent les conditions autorisant la survie de la nation
[Rivett 1975] et John Higham voit, dans les débats
passionnés suscités par les lois des quotas qui
déchirent l'Amérique des "tribal twenties", l'un
des épisodes majeurs du conflit de civilisation qui oppose
l'Amérique des campagnes et celles des villes [Higham
1975]. Ces débats conduisent donc les forces en
présence, et l'enjeu est tel que toutes les forces
politiques et sociales de la nation interviennent en ce domaine,
à expliciter tant leur conception de la nation que celle
de l'organisation économique et sociale qu'elles croient
désirable.
Les compromis adoptés portent la marque tant des rapports
de force politiques et sociaux au sein de chaque état, que
des traditions idéologiques locales et en constituent donc
un bon révélateur [GYORY 1998]. Composants
essentiels tant des dispositifs de nationalisation de la
population mis alors en place [Noiriel 1988], que de ceux
instituant une régulation nouvelle du marché du
travail [Moulier Boutang 1998], leur étude fait
également apparaître les spécificités
des voies nationales d'industrialisation et de construction de
l'État-nation.
Cette enquête, consacrée à l'ensemble
d'une politique, depuis sa genèse jusqu'à sa mise
en application, permet en outre d'examiner de près le
fonctionnement de l'appareil d'État durant cette
période, rejoignant ainsi les travaux en cours qui
s'attachent à construire une sociologie historique de
l'État [Topalov 1994].
Nous savons en effet que l'État-nation moderne tente,
à partir des deux dernières décennies du
dix-neuvième siècle, de saisir et d'instituer le
social sans le concours des intermédiaires anciens que
sont les notables ou les institutions religieuses [GUESLIN 1998],
cependant nous ignorons encore dans bien des cas tant le
détail des pratiques mises en oeuvre à cette
occasion par les agents de l'appareil d'État que
l'efficacité de celles-ci, alors même que l'on ne
peut comprendre les effets sociaux de ces politiques sans
s'interroger sur les conditions concrètes de leur mise en
oeuvre [Daniels 1991 p 274].Or, l'étude des politiques de
renvois d'étrangers durant les années trente se
prête particulièrement bien à l'examen de ces
thèmes.
Il faut en effet, pour renvoyer un travailleur étranger,
décider de ceux dont la présence n'est plus
jugée nécessaire. Les services centraux de
l'État et la puissance législative mettent alors en
place des schèmes de perception permettant de distinguer
le bon étranger du mauvais, schèmes dont la
genèse éclairerait sans doute tant les principes
qui sous-tendent l'action publique en ce domaine, que les
représentations de l'étranger qui surgissent en
temps de crise. Ce ne sont pas cependant les services centraux de
l'administration, ni des commissions parlementaires, qui dressent
la liste des travailleurs étrangers qui devront quitter le
pays. La décision est la plupart du temps prise, ou au
moins préparée, localement, par les services
préfectoraux, après l'intervention d'un certain
nombre d'acteurs, dont les services de la main d'oeuvre, voire
les entrepreneurs ou les services consulaires concernés.
Il n'est donc pas certain que les décisions prises soient
la simple mise en application des décisions prises au
centre. L'étude tant de la définition par
l'État de diverses catégories d'étrangers,
dont certaines sont indésirables, que de la mise en oeuvre
des mesures visant à traiter les étrangers selon
leur appartenance aux catégories ainsi définies,
permet alors de poser, à partir d'un cas concret, ce qui
n'est pas fait si fréquemment, le problème de
l'efficace social des catégorisations d'État et de
leur prise en compte par les acteurs sociaux. En l'espèce,
cela peut se faire en tentant de répondre à
quelques questions simples. Les mesures d'éloignement
effectivement prises frappent-elles ceux qui étaient
visés par la législation et la
réglementation en vigueur? Si ce n'est pas le cas, de
quelle nature sont les écarts, trouve-t-on trace de
pratiques discriminatoires à l'encontre de certaines
nationalités et comment peut-on en rendre compte? Ces
décisions sont-elles suivies d'effet, ou bien
aboutissent-elles à créer une catégories
d'étrangers sans papiers non régularisables, on
dirait aujourd'hui des clandestins?
Les intervenants de l'année ont permis d'avancer dans
l'exploration de ces différentes dimensions. Jair de Souza
Ramos, étudiant la génèse des politiques
migratoire brésiliennes de la fin du dix-neuvième
siècle au début de la seconde guerre mondiale
montre que si des dynamiques communes imposent à des
États, dont tant l'Histoire que la situation migratoire
sont fort différentes, la mise en place d'une politique de
sélection de la population commandée par
l'État central, les formes prises par celles-ci, la
définition par exemple de l'immigré
désirable et de l'immigré indésirable, sont
largement tributaires des histoires et des équilibres
politiques et sociaux locaux et en particulier du poids politique
et sociale des employeurs de main d'oeuvre immigrée.
On comprend alors l'une des réponses à la crise
soit en France le renvoi d'une partie de la main d'oeuvre
étrangère non qualifiée entrée dans
le pays durant la période précédente (V.
Viet).
Tous les étrangers ne sont cependant pas destinés
à subir les effets de la réglementation qui est
alors élaborée. Nicole Fouché montre que
l'effet de cette politique d'"étranglement [Ponty 1988]"
des populations étrangères épargne les
Américains vivant en France, qui,
bénéficiant de leur puissance financière et
du poids diplomatique des Usa, parviennent même à
obtenir que des mesures dérogatoires soient prises en leur
faveur. Il apparaît alors que la prise en charge par
l'État des populations étrangères et
immigréés se traduit par la multiplicaton des
catégories de résidents et de travailleurs non
autochtones.
La mise en place d'un dispositif réglementaire visant
à assurer la sélection et l'affectation dans
l'appareil productif des populations étrangères
résidant en France apparaît donc inséparable
d'une définition des catégories visées par
celles-ci et donc d'une classification des populations
étrangères.
Plusieurs intervenants ont étudié la mise en
oeuvre de celle-ci dans le contexte des années trente,
dominées par le souci de réduire les effectifs de
la population étrangère. P. Rygiel, étudiant
les conditions de délivrance de la carte d'identité
de travailleur, pièce centrale du dispositif de
contrôle de la main d'oeuvre étrangère, met
en évidence l'écart entre la politique
prônée par les services centraux des
ministères et sa traduction sur le terrain. La
médiation des services administratifs locaux, mais aussi
l'intervention des acteurs sociaux (entrepreneurs, élus
locaux, immigrés eux-mêmes) affectés par ces
mesures infléchit, parfois sensiblement la politique
édictée par les services centraux de l'État.
Le refus de carte d'identité peut provoquer, sous
certaines conditions, la prise d'une mesure de refoulement,
procédure dont M. Keem (New-York Uni) décrit la
mise en oeuvre dans le Loir et Cher.
Bibliographie :