La question du colloque «Les usages d'Internet» porte sur les situations
réelles où des individus, des groupes, se mettent en contact avec les autres
au moyen de l'Internet. Cette question semble présupposer que le questionneur
sait ce qu'est Internet ou qu'il le définit par cette connexion. Mais
peut-être figure-t-elle autant une parade: comme si les usages eux-mêmes,
reconnus et dévoilés, allaient nous révéler la nature du réseau.
1. Certes, l'Internet, c'est des machines, et comme tel, dixit
Paul Mathias: «bof, des tuyaux». Chaque opération des machines est connue,
contrôlée: il n'y a rien que de l'élucidé, fût-il sophistiqué.
Ce qui ne me paraît ni très connu, ni contrôlé, c'est d'abord l'aptitude et le
désir des hommes à se mettre sans fin dans l'échange, et ensuite à transformer
ces échanges en connaissances, à prévoir donc que tout renouvellement de
l'échange sera un renouvellement de ses connaissances. C'est bien ce qui
arriva avec l'écriture des langues et la monnaie.
L'aspect d'échange dans l'Internet me paraît être au premier rang de nos
stupéfactions: nous avons fort bien vécu sans lui et soudain nous ne saurions
plus nous en passer. Comme si trois lignes laconiques sur fond de lumière pâle
comportaient un sens, une valeur et une réalité soudain indispensables, comme
si elles comblaient un besoin, toutes choses qui jusque là nous avaient fait
défaut à notre insu.
2. L'Internet est une écriture, qui en se développant double non
seulement l'écriture sur d'autres supports, mais aussi le téléphone, véhicule
de la parole vive. Si l'Internet a quelque chose à faire avec la parole, alors
on ne peut l'appréhender comme pure technologie, sans pour autant dire que le
langage est de la technique ou de la technologie. En effet, le langage, les
langues, la langue maternelle font intégralement partie de la condition
sociale et biologique humaine. Tout être venu au monde se trouve immergé,
réalisé, actualisé dans le langage, dans une langue quotidienne, parentale,
préférentielle. L'Internet touche et à l'échange et à la parole, invariants
universels qui échappent à l'histoire et qui nous typifient comme humains.
3. L'on dit souvent que l'Internet rejoue la révolution de l'imprimé;
cela me semble faux. C'est l'informatique, condition de l'Internet, qui est à
l'écriture arithmétique ce que fut l'imprimerie à l'écriture des langues;
autrement exprimé: l'informatique représente une imprimerie particulière qui
fonctionne sur la base de la langue des nombres (langue graphique
non-naturelle), alors que l'imprimerie de Gutenberg fonctionne sur la base des
langues naturelles. Dans nos hésitations à décrire et comprendre l'Internet,
notre ignorance tant de ce que fait réellement l'informatique que de sa place
dans l'histoire a une importance majeure.
Au demeurant, c'est à une source bien plus lointaine que fait écho l'Internet:
il répond à l'invention de l'écriture des langues à la fin du
IVe millénaire avant notre ère et à celle de la monnaie frappée
au VIIe siècle avant notre ère1.
Cependant, si nous pouvons avoir encore un vague «souvenir» de l'irruption de
l'imprimé, par exemple parce que nous avons connu des gens qui ne savaient ni
lire ni écrire et pour lesquels cela représentait le savoir des prophètes,
aucune mémoire humaine ne vient à notre secours pour inscrire l'Internet dans
du déjà-vécu, du reconnu et donc de l'habitable. L'invention de l'Internet
représente certes de la répétition, mais sur des laps de temps tellement
immenses (deux fois 26 siècles) qu'il ne peut plus être fait appel de la
mémoire sociale et collective.
4. Si la monnaie frappée, vecteur de l'écriture arithmétique, reposa
sur les acquis de l'écriture des langues en alphabet complet, si l'Internet
repose sur les acquis de l'écriture des langues, de l'écriture monétaire
arithmétique et du développement de l'écrit (imprimerie, informatique), c'est
qu'il y a du monétaire dans l'Internet. Ceci qui ne veut pas seulement dire
que l'Internet permet le commerce, mais surtout qu'il contient et réalise du
commerce, qu'il en est.
Les interrogations des économistes et des sociologues sur l'impact économique
et social de l'Internet ne laissent guère de doute: il y a une transformation
non seulement dans l'information économique, mais dans l'estimation et la
nature des valeurs. Il est possible que, à l'avenir, l'on assiste à une
dissociation monétaire entre un médium des échanges, une «monnaie»
électronique, imprévisible, achronique et ne fonctionnant qu'au sein d'une
certaine classe sociale mondialisée, de nature totalement neuve et la monnaie
classique, nationale, régionale, matérielle, circulant en moindre quantité et
servant peut-être de monnaie refuge.
Conclusion. Nous avons de bonnes raisons d'être étonnés, fascinés,
submergés même. Mais si la mémoire collective nous fait défaut et si notre
imagination nous lâche, nous savons que le travail de recherche permet de
combler certains vides et d'affronter le réel.
- 1
- Cf. Clarisse
Herrenschmidt, «Écriture, monnaie, réseau. Inventions des Anciens,
inventions des Modernes», Le Débat n° 106, sept.--oct. 1999.
Ce document a été traduit de LATEX par HEVEA.