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Penser les usages?



Clarisse 
Herrenschmidt

Chercheur au CNRS
Laboratoire d'anthropologie sociale

Clarisse.Herrenschmidt arobase-anti__spam ens.fr

La question du colloque «Les usages d'Internet» porte sur les situations réelles où des individus, des groupes, se mettent en contact avec les autres au moyen de l'Internet. Cette question semble présupposer que le questionneur sait ce qu'est Internet ou qu'il le définit par cette connexion. Mais peut-être figure-t-elle autant une parade: comme si les usages eux-mêmes, reconnus et dévoilés, allaient nous révéler la nature du réseau.

1. Certes, l'Internet, c'est des machines, et comme tel, dixit Paul Mathias: «bof, des tuyaux». Chaque opération des machines est connue, contrôlée: il n'y a rien que de l'élucidé, fût-il sophistiqué.

Ce qui ne me paraît ni très connu, ni contrôlé, c'est d'abord l'aptitude et le désir des hommes à se mettre sans fin dans l'échange, et ensuite à transformer ces échanges en connaissances, à prévoir donc que tout renouvellement de l'échange sera un renouvellement de ses connaissances. C'est bien ce qui arriva avec l'écriture des langues et la monnaie.

L'aspect d'échange dans l'Internet me paraît être au premier rang de nos stupéfactions: nous avons fort bien vécu sans lui et soudain nous ne saurions plus nous en passer. Comme si trois lignes laconiques sur fond de lumière pâle comportaient un sens, une valeur et une réalité soudain indispensables, comme si elles comblaient un besoin, toutes choses qui jusque là nous avaient fait défaut à notre insu.

2. L'Internet est une écriture, qui en se développant double non seulement l'écriture sur d'autres supports, mais aussi le téléphone, véhicule de la parole vive. Si l'Internet a quelque chose à faire avec la parole, alors on ne peut l'appréhender comme pure technologie, sans pour autant dire que le langage est de la technique ou de la technologie. En effet, le langage, les langues, la langue maternelle font intégralement partie de la condition sociale et biologique humaine. Tout être venu au monde se trouve immergé, réalisé, actualisé dans le langage, dans une langue quotidienne, parentale, préférentielle. L'Internet touche et à l'échange et à la parole, invariants universels qui échappent à l'histoire et qui nous typifient comme humains.

3. L'on dit souvent que l'Internet rejoue la révolution de l'imprimé; cela me semble faux. C'est l'informatique, condition de l'Internet, qui est à l'écriture arithmétique ce que fut l'imprimerie à l'écriture des langues; autrement exprimé: l'informatique représente une imprimerie particulière qui fonctionne sur la base de la langue des nombres (langue graphique non-naturelle), alors que l'imprimerie de Gutenberg fonctionne sur la base des langues naturelles. Dans nos hésitations à décrire et comprendre l'Internet, notre ignorance tant de ce que fait réellement l'informatique que de sa place dans l'histoire a une importance majeure.

Au demeurant, c'est à une source bien plus lointaine que fait écho l'Internet: il répond à l'invention de l'écriture des langues à la fin du IVe millénaire avant notre ère et à celle de la monnaie frappée au VIIe siècle avant notre ère1. Cependant, si nous pouvons avoir encore un vague «souvenir» de l'irruption de l'imprimé, par exemple parce que nous avons connu des gens qui ne savaient ni lire ni écrire et pour lesquels cela représentait le savoir des prophètes, aucune mémoire humaine ne vient à notre secours pour inscrire l'Internet dans du déjà-vécu, du reconnu et donc de l'habitable. L'invention de l'Internet représente certes de la répétition, mais sur des laps de temps tellement immenses (deux fois 26 siècles) qu'il ne peut plus être fait appel de la mémoire sociale et collective.

4. Si la monnaie frappée, vecteur de l'écriture arithmétique, reposa sur les acquis de l'écriture des langues en alphabet complet, si l'Internet repose sur les acquis de l'écriture des langues, de l'écriture monétaire arithmétique et du développement de l'écrit (imprimerie, informatique), c'est qu'il y a du monétaire dans l'Internet. Ceci qui ne veut pas seulement dire que l'Internet permet le commerce, mais surtout qu'il contient et réalise du commerce, qu'il en est.

Les interrogations des économistes et des sociologues sur l'impact économique et social de l'Internet ne laissent guère de doute: il y a une transformation non seulement dans l'information économique, mais dans l'estimation et la nature des valeurs. Il est possible que, à l'avenir, l'on assiste à une dissociation monétaire entre un médium des échanges, une «monnaie» électronique, imprévisible, achronique et ne fonctionnant qu'au sein d'une certaine classe sociale mondialisée, de nature totalement neuve et la monnaie classique, nationale, régionale, matérielle, circulant en moindre quantité et servant peut-être de monnaie refuge.

Conclusion. Nous avons de bonnes raisons d'être étonnés, fascinés, submergés même. Mais si la mémoire collective nous fait défaut et si notre imagination nous lâche, nous savons que le travail de recherche permet de combler certains vides et d'affronter le réel.
1
Cf. Clarisse Herrenschmidt, «Écriture, monnaie, réseau. Inventions des Anciens, inventions des Modernes», Le Débat n° 106, sept.--oct. 1999.

Ce document a été traduit de LATEX par HEVEA.

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