ESSAI
Sur l'universalité
de la
LANGUE FRANÇAISE
Ses causes, ses effets, et les motifs qui pourront
Contribuer à la rendre durable ;
Lu à l'Académie des inscriptions, le 15 et 22 septembre 1826 ;
Par C. N. ALLOU,
Ingénieur au corps royal des mines, membre et correspondant de plusieurs sociétés savantes, auteur d'une description des anciens monuments de la Haute-Vienne, qui a obtenu en 1822 une médaille d'or de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres
D'où lui viennent, de tous côtés,
Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés ?
(Athalie, act. III, sc-7)
Leibnitz cherchait une langue universelle
Et nous l'établissions autour de lui
(Rivarol
)
A PARIS
Chez Firmin Didot, rue Jacob, n° 24
AU MANS
Chez Belon, Libraire-éditeur,
Rue marchande, n° 10
***
1828
A Monsieur
F. G. J. S. ANDRIEUX,
membre de l'Academie française, professeur au Collège de France, ancien professeur à l'Ecole polytechnique, etc, etc.
Mon cher et respectable professeur,
C'est de vous que j'ai reçu les premiers préceptes de l'art d'écrire. Aucun de vos anciens élèves ne perdra le souvenir de ces leçons, si attrayantes et si impatiemment attendues, où vous nous enseigniez, avec tant de charme et par vos propres exemples, l'art de bien penser et l'art de bien dire. Heureux de pouvoir me montrer ici l'organe de mes camarades, vos enfants de l'ancienne Ecole Polytechnique, en vous adressant l'hommage d'une reconnaissance dont nous sommes tous si vivement pénétrés, je regrette seulement de n'avoir pu rendre ce faible résultat de vos excellentes leçons plus digne de vous, et du profond et respectueux attachement que vous conservera toujours,
Mon cher professeur,
Votre très-humble
et bien reconnaissant élève,
C.N. Allou
Angers le 1er juin 1808
AVERTISSEMENT
L'Académie royale de Berlin, fondée d'abord par les soins du célèbre Leibnitz, et réorganisée sur un plan plus vaste par Frédéric II, proposa en 1783, pour sujet d'un prix qui devait être décerné l'année d'après par la classe des Belles-Lettres, les questions suivantes :
Qu'est-ce qui a rendu la langue française universelle ?
Par où mérite-t-elle cette prérogative ?
Est-il à présumer qu'elle la conserve ?
C'était sans doute un fait curieux dans l'histoire des lettres et bien honorable pour nous, que cette reconnaissance de la supériorité de notre langue, ainsi proclamée à la face de l'Europe par une académie étrangère. On doit supposer que plusieurs écrivains français se présentèrent dans cette lice ouverte en l'honneur de leur patrie ; nous ne connaissons toutefois que le nom d'un seul, Rivarol, dont le mémoire fut couronné dans la séance publique du 3 juin 1784 [1]. Cet ouvrage jouit parmi nous d'une assez grande célébrité ; il la mérite surtout par la rare élégance de style, la simplicité et la sage ordonnance du plan, la finesse des aperçus, et une foule de traits brillants, de rapprochements heureux et inattendus, souvent plus ingénieux encore que fondés.
On croit généralement en France, et même ailleurs, que Rivarol fut seul couronné par l'académie de Berlin [2]. Cette opinion se trouve consignée dans un grand nombre d'ouvrages, et dans presque tous les mémoires du temps. (V. La Correspondance de Grimm, l'article Langue de l'Encyclopédie méthodique, etc...). Ce qu'il y a pourtant de certain, c'est qu'il ne fit que partager le prix avec un érudit allemand très distingué, M. J. Ch. Schwab, alors professeur de philosophie à l'académie Caroline de Stuttgard, depuis conseiller et secrétaire intime de S.A.S. le duc de Wurtemberg [3]. Le livre de ce dernier concurrent [4], plein de recherches profondes et de l'érudition la plus vaste et la mieux éclairée, l'emporte autant sur celui de Rivarol par ces diverses qualités, que ce dernier lui semble supérieur par la grace et le brillant de son style. Nous n'en pouvons toutefois juger qu'imparfaitement sous ce dernier rapport ; car la dissertation de M. Schwab a été écrite en allemand, quoique, d'après la connaissance intime et véritablement étonnante que cet étranger avait de la langue française, et l'aisance avec laquelle il l'employait, il lui eût été très-facile de s'en servir dans son ouvrage [5].
Ce travail, digne d'intérêt par tant de motifs, est néanmoins à peu près ignoré en Allemagne même, dans la patrie de l'auteur [6], et connu seulement, en France, du petit nombre de personnes qui s'occupent de recherches bibliographiques, quoiqu'une très-bonne traduction en ait été publiée à Paris, en 1803, par M. Robelot [7]. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, que nous soyons demeurés si insensibles à cet hommage rendu à la supériorité de notre langue, d'autant plus flatteur pour nous cependant, qu'il lui était adressé par un étranger, par un compatriote de Goëthe, de Klopstock et de Schiller. La dissertation de M. Schwab a été, en outre, l'objet d'une analyse insérée dans les Mémoires de l'académie de Berlin pour les années 1784 - 1785, et qui fut lue par Mérian, alors directeur de cette société, à la séance publique de 1784. L'analyse dont il s'agit étant tombée , peu d'années après, entre les mains de Mirabeau (qui, suivant une autre opinion, en aurait été lui-même l'auteur), cet écrivain célèbre y fit un assez grand nombre de notes et de corrections, et le tout, retrouvé dans ses papiers, a été imprimé à la suite de ses lettres à Champfort, en 1797.
Il paraîtrait, d'après ce que rapporte M. Schwab lui-même (préface de la trad. française, p. 40), qu'une dissertation sur le même sujet avait été composée par le professeur Eberhart, et se trouve dans ses Mélanges (année 1784). Nous avons cherché vainement à nous procurer cet ouvrage, probablement inconnu en France, et où peut-être nous aurions pu puiser de précieuses indications.
Au reste, ce n'était pas la première fois que l'adoption presque générale de la langue française en dehors, reconnue et consacrée par l'académie de Berlin sous le nom d'Universalité, avait fixé l'attention des gens de lettres et des savants. Sans parler de ce qu'on trouve sur cette matière dans quelques anciens ouvrages [8], tels que ceux de Henri Estienne, de Pasquier, du Président Fauchet, de Ducange, etc., dans les savantes recherches des Bénédictins de St. Maur, dans les Mémoires de l'académie des Inscriptions et autres collections de ce genre, on connaît un ouvrage spécial de Joachim du Bellay, intitulé : Deffense et Illustration de la Langue françoyse, publié à Paris en 1549, IV. in-8° : un autre, de Henri Estienne, ayant pur sujet La Précellence du Langage françois, paraît n'avoir pas été achevé, et l'on rapporte que Henri III donna à l'auteur une somme de 3 000 l. et une pension, pour l'engager à le conduire à sa fin. Le projet seul de ce livre a été imprimé à Paris, IV. in-12 (1579), avec d'autres traités du même auteur. Pasquier, dans ses Recherches de la France, a parlé avec éloge de ces deux ouvrages (Voyez liv. 8. ch. 23, et liv. 7, ch. 6.) Le dernier n'offre qu'une large comparaison entre l'italien et le français, où celui-ci a constamment l'avantage. Quant au livre de du Bellay, qui ne tient pas, à beaucoup près, tout ce que son titre semblait promettre, c'est une suite fort abrégée d'observations, quelquefois assez judicieuses, écrites d'un style vif et original, sur le mérite de notre langue et sur la nécessité de la cultiver et de l'enrichir. L'auteur, s'occupant des sujets que nos poètes pourraient traiter, a soin de leur indiquer particulièrement les sujets nationaux. Il les invite à imiter l'antiquité, non plus en se traînant à sa suite, mais en pillant sans conscience ses trésors littéraires, et en enrichissant leur propre idiome. C'est ici, pour le remarquer en passant, le premier acte, et pour ainsi dire le manifeste, de cette sorte de conjuration littéraire dont Ronsard devint ensuite le chef, et qui, malgré beaucoup d'essais malheureux, donna enfin à la langue nationale, la force et l'originalité qui lui avaient manqué jusque là.
Un autre ouvrage du même temps, assez curieux, mais rare dans les bibliothèques, porte ce titre singulier : Le Quintil-Horatian, sur la Défense et Illustration de la Langue française, par Charles Fontaine, Lyon, 1551, in-8°. C'est, comme on peut d'ailleurs le présumer d'après la seconde partie du titre, une critique, quelquefois ingénieuse et plus souvent futile, de l'ouvrage de du Bellay, publié seulement deux ans avant celui-ci. Nous connaissons encore un Devis de la Langue française fort exquis et singulier, par le sieur des Moystardières, Paris, 1572. On y trouve de grands éloges de notre langue, que l'auteur met au-dessus de toutes les autres (sauf l'italien), et quelques indications de mots et de tournures, déjà vieillis ou nouvellement employés, qui ne sont pas sans intérêt. Quant au style, le passage suivant pourra en donner une idée : "'Il y a des mots moisis ou jaunes comme lard vieil, lesquels néanmoins ne desgouteroient pas les escoutans, s'ils estoient nettoyés, et s'ils avoyent passé par l'escoulure de l'usage [9].
Enfin, vers le milieu du règne de Louis XIX (1676), Charpentier, l’un des membres de l’Académie française à son berceau, publia un petit volume intitulé : Défense de la Langue française, pour l’inscription de l’arc de triomphe dédié au Roi (la porte St.-Denis). C’est une dissertation pleine de science, de raison, et d’une critique remarquable pour le temps, où l’auteur se propose de prouver que les inscriptions des monuments élevés chez un peuple, doivent être écrites indispensablement dans la langue nationale. On y trouve quelques faits curieux relatifs à notre sujet, et dont nous avons profité. Le même publia, peu d’années après, un traité de l’Excellence de la Langue française. (Paris, 1683, 2 vol. in-12). Ce livre offre le même genre de mérite que le précédent, dont il n’est en quelque sorte qu’une longue paraphrase. Nous y avons puisé les détails pleins d’intérêt et peu connus sur l’usage de notre langue au dehors, à cette belle époque du règne de Louis XIV, et sur son emploi presque général, dès-lors, pour la rédaction des traités de paix et des autres actes diplomatiques. (Voyez surtout la note E).
D’autres écrits en faveur de la langue française, parurent à l’époque de cette querelle célèbre des Anciens et des Modernes, où Boileau, défendant avec zèle Horace, Homère et Virgile, et Perrault, soutenant la cause des grands écrivains de son temps, semblèrent avoir en quelque sorte changé de rôle. Telles furent les dissertations de Desmarets de St.-Sorlin [10] et de l’abbé de Marolles [11]. La première n’offre de remarquable que la traduction en vers français de deux odes de Santeuil, qui fournissent, contre l’intention de l’auteur sans doute, de puissants arguments en faveur de la cause qu’il attaque. L’ouvrage de l’abbé de Marolles a seulement pour but de justifier la langue française contre les allégations du P. Lucas, jésuite, qui soutenait que les inscriptions de nos monuments publics devaient être en latin, et à qui Charpentier avait déjà répondu beaucoup mieux par son traité ci-dessus.
Nous avons aussi consulté, mais sans en retirer plus de fruit, un petit ouvrage de le Laboureur [12], composé par suite d’une discussion entre lui et du Perrier sur la supériorité de la langue latine. Ce livre contient des observations judicieuses, mais dont la plupart se trouvent ailleurs : il se compose surtout de lettres adressées par l’auteur à M. de Sorbière, réfutant d’autres lettres de M. de Sluve, chanoine de Liége, qui défendait la même opinion que du Perrier.
Tels sont à peu près les seuls ouvrages publiés en France sur la matière que nous avons entrepris de traiter ; du moins, nos recherches jusqu’à ce jour ne nous en ont pas fait connaître d’autres qui méritent quelque attention [13]. Nous avons puisé encore beaucoup de faits et de renseignements précieux dans des ouvrages périodiques et autres, dirigés vers un but tout différent, et où ce sujet ne se trouve touché qu’accidentellement et comme par occasion. Plusieurs sont même fort peu connus, et nous avons eu souvent à nous féliciter d’un heureux hasard qui nous les faisait découvrir. Du reste, nous avons toujours cité avec soin le livre et la page, où se trouvait le passage rapporté ou indiqué. Cette méthode nous paraît d’obligation dans un ouvrage tel que celui-ci, dont tout le mérite se réduit presque à l’exactitude des citations. Nous n’avons ni le droit ni la prétention d’exiger qu’on nous croie sur parole ; il n’appartient qu’aux hommes d’un mérite supérieur et dont le nom fait autorité, de renverser derrière eux le laborieux échafaudage à l’aide duquel ils se sont élevés si haut. Il en est même plusieurs de ceux dont nous parlons, qui ne se sont pas crus autorisés à user de ce privilège, et nous pouvons nous contenter de citer parmi eux l’illustre auteur d’Anacharsis.
C’est surtout à l’égard des écrivains qui, avec tant d’autres avantages, ont encore sur nous celui d’avoir traité les premiers un si beau sujet, que nous avons dû remplir ce devoir dans toute sa rigueur. Si la stricte probité littéraire oblige de rendre à chacun ce qui lui appartient, c’est surtout en pareille matière, où la découverte d’un fait précieux, d’une autorité inconnue jusques-là, n’est souvent acquise qu’à l’aide de recherches bien fastidieuses et bien pénibles. «Je désire surtout, écrivait le docte Pasquier à la Croix-du-Maine, qui travaillait alors à sa Bibliothèque françoise, que lorsqu’en ferez estat, vous recognoissiez celuy qui vous aura soulagé de peine ; car, en matière de livret, je hay mortellement l’homme qui transforme son emprunt en larcin».
Nous ne dirons qu’un mot sur le titre donné à cet Essai. Tout le monde sentira que le nom d’universalité ne peut être pris à la lettre, surtout quand il s’agit des siècles qui ont précédé celui de Louis XIV. Ce n’est que faute d’un autre mot convenable, et pour éviter une périphrase, qu’il a été employé dans ce cas, et il ne peut signifier alors que l’emploi de la langue française dans un assez grand nombre de contrées étrangères à la France. Au surplus, nous n’avons fait qu’imiter en ceci l’Académie même qui avait proposé le sujet du concours, et les deux écrivains couronnés.
Le plan et les divisions que nous avons cru devoir adopter, s’éloignent assez sensiblement du programme de l’académie de Berlin (exactement suivi par M. Schwab et par Rivarol), pour que nous sentions le besoin de les justifier. Il nous a paru d’abord que la première et la seconde des questions posées dans ce programme (Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Par où mérite-t-elle cette prérogative ?) se réduisaient dans le fond à une seule ; car on ne peut supposer que ce soit une suite de hasards heureux qui aient porté notre langue à l’universalité, et sans doute, les mêmes causes qui la lui méritent, sont celles qui la lui ont fait obtenir. Aussi l’un des deux auteurs couronnés, M. Schwab, n’a-t-il trouvé presque rien à dire sur cette seconde question, après avoir épuisé la première. Rivarol les a tout-à-fait confondues. En outre, d’après la division du programme, les deux concurrents ont été forcés de réunir, sous un même point de vue, les causes générales qui tiennent aux événements politiques, aux invasions, à la marche progressive de la civilisation en Europe, etc., avec celles qui se rapportent uniquement au mécanisme, au génie propre de la langue, à ses qualités, et même à ses défauts. Enfin, ils n’ont pas dû examiner quels avaient été les résultats de cette universalité, qui sont pourtant si nombreux et si honorables en France. A peine ont-ils cité quelques exemples, soit de nos jours, soit dans les temps plus anciens, pour prouver que cet usage de notre langue au dehors a existé à toutes les époques, et se rattache pour ainsi dire à son berceau.
Ces motifs nous ont engagé à établir nos divisions d’une manière un peu différente. Nous étudierons d’abord les causes de l’universalité, partagées en causes historiques et causes philosophiques, d’après la distinction établie ci-dessus ; nous examinerons ensuite quels ont été les effets de l’universalité ; enfin, nous chercherons quels motifs probables pourront en prolonger la durée. Ce plan, que des personnes d’un grand savoir ont bien voulu honorer de leurs suffrages, nous a semblé réunir dans sa simplicité, à tout ce que renfermait le programme de Berlin, ce qu’il pouvait laisser à désirer.
On trouvera, à la fin de cet ouvrage, des notes destinées à éclaircir ou à développer quelques passages du texte. Elles se rapportent à des matières généralement peu connues, quoique d'un grand intérêt pour les personnes qui aiment à s'instruire de ce qui touche notre belle langue. Nous serions heureux de leur avoir épargné, du moins en partie, les recherches auxquelles nous avons dû nous livrer nous-mêmes, pour prendre connaissance plus intime de ces matières difficiles.
On se permettra de recommander surtout à la bienveillance des lecteurs, les notes E et H, relatives toutes deux à des sujets qui paraissent n'avoir pas encore été traités d'une manière spéciale. Nous recevrions, avec une vive reconnaissance, les nouvelles indications que des personnes éclairées voudraient bien nous fournir, dans la vue de rendre ce travail un peu moins imparfait.
Quel que puisse être l'accueil qu'on daignera faire à cet ouvrage, il est du moins certain que rien n'a été négligé pour qu'il ne fût pas tout-à-fait indigne d'un sujet si intéressant et si national. Nous avons même pris la liberté de le soumettre, encore bien incomplet, au jugement de l'illustre société, qui déjà, avait honoré d'une médaille notre Description des monuments de la Haute-Vienne. D'après les règlements de l'Académie, il ne nous a pas été possible d'obtenir d'elle un rapport sur cet Essai ; mais la bienveillance qu'elle a mise à le faire lire presque en entier dans plusieurs de ses séances particulières, est une distinction assez honorable pour qu'il nous soit permis de nous en prévaloir.
Nous croirions manquer à un devoir, en négligeant d'adresser de justes remercîments à MM. Les conservateurs des bibliothèques du Mans et d'Angers. Nous avons pu, grace à eux, profiter de toutes les ressources que présentent ces deux riches dépôts, et leur rare obligeance a quelquefois même devancé nos vœux. Nous sommes heureux, surtout, de déposer ici le témoignage de notre profonde reconnaissance envers M. de Manne, l'un des conservateurs de la Bibliothèque du Roi. Ceux qui connaissent ce savant modeste et distingué, ceux qui ont été assez heureux pour avoir besoin de lui, comprendront sans peine tout ce que nous pouvons lui devoir : son infatigable complaisance, à l'épreuve même de l'importunité, a mis à notre disposition de nombreux matériaux, que nous n'avions pu trouver ailleurs, et dont nous regrettons bien de n'avoir pas été à portée de profiter plus souvent.
On croit pouvoir, en terminant, solliciter l'indulgence du lecteur pour un ouvrage qui, tout médiocre qu'il est, a coûté néanmoins plusieurs années d'études et de travaux assez sérieux, dans le fond d'une province et loin des ressources de tout genre qu'on se procure si facilement à Paris. Nous ne pouvons malheureusement faire valoir, après M. Schwab et Rivarol, que le faible avantage d'être venu quarante ans plus tard : c'en est un, toutefois, dans des recherches de ce genre ; et il en est de ces sortes de livres comme des traités d'histoire et de géographie, presque toujours plus complets et plus recherchés que ceux auxquels ils succèdent, pour cela seulement qu'ils sont venus les derniers.
P.S. Au moment où s'achève l'impression, nous venons de lire, avec autant de profit que de plaisir, les Leçons d'un professeur célèbre et dont le nom seul est un brillant éloge, qui ont eu cette année pour objet, l'influence de la littérature française sur les littératures étrangères. Nous regrettons vivement de n'avoir pu puiser, dans ces riches et savantes improvisations, de nouveaux faits, des observations ingénieuses, qui eussent donné bien plus de prix à notre travail. Nous devons nous féliciter, toutefois, de ce que, négligeant un sujet qui se rattachait de si près à celui de ses doctes leçons, l'éloquent panégyriste de Montaigne n'a pas détruit d'avance, en quelques pages, le peu d'intérêt que cet Essai pourra présenter.
Notes
1. - De l'Université de la langue française, avec cette épigraphe : Tu regere eloquio poulos, ô Galle, memento ! Broch. in-12, Paris et Berlin, 1784.
2. - On trouve dans l'ouvrage de M. Thiébault (Mes Souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, par Dieudonné Thiébault, 3è édition, 1813, tom. IV, pag. 93-95), des détails très-curieux sur ce concours. L'auteur raconte qu'il s'était opposé à ce qu'un pareil sujet fût choisi, parce qu'il craignait que ce ne fût le prétexte de quelques déclamations, également désagréables pour la littérature française et pour la nation elle-même. Toutefois, Mérian, qui avait indiqué ce sujet, l'emporta. Il y eut vingt et une pièces envoyées, parmi lesquelles deux furent bientôt remarquées ; l'une française, de vingt pages in-4°, l'autre allemande, de cent et un pages in-f°. Les auteurs étaient Rivarol, alors à peu près inconnu, et M. Schwab. Les membres allemands de l'académie, qui formaient le plus grand nombre, donnaient la préférence à ce dernier ; mais le prince Henri, ayant désiré lire les deux pièces dit hautement que l'académie se déshonorerait si elle ne couronnait pas l'ouvrage français. On se décida alors à partager le prix. Il ne faut pas oublier que Mérian, qui avait fait choisir le sujet dont il s'agit, n'était pas français : il était né à Leichstall, canton de Bâle, et avait appris notre langue pendant un assez long séjour à Lausanne. Il a laissé quelques ouvrages de métaphysique, recherchés par les personnes qui s'occupent de ce genre d'études.
3. - Il est mort en 1821, après avoir été pendant quelque temps conseiller-d'état, chargé de l'instruction publique dans le Wurtemberg. Ce fut à Genève, où il séjourna pendant onze ans, qu'il étudia la langue française, qu'il possédait à un degré si remarquable. On lui doit encore, outre le mémoire dont il s'agit ici, plusieurs ouvrages d'érudition et de métaphysique fort estimés des savants. Il comptait au nombre de ses amis et de ses anciens disciples, notre célèbre Cuvier.
4. - L'auteur avait choisi cette épigraphe ingénieuse et d'une application si honorable pour la France :
6. "On a imprimé, dans la Gazette universelle d'Iena (du 31 décembre 1796) que M. Schwab n'avait obtenu que l'accessit au concours de Berlin.
7. - Dissertation sur les causes de l'Universalité de la langue française et la durée vraisemblable de son empire ; par M. Schwab, conseiller de cour, etc. ; traduite de l'allemand, par D. Robelot, I vol. in-8°, Paris 1803. - Nous aurons bien souvent occasion de citer cette estimable traduction, que M. Robelot a enrichie d'un grand nombre de notes intéressantes, destinées à compléter ou à éclairer celles de son auteur.
8. - "Le temps viendra (peut-estre), et je l'espère moyennant la bonne destinée françoise, que ce noble et puissant royaume obtiendra à son tour les resnes de la monarchie, et que nostre langue françoise (si avecques François n'est du tout ensevelie la langue françoise), qui commence encore à jeter ses racines, sortira de terre, et s'eslevera en telle hauteur et grosseur, qu'elle se pourra égaler aux mesmes Grecs et Romains, etc." (du Bellay, Deffense et Illustration de la Langue françoyse, liv. I, chap. 3. Voyez ci-après dans le texte). Le même dit encore ailleurs : "Jusqu'ici on croit que les Grecs et les Romains seuls peuvent traiter les arts et les sciences... Le temps viendra par adventure (et je supplie au Dieu très-bon et très-grand que ce soit de notre aage), que quelque bonne personne non moins hardie qu'ingénieuse et sçavante, non ambitieuse, non craignant l'envie ou haine d'aucun, nous ostera cete faulse persuasion, donnant à nostre langue la fleurs et le fruit des bonnes lettres, etc. (Ibid. chap. X).
On lit de même dans Fauchet (de l'Origine de la langue, etc. chap. 5) : "... Il y avoit donc plus de gens qui faisoient compte de nostre langue qu'aujourd'huy. Toutes fois, j'estime que si les hommes doctes continuent à escrire leurs conceptions en nostre langue vulgaire, que cela pourra nous rendre l'honneur perdu... Il y a espérance... que nostre langue sera recerchée par les autres nations, autant qu'elle fust jamais, etc."
Pasquier, dans une de ses épîtres, après avoir affirmé qu'on doit coucher les arts et les sciences en françois, ajoute que cette langue est aujourd'hui en telle réputation et honneur, que dans presque toute l'Allemagne, l'Angleterre et l'Ecosse, il ne se trouve maison noble qui n'ait précepteur pour instruire ses enfants en nostre langue françoise. Il termine la même lettre par ces mots : "Quoy faisant, ne faictes doutes qu'au long aller, nostre langue ne passe les monts Pyrénées, les Alpes et le Rhin, aussi bien qu'uns Pétrarque, Bocace, Aristode, Baltazard de Chastillon, lesquels, au commencement, cogneus seulement par les leurs, se sont ouvert, avec le tems, voye en une infinité de nations." (Epitres d'Estiennes Pasquier, liv. Ier, lettre 2, à M. de Tornebus).
Nicolas Pasquier, fils du précédent, est du même avis ; il pense que "notre langue est assez riche de son fonds pour ne rien mendier des autres ; et tant plus nous la labourerons avec soin, et tant plustost égalera, ou peut-estre surpassera t'elle toutes les autres en heureuse abondance de mots et conceptions ; si, qu'elle se trouvera arrivée, sinon au sommet de la perfection, à tout le moins au degré de pouvoir estre honorée des estrangers, comme propre à recevoir toutes sciences, etc." (Liv. IV, lettre XIV, à M. de Tornebus).
Ces passages, auxquels il nous serait facile d'en ajouter beaucoup d'autres, font voir que, dès lors, on comprenait à quelles destinées pouvait un jour arriver la langue française, et que les écrivains de ce temps avaient, en quelque sorte, le pressentiment confus de son universalité à venir.
9. - Jacques Tahureau, du Mans, mort très-jeune en 1555, a laissé, avec quelques poésies et des dialogues moraux également médiocres, un traité de l'Excellence de la langue françoise, que nous regrettons de n'avoir pu consulter.
10. - La défense de la poésie et de la langue françoises, adressée à M. Perrault, par J. Desmarets, in-12, Paris, 1675.
11. - Considérations en faveur de la langue françoise, etc., in-4°, Paris, 1677.
12. - Avantages de la langue françoise sur la latine, par Le Laboureur ; in-12, Paris, 1679.
Gallis ingenium, Gallis dedit ore rotunde
5. - Voyez sa préface et sa lettre à M. Robelot, en tête de la traduction française de ce dernier, indiquée ci-après.
"Je ne crois pas, dit M. Thiébaut, qu'il y ait un étranger qui connaisse mieux notre littérature que M. Schwab, et qui la juge avec plus d'impartialité. Il étonne également ses lecteurs sous ces deux rapports." (Voyez l'ouvrage déjà cité, page 95.).
Monsa loqui