Le texte de Barthélémy présenté ci-dessous est extrait du premier tome de la troisième série, n° 17, novembre 1838, du :
Journal de la Langue française et des Langues en général,
rédigé par M. Louis Platt, et MM. Appert, Auguis, Bessières, Boniface, Victor Boreau, Boussi, Bruandet, Cahen [traducteur de la Bible], Costaz, Darjou, Daunou, Dessalles, Dessiaux, Fellens, De Gérando, Granier de Cassagnac, Johanneau, Johnson, Labat, La Bouderie, Ledain, Legonidec, Le Mesl, Lévi, Martin, Mary-Lafon, Michel, Michelot, Munck, Nodier, Palla, Platt de Concarneau, Potier, Quittard, Radiguel, Ragon, Rimzi, Vanier, Villenave père, et G.-N. Redler, Directeur-gérant. Paris, Au bureau du Journal, quai Saint-Michel, n° 15 ; imprimerie de Terzuolo, rue Madame, n° 30.
Cette dénonciation satirique des aménagements et réaménagements orthographiques envisagés autour de la révolution de 1830, figure pp. 818-823, sous la rubrique Variété. Son auteur, Auguste-Marseille Barthélémy, écrivain français, est né à Marseille le 22 juillet 1796 et mort en cette même ville le 23 août 1867, est resté célèbre, non réellement pour ses qualités de poète mais pour avoir osé la publication d'une satire hebdomadaire, Némésis, " journal en vers d'un seul homme " contre lequel tonna Lamartine. Une notice biographique très complète à son sujet figure dans le cinquième tome de la Grande Encyclopédie, Inventaire raisonné des Sciences, des Lettres et des Arts, publiée sous la direction de Berthelot et Ladmirault, Paris, 1900, pp. 527 a - 528 a.
Elle est escortée d'une note de bas de page que nous reproduisons ici en liminaire du texte :
" Cette pièce a été lue devant quelques personnes chez M. de Jouy. Nous devions depuis long-temps l'emprunter au journal dans lequel elle a paru pour la première fois, mais l'espace nous ayant manqué, nous avons été obligés de différer jusqu'à ce jour l'insertion de ces vers piquants, véritable contrepartie de la fameuse doctrine orthographique soutenue naguère par un grammairien qui l'eût fait triompher sans aucun doute, si l'esprit avait suffi pour produire ce résultat "
Au thrône académique, éclatant héritage
Qui s'ouvre ab intestat et n'a point de partage,
Beaucoup sont appelés, un seul doit être admis :
Heureux qui peut avoir des droits… et des amis !
Moi, Marseillais, je brigue aussi la survivance
Du fauteuil qu'illustra Raynouard de Provence ;
Voilà mon premier titre, et par lui, fût-il seul,
J'ai droit à remplacer l'immortel au linceul.
Mais un titre plus sûr m'applanit cette route ;
J'ai fait depuis long-temps (personne ne s'en doute),
Sur la langue française et sur les mots anciens,
Des travaux inédits et grands comme les siens.
Écoutez : Pour ouvrir ce grave préambule,
Jusqu'au berceau du monde il faut que je recule.
Choisissez pour flambeau dans ces temps ténébreux
Ou la mythologie, ou les livres hébreux ;
Et, soit que l'ouvrier de la grande semaine
Ait sur un vil limon moulé la race humaine,
Soit que vous admettiez que l'homme respira
En sortant des cailloux qu'amollissait Pyrrha,
Il n'importe ; aussitôt qu'il eut vu la lumière,
L'homme voulut créer une langue première.
Et marquer par le son, par l'effet de la voix,
Les objets qu'il voyait pour la première fois.
La nature elle-même, envers lui débonnaire,
Fournit les éléments de son dictionnaire,
Et l'homme intelligent, à son école instruit,
Pour nommer une chose en imita le bruit :
Il sçut que l'Océan est bercé par la houle,
Que le cheval hennit, que le pigeon roucoule.
Il nomma bêlement la plainte du troupeau,
Entendit sous les joncs croasser le crapaud,
Fit, à travers les bois, siffler la froide bise,
Craquer avec fracas le chêne qui se brise,
Pour tous les animaux aux mugissements sourds,
Institua les noms de loup, de bœuf et d'ours,
Et son oreille enfin, de mille sons frappée,
Construisit tous ses mots par onomatopée.
Mais c'était peu, qu'aidé du secours de ses sens,
Il eût de la nature imité les accents,
Il voulut des objets copier la figure ;
Et c'est par le dessin qu'il trouva l'écriture.
N'en doutons point ; au temps de nos premiers ayeux,
Les lettres n'étaient pas destraits capricieux,
Des lignes au hazard, des empreintes frivoles ;
Mais des signes réels, des portraits, des symboles,
Qui sur la pierre dure incrustée par l'acier
Rendaient de mille objets le type encor grossier.
Ce présent qu'envoya l'héritier des Califes,
Ce vaste bloc chargé de noirs hiéroglyphes,
Tout peuplé d'anubis, de couleuvres, d'oiseaux,
Monolythe formé de cinq ou six morceaux,
L'obélisque thébain, sur sa quadruple face,
Porte un récit muet que le dessin retrace,
Un tableau de granit que l'art imitateur
Burina de portraits das toute sa hauteur.
Et ne prétendons pas qu'aux jours du premier âge
L'éloquente écriture ait borné son usage :
Ces types descriptifs en Égypte imprimés,
Par d'inhabiles mains quelquefois déformés,
Mais, conservant toujours, symbole alphabétique,
Un vestige apparent de leur figure antique,
Oeuvre des Chaldéens, des Perses, des Indous,
Par la Grèce et par Rome ont passé jusqu'à nous.
Oui, chaque mot écrit, dans notre langue même,
Porte un jalon parlant, un véridique emblême.
Ce signe capital, je ne puis le nier,
Tantôt se montre en tête et tantôt le dernier,
Dans l'épaisseur du mot quelquefois il s'enfonce,
Mais un œil exercé le voit et le dénonce.
Ah ! si je ne craignais d'être trop importun,
J'en citerais ici mille exemples pour un :
L'A, qui de l'Angle
Aigu porte la ressemblance,
Ainsi qu'un chevAlet sur ses pieds se balance.
Le B sort du Bissac. Avec un bon coup
d'œil
On voit l' qui se roule
en forme d'cureuil,
L'f imite la fente et fuit par la fenêtre.
Dans les flancs de la gourde un g dut prendre l'être.
Convenez avec moi que l'h
correspond
Au cenet de cuisine, au crocet, au arpon.
L'i chargé de son point est un
modeste signe,
C'est un nain résigné qui
marche dans sa ligne.
Le P comme un Piton se
Plante dans un mur.
Sur la lettre qui suit jetons un voile obscur.
Le K, que l'Orient mit dans notre écriture,
De l'esclave d'un Khan garde l'humble posture.
Le d que par oubli je laissais en
chemin,
Le d marque le doigt ; l'm et l'n la main.
L'O paraît de rigueur dans toute chose
rOnde :
Une pOmme, une Orange, une
bOule, le mOnde,
Un Obus, un canOn, une
tOurte, un grelOt.
L'l brille à la lance, au pal, au javelot.
Est-il une copie, un portrait plus sévère
Que le ,
qui désigne et le ase et le erre !
Dans croissant et dans sabre on trouve, en commençant,
L'S qui fait le Sabre et le
C le Croissant,
L'R est majestueuse, on croit voir une
Reine
Serrant par la ceinture une robe qui traîne.
L'U dans un objet creux a trouvé son patron,
Il se plait dans le troU, la cUve et le
chaUdron.
Sans le T, glorieux de sa haute importance,
Il n'est pas de raTeau, de marTeau, de
poTence ;
Et le Z bizarre, au corps ratatiné,
Deux fois dans un Zig-Zag se montre
dessiné.
Chaque lettre, en un mot, porte en elle un indice,
Un but qu'elle ne peut perdre sans préjudice ;
Et puisque le bon sens des hommes d'autrefois
Voulut pour l'orthographe insitutuer des lois,
Que leur postérité les suive et les respecte.
Comment se peut-il donc qu'une moderne secte
Ose bouleverser ces emblêms parlans,
Symboles glorieux respectés six mille ans ?
Novateurs, protégés même à l'Académie,
Ils ont changé des mots la physionomie ;
Ils ont destitué des caractères saints,
De la création véridiques dessins,
Dirai-je les excès de leur fureur vandale ?
Ils ont privé la cleƒ de sa lettre finale,
De l'ƒ dont
la forme, étant placée au bout,
Se révélait aux yeux comme un passe-partout.
S'il exista jamais une image fidèle
D'une fauLx à faucher, cette image est une L ;
Et depuis que cette L est ravie à la faux,
Le mot ainsi tronqué n'offre plus qu'un sens faux.
Le blé que par un d terminaient nos ancêtres,
La méthode du jour l'a réduit à trois lettres,
Sans songer que ce d
qu'on prive de ses droits
Représentait l'épi qui penche sous son poids.
Nulle lettre n'échappe à leur brutale rixe :
Jadis, au pluriel les loiX prenaient une
X ;
Désormais à sa place une S se fait voir ,
Et ces loiS sur le peuple ont perdu tout pouvoir ;
Car l'X d'autrefois, expressive peinture,
Montrait le chevalet, instrument de torture,
Et rappelait sans cesse au coupable attentif
La croiX de Saint-André pour le rouer tout vif.
Ah ! pour leur rage aveugle il n'est pas de limite :
Ils ont arraché l'h au respectable
hermite ;
Barbares ! voulez-vous qu'il se mette en chemin
Quand il ne trouve plus un bâton sous sa main !
L'h autrefois, montrant sa forme principale,
Du sépulchre sortait comme un
pHantôme pâle ;
L'h seule marquait le dessin bien
précis,
Le thrône véritable
où les rois sont assis.
Mais, trésor, direz-vous, pourquoi comme un panache
La tête de ce mot s'ornait-elle d'une h ?
Je n'en vois pas la cause ; -- et moi je la vois bien,
Claire comme le jour, ou je n'y connais rien :
Vous savez que l'avare, entouré de mystère,
Enfouit ses thrésors dans le sein de la terre,
Sous une dalle humide ou dans le trou d'un mur ;
Or, pour les enfouir, pour les mettre en lieu sûr,
Il faut un instrument, une bûche, une pioche,
Un outil qui de l'h à peu
près se rapproche ;
L'h est le seul moyen de sauver un
thrésor.
Voilà ce qu'ils ont fait ; ce n'est pas tout encor :
Le vénérable Y, troublé dans son empire,
A disparu du lis, des aïeux, de la lire ;
Qui mieux que lui, pourtant retraçait à nos yeux
Le tronc et les rameaux de l'arbre des aYeux ?
La lYre, comme lui, née au sein de la Grèce,
De ses deux bras ouverts déployait la souplesse,
Tandis que, d'une tige et d'une fleur formé,
Le lys était pour nous un y embaumé.
J'ai parlé de la lYre ; hélas ! ainsi
brisée,
La lire n'est pas seule un objet de risée :
Le poëte
lui-même a subi leur affront ;
Au lieu de ces deux points qui brillaient sur son front,
De ce noble tréma qui, tel qu'une planète,
Couronna si long-temps sa radieuse tête,
Ils ont courbé ce front sous le poids d'un accent,
Virgule prosaïque au bizeau menaçant,
Qui, de sa destinée, emblême dérisoire,
Semble un glaive ennemi suspendu sur sa gloire.
J'ai fini : j'ai voulu raconter dans ces vers
Tout ce que le langage essuya de revers,
Dire par quels excès la réforme hérétique
Souilla la sainteté de l'écriture antique.
Vainement, pour venger l'orthographe aux abois,
Chaque jour je réclame en faveur de ses droits,
Vainement je m'obstine à tancer sur l'épreuve
Mon prote forcené pour la méthode neuve.
Mon exemple, ma voix, mes plaintes, mes regrets,
Rien ne peut du torrent arrêter les progrès :
Et l'erreur, poursuivant la détestable orgie,
Foule aux pieds la raison et l'étymologie.
Ah ! si j'avais un jour, par la faveur du ciel,
Dans la littérature un titre officiel,
Si jamais, introduit sous la grande coupole,
La palme académique, éclatante auréole,
Dilatait ses rayons sur mon front réjoui :
Je t'en fais le serment, ô paternel Jouy !
Avocat du malheur, je prendrais la défense
Descaractères saints qu'honora mon enfance ;
Aux rois de l'Alphabet en congrès réunis
Ma voix demanderait grâce pour les bannis ;
Tu m'entendrais, du haut de ma chaire curule,
Sur les réformateurs secouer la férule,
Foudroyer leur système absurde, impie et sec,
Et rendre à leurs honneurs l'H, l'X et
l'Y.